NUNC COCNOSCO EX PARTE TRENT UNIVERSITY LIBRARY . il Digitized by the Internet Archive in 2019 with funding from Kahle/Austin Foundation https://archive.org/details/orientationsetraOOOObald BIBLIOTHÈQUE DE LA REVUE DE LITTÉRATURE COMPARÉE Dirigée par MM. F. Baldensperger et P. Hazard Tome XXXI ORIENTATIONS ÉTRANGÈRES CHEZ honoré de BALZAC BIBLIOTHÈQUE de la REVUE de LITTÉRATURE COMPARÉE Dirigée par MM. Baldensperger et Hazard Beaux volumes in-8° raisin (sauf indication contraire) Tome 1er. G. Cohen, Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle. 756 pages avec 52 planches hors texte, d’après les documents et portraits inédits. 1920. Épuisé. Tomes II et III. Henri Girard. Un bourgeois dilettante à l’époque romantique : Émile Des champs (1791-1871). xuv-578 pages et xii-128 pages. Épuisés. Tome IV. Alice M. Killen, Le Romin « terrifiant » ou « Roman noir » de Walpole à Anne Radcllffe, et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840. 1924. xvi-256 pages. 16 fr. (Abonnés, 12 fr. 80) Tome V. Edmond Estève. Études de littérature préromantique. 1923. vi-228 pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome VI. F. C. Roe. Taine et l’Angleterre. 1923. vm-213 pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome Vil. Bernard Fay. L’Esprit révolutionnaire en France et aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, et Bibliographie critique des ouvrages français publiés aux États-Unis. 1924. Ensemble 2 vol. de 378 et 108 pages. 40 fr. (Abonnés, 30 fr.) Tome VIII. G. Chinard. Les amitiés américaines de Madame d’Houdetot. 1924. 63 pages. 6 fr. (Abonnés, 4 fr. 80) Tomes IX et X. Jean Larat. Études sur les origines du romantisme français. La tradition et l’exotisme dans l’œuvre de Charles Nodier (1780-1844). — Bibliographie critique et opuscules inédits de Charles Nodier. Les deux volumes ensemble. 1923. vi-450 et 145 pages. 35 fr. net Tome XI. H. Liebrecht. Histoire du théâtre français à Bruxelles aux XVIIe et XVIIIe siècles. 1923. in-4 de vm-377 pages avec 43 planches hors-texte et 22 gravures. 60 fr. net. Tome XII. A. L. Sells. Les sources françaises de Goldsmith. 1924. vm-235 pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XIII. L. Ferrari. Bibiiografia dei traduzioni dei teatro traglco francese. 40 fr. (Abonnés, 32 fr.) Tome XIV. E. Partridge. The French Romantic Knowledge of English Literature. 1924. (1828-1848). xx-370 pages. 40 fr. (Abonnés, 30 fr.) Tome XV. S. Goulding. 1924. Swift en France, vm-212 pages et 4 planches hors-texte. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XVI. M. Citoleux. Alfred de Vigny. Persistances classiques et affinités étrangères 1924. xvi-660 pages. 35 fr. (Abonnés, 28 fr.) Tome XVII. D. G. Larg. Madame de Staël. La vie dans l’œuvre. (1766-1800). 1924. vm-229 Pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XVIII. Pierre Trahard. Une Revue oubliée. La Revue Poétique du XIXe Siècle (1835). 1924. 260 pages. 1 5 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XIX. A. F. B. Clark. Boileau and the French Classlcai Crltics in England. 1925. xvm- 534 pages. 60 fr. (Abonnés, 48 fr.) Tome XX. Marietta Martin. Un aventurier intellectuel sous la Restauration et la Monarchie de Juillet : Le Docteur Koreff. (1783-1851). 1924. vm-170 pages. 20 fr. (Abonnés, 16 fr.) Tome XXL Margaret Gilmann. Othello in French. 1925. vn-200 pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XXII. Alfred C. Hunter. Un Introducteur de la littérature anglaise en France : J.-B. A. Suard. 195 pages. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XXIII. Erwin K. Mapes. L’influence française dans l’œuvre de Ruben Dario. 15 fr. (Abonnés, 12 fr.) Tome XXIV. R. Murris. La Hollande et les Hollandais au XXIIe et au XVIIIe siècles vus par les Français. 30 fr. (Abonnés, 24 fr.) Tome XXV. J. Fransen. Les comédiens français en Hollande au XVIIe et au XVIIIe siècles. 45 fr. (Abonnés, 36 fr.) Tome XXVI. Doris Gunnell. Sutton Sharpe et ses amis français. 1925. 261 pages. 35 fr. (Abonnés, 28 fr.) Tome XXVII. P. Hazard et J. Durry. Les Aventures du Dernier Abencérage. 35 fr. (Abonnés 28 fr.) Tome XXVIII. H. A. Needham. Le développement de l’esthétique sociologique en France et en Angleterre au XIXe siècle. 40 fr. (Abonnés, 32 fr.) Tome XXIX. F. L. Schoell. Études sur l’humanisme continental en Angleterre au temps d’Élisabeth. 50 fr. (Abonnés 40 fr.) Tome XXX. M. M. Gibb. Le Roman de Bas-de-Culr. Étude sur Fenimore Cooper et son influence en France. FERNAND BALDENSPERGER CORRESPONDANT DE L’INSTITUT, PROFESSEUR A LA SORBONNE ORIENTATIONS ÉTRANGÈRES CEDEZ HONORÉ DE BALZAC PARIS LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION 5, QUAI MALA QUAIS VIe — 1927 — Les citations de Balzac sont faites d’après l’édition Conard (en cours de publication) , sauf indication contraire, surtout pour les œuvres ne faisant pas partie de la Comédie humaine. 0WOLF AVANT-PROPOS Il s’agit, comme Molière, de savoir prendre son bien où il est. Ce talent n’est pas commun... Préface de la ire édition du Cabinet des Anti¬ ques (1839). La gloire « mondiale » de Balzac, à l’heure présente, semble véri¬ fier une charmante légende que Gaston Paris se plaisait à conter. Un monastère du moyen âge employait, pour ses relations avec le dehors, deux frères lais dont l'un, Date, faisait les aumônes, tan¬ dis que l’autre, Dabitur vobis, encaissait les libéralités. Réputé et prospère, grâce à cette double activité, était le couvent : lequel des deux moines contribuait le plus à son renom, nul n’aurait su le dire, tant les aumônes étaient l’effet des donations, et les dona¬ tions l’aliment des aumônes. Or, voilà qu’un jour de restrictions inconsidérées, frère Date fut congédié : on entendait se passer de son office et du genre de services qu’il rendait. Mais bientôt son camarade le suivit, devenu inutile, car entre ses mains personne ne versait plus de libéralités. Ce fut à bref délai la ruine du monas¬ tère : recevoir et donner, donner et recevoir ne doivent pas aller l’un sans l’autre... L’auteur des Contes drolatiques aurait goûté ce symbole, en le soumettant peut-être à des applications plus truculentes. Mais il convient exactement à son cas. Balzac peut beaucoup donner parce qu’il a beaucoup reçu : et s’il a « absorbé » de toutes parts, ce fut pour « restituer » immensément. Sa « Comédie humaine », dispa¬ rate, gigantesque, fait aujourd’hui partie des grandes forces où l’esprit occidental reconnaît sa substance. A peine des relations plus aisées se sont-elles, sur le globe d’après-guerre, renouées entre les peuples, que cet écrivain a pris une importance que seul a tenté un instant de lui disputer un rival semi-asiatique, Dostoievski ; dans le domaine des réalités spirituelles, cette gloire dépasse pour l’instant celle même des écrivains classés dans la plus grande tra¬ dition. Or il est probable que ce succès, dû en partie à des causes VI AVANT-PROPOS sociales et économiques, s’explique aussi parle fait dont l’on verra ici une première démonstration : des diverses façons qu’un auteur peut avoir de préparer son œuvre à une renommée très ample, Balzac a trouvé celle que pratiquait le frère Dabitur vobis. On peut en effet devenir « universel » en se haussant à la plus noble abstraction, comme nos classiques du XVIIe siècle ; ou en se mêlant à une actualité des plus générales, comme nos polémistes du XVIIIe ; ou en réussissant, comme Gœthe, à intégrer dans la courbe de sa vie et de son œuvre l’essentiel d’une grande destinée humaine ; ou encore en donnant l’existence, comme Shakespeare, à des types assez vivaces pour que s’empare d’eux l’imagination complice de masses d’hommes successives, et en s’assurant ainsi de ne guère plus vieillir que les êtres auxquels on a insufflé la vie. Les raisons de l’universalité de Balzac sont différentes : elles impliquent, outre la variété de ses personnages et l’abondance de ses fictions, l’assimilation de divers éléments vitaux qui avaient trouvé hors de France, au XVIIIe et au XIXe siècles, leur expres¬ sion plus ou moins littéraire. Ayant traversé, au cours de sa car¬ rière d’écrivain, des couches diverses de systèmes, d’hypothèses, de procédés d’art, Balzac a organisé le vaste cycle de la Comédie humaine d’une façon qui, sans doute, s’accommode à merveille de la société française qu’il s’agit de reconstituer par la plume, mais qui n’en réveille pas moins des consonances dans mille esprits formés par d’autres traditions. De ces affinités qui dépassent le cadre de la nationalité par leur nature profonde, et qui jouent ainsi dans un plan plus vaste, l’his¬ toire de la réputation balzacienne dans le passé ne fournirait-elle pas, à elle seule, la preuve ? De son vivant, cet auteur si discuté trouvait une contrepartie extérieure, complémentaire en quelque sorte, à l’accueil un peu serré que lui faisaient en France les milieux distingués. Sainte-Beuve, si réservé dans son article de novembre 1834 (Portraits contemporains, t. II), plus jaloux encore, peut-être, des lectrices et du public féminin de la Vie privée que de son suc¬ cès lui-même, ne se doutait pas que « le plus grand des critiques modernes et de tous les temps », comme il appellera Gœthe, était bien plus avancé que lui dans l’acceptation de Balzac : tandis que, pour sa part, il accumulait les réserves à l’égard du « romancier du moment par excellence » et semblait lui interdire l’avenir, le patriarche de Weimar était rallié à Balzac depuis octobre 1831. APPROBATIONS ÉTRANGÈRES VII Il disait le 27 février 1832, un peu avant sa mort, que tous les dé¬ fauts de la Peau de chagrin n’empêchaient pas d’y reconnaître « l’œuvre d’un talent plus qu’ordinaire » : sa seule objection con¬ cernait le pessimisme de l’auteur français devant la vie, et l’octo¬ génaire semblait déplorer, chez un jeune écrivain de la génération montante, une « littérature de désespoir » que sa belle santé ne se lassait pas d’exorciser. Du moins y avait-il là, si Balzac le connais¬ sait, un témoignage d’approbation bien propre à le consoler des mines rentrées et des pudeurs effarouchées de tant de confrères français. Cette sorte de compensation — révélatrice évidemment des va¬ riations qui, dans l’ordre occidental, se balancent et se complè¬ tent, — on la retrouverait à toutes les étapes de la fortune de Balzac depuis bientôt cent ans. On verra plus loin que, vers 1835, le romancier sentait lui-même qu’il était une « valeur » plus européenne que parisienne, non seu¬ lement en raison du succès qui lui venait du dehors, et de si loin ! que pour les linéaments et les fondations de cette extraordinaire Comédie humaine, baptisée sous le parrainage de Dante, élaborée avec les ressources et la puissance d’annexion d’un génie indiffé¬ rent à la nature de ses matériaux, à l’origine hétérogène de ses inventions et même de ses principes : de quoi un public lui-même composite lui savait gré, n’hésitant pas à le suivre en des audaces qui déconcertaient d’autres habitudes. Le 30 janvier 1834, il pouvait dire que l’Allemagne avait absorbé « 2.000 Louis Lambert de la contrefaçon », tandis que la France n’avait pas acheté 200 exemplaires de l’œuvre éditée à Paris : aussi l’Allemagne est-elle pour lui, à ce moment, « la noble Teu- tonie, la mère des poètes et des sages », alors qu’il y discerne à d’autres instants un pays « très gueux ». L’Italie de 1836 — au dire de certains critiques qui l’en morigènent — s’est « laissée prendre à la glu » de récits que l'on confond avec de plus médiocres. Vers le même temps, l’Angleterre semble encore assez peu favorable : la Revue d' Édimbour g, en juillet 1833, place Balzac entre Eugène Sue et Paul de Kock, pour l’assimiler enfin quelque peu à un Jules Janin plus viril ! « S’il pouvait se décider à concentrer son talent sur un seul ouvrage au lieu de le disperser sur une multitude de contes sans importance, il nous semble posséder presque tous les éléments d’un auteur important, avec la seule douloureuse réserve de peu de considération pour la décence... » Or c’était sur ce der- VIII AVANT-PROPOS nier point, précisément, que Balzac se trouvait, envers la moyenne opinion britannique, en un désaccord essentiel, que seul le déclin du puritanisme et plus de hardiesse dans les curiosités devaient atténuer chemin faisant, sur lequel d’ailleurs des esprits plus aven¬ tureux passaient déjà condamnation. Continuons notre contre-épreuve. Il ne sait pas grand’chose de l’Amérique qu’il abhorre : pays improvisé et sans tradition, qu’il voit à travers les réprobations d’un Joseph de Maistre ou d’un Bonald, pays dénué de charité, de foi et d’espérance, à ce qu’il sem¬ ble au Curé de village ; — il ignore qu’un philosophe séduit très certainement par les gages qu’il a donnés à Swedenborg, Emerson, transcrit dans son Journal, en janvier 1840, une phrase de Louis Lambert qui lui semble souveraine dans son mysticisme lucide : et c’est, dans une Nouvelle-Angleterre que pourraient déconcerter d’autres aspects de son œuvre, un Sesame, ouvre-toi ! qui n’a pas cessé d’opérer son effet. Vers le même temps — quand Balzac s’attire les pires avanies de mille ennemis qu’il prend plaisir à exaspérer, quand la horde des persifleurs de la petite presse boulevardière est à ses trousses 1, ■ — la haute société viennoise, l’aristocratie cultivée qui a gardé, sous Metternich, le goût le plus vif pour les choses de l’esprit, lui fait un accueil qui peut le dédommager de bien des rebuffades subies à Paris. Il avait été, en mai 1835, l’idole tangible de cette noblesse oisive et un peu désemparée, d’autant plus accessible aux mes¬ sages véhéments que lui envoyait le metteur en scène des Langeais et des Cadignan, confident par ailleurs de piaffantes aventures internationales auxquelles Mme de Castries et même Mme d’Abran- tès avaient quelque part : quelle revanche pour un homme à qui l’on reprochait aigrement, sous le roi-citoyen, l’enfantillage vani¬ teux qui lui faisait ajouter la particule à son nom ! Plus lointaines encore, des répercussions de son œuvre se mani¬ festaient dans le silence opaque de la vaste Russie, ou du moins dans les milieux les plus attentifs de Petersbourg ou des provinces. En décembre 1842, P. de Julvécourt, un ami qui l’avait devancé sur la voie des alliances russes, ou, comme dit le correspondant de Mme Hanska, « qui a le bonheur d’avoir épousé une Russe de Mos¬ cou », affirme à Balzac qu’il a, en Russie, « une immense réputa- 1. Cf. J. Merlant, Balzac en guerre avec les journalistes (Revue de Paris, Ier août 1914, Ier janvier 1915). Le Constitutionnel du 23 mars 1835 devait encore observer que Balzac était resté longtemps un paria de la haute littérature. ADHÉSIONS COMPENSATRICES IX tion ». Compliment et flatterie à part, le romancier français n’allait point tarder à constater qu’il possédait en effet, dans les pays slaves, une clientèle qui ne se bornait pas à la seule aristocratie ; encore devait-il sans doute ignorer qu’un inconnu qui s’appelait Dostoievski proclamait hautement sa « grandeur » et prolongeait du côté des évocations subconscientes le tableau des vies étiolées, commencé par Eugénie Grandet. Balzac, qui devra plus tard à l’esprit slave quelque chose de son intrépidité d’artiste en face des jeux de la destinée, a ainsi donné à une partie de la Slavie l’impulsion qui l’anime au XIXe siècle. Peut-être même est-il pour quelque chose dans l’adoption d’un mot qui fera fortune dans l’élite de l’esprit chez les Russes : n’est-ce pas lui qui, dès le n août 1835, proposait de baptiser « le parti des intelligentiels » ou « simplement des intelligents » un parti indé¬ pendant de la politique, et d’autant plus efficace et agissant ? Quelle lointaine répercussion — pour le « pauvre moujik » épris d’une grande dame moins étrangère encore par la distance, par les frontières à passer, que par les dispositions de l’esprit et du cœur — que cette étincelle jaillissant, de sa fièvre, jusqu’à l’atonie du cerveau moscovite d’alors ! « Dix ans après en littérature » semblent-ils, à Sainte-Beuve, une parfaite occasion de faire le bilan de ce mouvement de 1830 qu’il avait si vaillamment secondé, et qui, une décade passée, ferait figure de demi-faillite ? Balzac sait bien, il proclame, que son épo¬ que n’est pas en passe d’être « le stupide XIXe siècle » (15 novembre 1838). Et Sainte-Beuve reste celui des critiques français contre lesquels le réconfort est le plus nécessaire. Rappellerons-nous ses objections, en novembre 1838 et dans la Revue des Deux Mondes, au retour des mêmes personnages dans le cycle synth étique où il voit « un inextricable lacis de catacombes » ? Il est significatif que Robert Browning, grand admirateur de Balzac, signale à Élisa¬ beth, le 27 avril 1846, cet ingénieux procédé comme un moyen d’accroître l’intensité de ces romans, et comme un élément de succès auprès de ceux qui, comme elle, aiment avant tout une « histoire ». Et la charmante femme reconnaît, le 29 avril, que nul auteur fran¬ çais, en effet, n’est pour elle comparable à ce narrateur. Rappelle¬ rons-nous la manie, chez Sainte-Beuve, de j uxtaposer, par des com¬ paraisons tendancieuses, le puissant romancier à Charles de Ber¬ nard ou A. Karr, Eugène Sue ou Gavami ? Le mot de « génie », à cette date, a déjà été prononcé pour lui, qui dépasse cette menue X AVANT-PROPOS broussaille de la fiction contemporaine comme la haute futaie se dégage, dans la forêt, des arbustes et du fourré : or c’est par d’autres que le mot fatidique a d’abord été dit. Le critique n’aura pas fait sa paix avec Balzac qu’il lui faut bien reconnaître à sa mort, en 1850, cette situation : « Si rapide et si grand qu’ait été le succès de M. de Balzac en France, il fut peut-être plus grand encore et plus incontesté en Europe. Des détails qu’on pourrait donner à cet égard sembleraient fabuleux, et ne seraient que vrais». Sans aller jusqu’au fabuleux, difficile à vérifier à l’heure actuelle, les témoignages donnés plus haut sont choisis panni bien d’autres qu’on s’épuiserait à rappeler, et Desnoiresterres, dès 1851, confirme l’exactitude de Sainte-Beuve sur la vogue extérieure de l’auteur français qui est, dit-il, « le plus lu à l’étranger ». Sans doute, Hugo, G. Sand, Gautier le mettent très haut ; Vigny estime qu’il ne lui manque qu’un mérite, l’un des plus rares: celui d’avoir su choisir et trier. Mais où est, à l'heure de sa mort prématurée, l’adhésion, l’acclamation des lettres françaises dans leur ensemble ? Contre des fins de non-recevoir qui étaient l’ins¬ tinct de défense d’un patrimoine en même temps qu’une fatalité de concurrence, l’étranger avait apporté une sorte de protestation, implicite ou proclamée, qui avait eu son prix — car elle avait défendu un grand écrivain contre l’horrible désespoir de l’effort incompris. Et même s’il faut admettre qu’une tradition française de délicatesse, de style et de choix se garait de son mieux contre l’envahissante vulgarité, même puissante, et l’indiscrète curiosité, même subtile, dans ce genre du roman qui avait d’autres titres de noblesse, il est heureux, pour une nature ardente comme celle de Balzac, qu’une renommée plus totale lui soit venue, à lui aussi, de cette « postérité qui commence aux frontières ». * * * La nécessité d’une contrepartie extérieure, dès qu’est en cause le « bilan » de Balzac, ne se vérifie pas moins quand, sinistre¬ ment entré dans le silence, et contemplant, comme il l’avait prévu avec amertume, la gloire, « soleil des morts », l’auteur de la Comé¬ die humaine a besoin, pour l’indispensable exégèse et l’interpréta¬ tion renouvelée, des efforts successifs de la critique et de l’histoire littéraire. Un assez long interrègne d’abord — où l’anecdote est seule à CONTRASTES DANS LA CRITIQUE XI s’étaler ; où, se saisissant d’un coin facile de documentation, la chronique se met en chasse et bat les buissons — n’est guère rompu que par des manifestes littéraires qui se servent de Balzac pour des fins opportunes. Malgré la protestation de Gautier 1 et de Bar¬ bey, le voici, lui qui croyait si peu à la réalité dans l’art, annexé bon gré mal gré par Taine (Débats, février-mars 1858 ; Nouveaux Essais de critique et d’histoire), qui voit admirablement quel appoint la Comédie humaine apportera contre un spiritualisme étriqué ; par Champfleury (Le Réalisme) parti en guerre contre les élégances frelatées, et par Émile Zola ( Roman expérimental, Romanciers natu¬ ralistes) . Ce dernier surtout assigne de haute lutte ce grand aîné, qui n’en peut mais, à la lignée des ancêtres qu’il convient au natu¬ ralisme de se donner : nul ne contribue plus puissamment à créer la légende d’un Balzac penché sur le réel et sur la névrose. A l’heure où cette légende de plus en plus s’accrédite et se fait accepter, et où il semble qu’on ait surtout à demander à la Comédie humaine des statistiques et des relevés de comptes, des inventaires et des bud¬ gets, Karl Marx s'enthousiasme de ces livres et songe à les commen¬ ter quand le Capital sera terminé. Mais ceux qui, dans une région moins enfiévrée de polémique, pourraient « arbitrer » une bonne fois le cas Balzac et concilier le vœu positiviste de cet âge avec une étude impersonnelle de la Comédie humaine, restent distraits. L’Université, estimant à juste titre que le bon goût, la discrétion, la correction s’enseignent mal à l’aide de Balzac, étend volontiers sa réprobation pédagogique à ses jugements sur l'œuvre entière. L’Américain Henry James n’avait donc pas tort d’observer que les commentaires français de Balzac ne faisaient guère honneur à l’ampleur et à la variété du sujet : le plus important de ses deux essais, qui concluait par l'iné¬ vitable comparaison du romancier français avec Shakespeare, insis¬ tait sur les mérites de mise en scène et d’ « organisation » de ce cycle formidable ; l’insuffisance de Sainte-Beuve pour en faire façon, la partialité de Taine à son endroit — (et Gautier uniquement sou¬ cieux du pittoresque, Schérer tout négatif, Gozlan simple bavard, n’étaient évoqués que pour mémoire) — semblaient à cet apprécia¬ teur d’outre-Océan autant de paradoxes, à les rapprocher des ordinaires clairvoyances de la critique française. En 1884 — vers l’heure où l’excellent Faguet confesse, dans son 1. « Balzac, que l’école réaliste semble revendiquer pour maître, n'a aucun rap¬ port de tendance avec elle ». XII AVANT-PROPOS XIXe siècle, sa gêne à faire 1a. synthèse « du tempérament d’un artiste et de l’esprit d’un commis-voyageur » et semble regretter que ce « restaurateur du réalisme en France » ait été goûté pour le mauvais plus que pour l’excellent dans son œuvre, — une présenta¬ tion américaine de Balzac, celle d’E. E. Saltus, appelle de ses vœux un romancier de cette taille pour donner une expression, dans la joie et le frémissement, à la turbulence de la jeune Amérique : pia vota, mais espoirs caractéristiques d’une littérature qui se cher¬ che • — à l’instant où, au contraire, la France se tourne, pour se garder contre les excès du naturalisme, vers le raffinement, la sin¬ gularité, les nuances subtiles des symbolistes et des décadents. Nul ne songeait, dans la bataille, à demander à l’auteur de Séraphita ou du Lys dans la vallée un appoint aux théories défensives de Des Esseintes : c’est, par un jeu singulier des choses, du dehors que viendra cette sorte de redressement, Oscar Wilde déclarant en 1889 (The Decay of Lying) que Balzac « n’a pas copié, mais inventé son siècle », et que c’est son imagination et non son exac¬ titude qu’il faut admirer ; ou, l’année suivante, imitant librement la Peau de chagrin, par les côtés « occultistes», dans le Portrait de Dorian Gray. Dix ans plus tard — quand le Balzac de Biré est surtout une annexion « conservatrice » — le Scandinave Erik Lie dégage pour un nouveau public « l’homme et l’artiste » : déblayage qu’avaient rendu nécessaire, pour les pays du Nord, les objections de G. Bran- des sur le manque de culture et de concentration de l’écrivain ; en 1898, la Métaphysique de Balzac fait l’objet, à New-York, d’une étude, celle d’Ursule Gestefeld, qui célèbre la grandeur d’un homme assez « gigantesque» pour «rejeter une vérité religieuse toute faite» et pour se créer une théorie philosophique : c’est-à-dire que Balzac, admettant le christianisme catholique comme discipline sociale, adhère pour son compte à une religion où il rejoint certains mys¬ tiques, sans cesser de donner à ses vues sur le monde un point de départ positif. Quand s’opère la révélation du roman russe par Melchior de Vogüé, se doute-t-on que les greffes jadis offertes à des plants vierges par le romancier français ont singulièrement fructifié — produisant des œuvres qu’un sol neuf a saturées sans doute, d’une saveur infi¬ niment particulière, mais qui n’en témoignent pas moins d’une heureuse dépendance à l’égard d’un initiateur différent et lointain ? Tourguenief déclarait n’avoir pas subi la moindre trace d’influence LE RÉALISME BALZACIEN CONTESTÉ XIII balzacienne, mais, pour Tolstoï, c est chez Balzac que « nous appre¬ nions tous à écrire » 1 : de Gontcharof à Gorki, la nouvelle littéra¬ ture russe s est mise à 1 ecole chez l’auteur de la Comédie humaine, désormais réputé pour son amour envers les hommes et sa mer¬ veilleuse connaissance de la vie. Si bien que pour l’auteur des Vaga¬ bonds d abord séduit par la Peau de chagrin, ensuite définitivement conquis par le Père Goriot, « Shakespeare, Balzac, Tolstoï, voilà les trois monuments érigés par l’humanité à elle-même ». En 189g à 1 heure où triomphent décidément des ferments littéraires opposés à la stricte transcription du réel dans l’art • — Arthur Symons estime, dans son Symbolist Movement in Litera- ture, que cent ans d’incompréhension balzacienne appellent un cor¬ rectif et que l’insulte qu’on a faite à ce visionnaire en le traitant de réaliste, à ce contemporain du Romantisme à peu près extérieur au mouvement romantique, doit être réparée : ni la prétention individualiste, ni la soumission au fait n’ont suffi à son symbo¬ lisme. « What he did above ail was to read the universe, as hard and loud as he could, into the France of his time » : cette vigoureuse formule nous revient, au début du siècle, des États-Unis. En 1902, Henry James retourne en effet à ce grand sujet et observe que Bal¬ zac, avant tout, obligeait la France contemporaine, telle qu’il l’avait vue, à s’adapter à l’univers qu’il s’était construit : cependant Brunetière, quatre ans plus tard, se plaît à vérifier dans la Comé¬ die humaine le cas d’un « genre » évolué, libéré, émancipé, affran¬ chi de toute subjectivité ! Et si la question d’argent, les profes¬ sions, y tenaient une place importante, cela ne suffisait-il pas, à son gré, pour rendre cette œuvre « conforme, d’intention et de fait, à la réalité de la vie ? » A quoi Max Nordau, médecin, israélite et hongrois, répliquait : « Son œuvre ne doit absolument rien à l’observation. Elle doit tout à la divination. La réalité n’existe pas pour lui... » Faut-il poursuivre jusqu’à l’heure présente ces confrontations ? 2 Alors que, pour Paul Bourget, l’art du roman « a trouvé chez Bal¬ zac une forme en quelque sorte rigoureuse », on dirait que l’Autri- 1. M. Gorki, Une lettre sur Balzac, transmise par Vera Starkoff (Revue, juillet 1911). 2. M. Bouteron, Le culte de Balzac (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1924) ; P. Bourget, L’art du roman chez Balzac (Ibid., 15 février 1926). XIV AVANT-PROPOS chien Hugo von Hofmaimsthal vérifie là sa théorie (TJeber Cha- raktere im Roman und Drama,) des « destinées » qui dominent les caractères et font de ceux-ci de simples réactifs aux forces univer¬ selles, diffuses dans un univers organisé dont les personnages hu¬ mains ne sont que des « indices ». Alors que pour André Bellessort le monde balzacien est une société définie et strictement ordonnée, Ernest Curtius y verrait plutôt des dynamismes s’affrontant, un pandémonium d’énergies déchaînées : tout ce qui, pour le Français, suggère l’ordre et la sécurité, suscite au contraire chez l’Allemand le sens du risque et de la mobilité — tandis que le tout dernier biographe de Balzac, le Viennois Anton Bettelheim, discerne sur¬ tout, dans une œuvre et dans une vie qu’il tient à apparenter à celles de Beaumarchais, la multiplicité des expériences biographi¬ ques, un remuement fécond de rencontres et de croisements qui rappellent les hasards des grands aventuriers déchaînés de par le monde. * * * Ce résumé serait assez vain, s’il devait uniquement rappeler par quelle pesée complémentaire, pourrait-on dire, l’opinion a toujours corrigé, hors de France, certaines pusillanimités, quelques étroi¬ tesses provisoires du goût français. Témoignages contestables, dira-t-on, parce qu’étrangers ? Jugements irrecevables, parce que dénués de la force d’adhésion qui émane de critiques strictement compatriotes de l’auteur ? — Soit ; mais nous vivons à une époque où l’on ne va plus très loin avec des « valeurs » cotées sur une seule place. Un compositeur qui, ne connaissant qu’une clef tonale, vou¬ drait pourtant se faire apprécier de mélomanes au courant d’une grande variété tonale, en serait vite pour sa peine... On voit, à travers un siècle et plus, des étrangers compléter l’image que des nationaux peuvent offrir de Balzac ? Ne serait-ce pas que publics et critiques, en dépit de la qualité toute française des sujets et des décors de Balzac et de ses principaux personnages, se retrouvaient si aisément chez eux dans la Comédie humaine, parce que son art était animé d’une énergie supérieure à un simple indice natio¬ nal ? Il ne saurait être question de réduire la part qu’on doit faire, dans ces œuvres, à la vie réelle observée, absorbée, enregistrée par une des organisations les plus extraordinaires qui aient ja¬ mais existé. L’homme qui a dit que « le génie de l’observation l’interprétation créatrice XV est presque tout le génie humain » (Duchesse de Langeais) pouvait précisément se donner des témoignages comme ceux-ci : « Chez moi 1 observation était [en i8iq] déjà devenue intuitive ; elle pénétrait 1 âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur la¬ quelle elle s exerçait, en me permettant de me substituer à lui... » Et 1 on se doute assez que ce terrible modeleur de figures et de figurines humaines n a pas cessé, où qu’il se trouvât, de faire accueil aux éléments vifs ou morts d’une réalité qu’il aimait, qu’il appré¬ ciait, à laquelle il se réservait d’imprimer un relief ou un mouve¬ ment plus nets et plus forts que ceux de la moyenne vérité. Son initiative principale est la, dans sa cordialité pour le réel, dans son acceptation avide des apparences du monde, hommes et choses, silhouettes et logis, propos et pensées, les physionomies comme les ustensiles, les chambranles des portes comme les protêts des usu¬ riers, les manies des collectionneurs comme la prononciation baro¬ que des métèques, le tic des imbéciles comme le port de tête des héros : mais ce fut à condition que cette matière humaine — assez quelconque, on s’en doute, dans l’assoupissement de la Restaura¬ tion et dans le matérialisme bourgeois de la France de Louis-Phi¬ lippe, — prît la forme qu’il entendait lui donner. Car cet infatigable analyste a dit aussi : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais d’en figurer le mouvement et la vie 1 ». En face d'un « réaliste » par excellence, Vidocq l’ancien forçat devenu quelque temps chef de la Sûreté et, par là, merveil¬ leusement approvisionné de faits-divers, l’auteur de la Dernière incarnation de Vautrin s’exclamait : «Ah ! vous croyez à la réa¬ lité ! Vous me charmez ! Je ne vous aurais pas supposé si naïf... Allons donc ! c’est nous qui la faisons, la réalité ! » Déclaration d’indépendance qu’oublient trop souvent ceux qui s’efforcent de vérifier Balzac par cette « soumission au réel » dont il n’avait que faire, et au-dessus de laquelle il a toujours placé la perception des forces qui meuvent le monde et en particulier « l’espèce bimane en société ». Et comment, avec son programme vraiment napoléonien i. Cf. A. Bellessort, Honoré de Balzac : « Ce n’est pas la réalité qui lui fournit ses personnages, ce sont les causes qu’il a approfondies de cette réalité ». Il convient d’ajouter : « Ce n’est pas la réalité qui lui fournit l’agencement de ses récits, ce sont les procédés qu’il s’est assimilés... », et de signaler ici le chapitre où M. André Le Breton, dans son Balzac, l'homme et l'œuvre (Paris, 1905), a étudié les Origines du roman balzacien. XVI AVANT-PROPOS de réorganisation littéraire du statut européen, aurait-il pu s’en tenir à des daguerréotypes de la vie courante ? Autant supposer Bonaparte officier d’habillement ou garde d’artillerie, à l’heure de liquider la Révolution et de défendre les temps nouveaux. Or, pour se figurer à lui-même et pour représenter en fresque ce pullulement d’êtres qu’il fait manœuvrer, Balzac s’est initié à d’autres façons encore d’imaginer les hommes et la vie que celles qui étaient courantes autour de lui, entre 1822 et 1850, dans les lettres ou les sciences communément pratiquées h Si des parallèles, familiers à la critique contemporaine de Balzac, et qui rappelaient à son sujet Pigault-Lebrun et Henry Monnier, Restif de la Bre¬ tonne ou Alphonse Karr, Eugène Sue, Ducray-Duminil et Paul de Kock, nous semblent ridicules, c’est pour le tout autre chose qui gît dans son œuvre. Son imagination brassait des souvenirs et des documents — histoires de faillite ou d’adultère, anecdotes de fumoir ou minuties de toilette — mais selon des conceptions d’art ou des curiosités philosophiques qui donnent leur véritable accent à ses innombrables volumes. Et s’il est intéressant de re¬ chercher — comme le font tant de balzaciens avertis — le détail de cette substance, il reste à savoir dans quel ton il nous l’offre. Autant les études de « sources » proprement dites seraient déce¬ vantes, en raison du formidable coup de pouce donné par le sta¬ tuaire à son argile, autant il importe, pour la gloire même de l’écri¬ vain. de bien comprendre à quels appels répondait cette prodigieuse imagination, quand elle modelait à sa guise un monde qui, ensuite, a imposé la plupart de ses éléments à des générations de fidèles. Auraient-ils été assez surpris, ces abonnés de cabinets de lecture, ces souscripteurs aux éditions populaires, ces lecteurs de feuilletons quotidiens, s’ils avaient su quels lointains prestiges animaient bon gré mal gré les personnages qu’ils allaient désormais coudoyer et qui, faisant concurrence à F état-civil, sembleraient reproduire le va-et-vient de la vie courante ? C’est pourtant cette initiation quasi- secrète qui a empêché le réalisme français dans le roman de se traîner simplement, médiocrement, et qui a soulevé tout un genre littéraire au-dessus de lui-même, en lui insufflant une vie qui est, x. Ce problème est ainsi d’un autre ordre que celui qu’ont exposé MM. H. Bache- lin et R. Dumesnil, Le cosmopolitisme de la Comédie humaine, dans la Revue de Paris, 15 février et Ier mars 1924 : il s’agit, pour ces auteurs, de passer en revue les personnages exotiques chez Balzac. l’absolu balzacien et la relativité XVII après cent ans ou presque, fort loin d’être épuisée, et qui a, cepen¬ dant, animé aux quatre coins du ciel des imitateurs, des continua¬ teurs, des disciples assez doués pour devenir ensuite des novateurs à leur tour. Le dynamisme dont Balzac anima le genre du roman a trouvé aujourd hui sa limite et son plus redoutable adversaire dans une forme aussi éloignée de la Comédie humaine que la musique de Debussy peut l’être de la Tétralogie de Wagner. Que notre sensi¬ bilité actuelle ne soit plus entièrement satisfaite par la Comédie humaine, rien n’est plus certain, et — pour continuer nos vérifi¬ cations étrangères — l’Espagnol Ortega y Gasset a nettement dé¬ claré, en particulier, que nous étions préparés désormais par la vie et par la science à des formes d’art opposées à la « solidité » balza¬ cienne : encore les notations du subconscient, les aveux de person¬ nalité diffuse selon Marcel Proust x, les problèmes de relativité indi¬ viduelle selon Pirandello ont-ils encore à faire leurs preuves de durée et de force, alors que l’esthétique impliquée dans les cons¬ tructions balzaciennes a saturé le théâtre aussi bien que le roman, la vie comme la littérature, et qu’on a pu dire sans paradoxe que le Second Empire français tout entier était, à l’origine, une création de Balzac. Balzac nous a lui-même avertis que, sa véritable histoire étant celle de ses livres 1 2, il ne fallait pas chercher, dans ses déplacements et ses amours, ses singularités de régime ou ses propos eux-mêmes, autre chose que l’élément humain dont il est naturel que nous demandions compte à tout homme. Clairvoyant avertissement que donnait là l’auteur de la Comédie humaine, à l’heure où Sainte- Beuve s’appliquait à l’étudier du point de vue de la petite biogra- 1. Balzac les a prévus non seulement dans le personnage semi-slave de la Fosseuse (Médecin de campagne) , mais dans sa propre psychologie : seulement il était trop social pour céder à l’attrait de cette désintégration de l’individu au profit du sub¬ conscient. Il écrivait dans l’album de la comtesse Maffei, le 24 avril 1837 : « Rien ne ressemble plus à la vie humaine que les vicissitudes de l’atmosphère et que les changements du ciel. Le temps est le fond de la vie, comme la terre est le fond sur lequel agissent les intempéries et les beautés du soleil et des saisons... La plupart des hommes ont une pente qui les porte à s’harmoniser avec cette instabilité de l’air... » Il est à peine besoin de rappeler, chez Marcel Proust, les innombrables passages qui saluent dans l’atmosphère variable la grande dérouleuse du film intérieur : il suffit de ses changements pour modifier le monde et nous-mêmes. Doléance d’emphysémateux : le sanguin Balzac y oppose, pour son compte, « ceux qui se réfugient dans le domaine moral... » 2. « Les grands événements de ma vie sont mes œuvres ». Orientations étrangères. 2 XVIII AVANT-PROPOS phie — et à faire apparaître ainsi l’insuffisance de sa méthode dès qu’il aborde des ouvrages qui dépassent la simple confession ou la transcription moyenne. « Amaury, dit Heine malicieusement, n’est pas le critique des grands écrivains, mais celui des petits auteurs : les baleines n’ont pas de place sous sa loupe, où se trouvent à l’aise, par contre, des puces intéressantes ». Et, de même, un livre vivant à souhait, comme celui où René Benjamin retrace la vie prodigieuse de Balzac et nous présente en dialogues ou monologues assez vraisem¬ blables la mobilité éblouissante d’imagination et la savoureuse cor¬ dialité d’un être à la fois égoïste, ingénu et avisé, perd de vue la juste remarque de son grand camarade George Sand : « Balzac ne dépensait en paroles que de la folie. Il jetait là son trop-plein et gardait sa sagesse profonde pour son œuvre ». C’est de son œuvre, encore une fois, qu’il s’agit dans les pages qui suivent. Un des rites les plus aimables du culte de Balzac veut qu’on ne termine guère la préface d’un livre consacré à l’auteur de la Comé¬ die humaine sans adresser son remerciement à M. Marcel Bouteron, parfait annaliste de la destinée balzacienne. L’homme du monde qui connaît le mieux le détail quotidien d’une existence agitée entre toutes est aussi constant dans sa bonne grâce qu’inépuisable dans son information : grâce à lui, ceux qui s’efforcent de forcer surtout les régions de la vie spirituelle et de la création artistique peuvent alléguer avec moins de témérité la boutade d’un aventu¬ reux auteur que Balzac connaissait bien : « Les pieds de l’échelle sur laquelle on grimpe dans des régions supérieures doivent être assujetties à la réalité, si l’on veut faire son ascension en sécu¬ rité... » Paris, juin 1926. CHAPITRE PREMIER LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX. L âme humaine est une fée ; elle métamor¬ phose une paille en diamants ; sous sa baguette, les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil. La Peau de chagrin. Ni la stricte hérédité, ni le milieu initial ne sont bien opérants s il s agit de rechercher les apports fondamentaux de Balzac dans la vie et dans l’art. Lui-même a insinué que c’est une pauvre expli¬ cation — et souvent une simple tautologie — qui additionne adroi¬ tement quelques « caractères » recueillis dans l’ascendance et dans 1 ambiance d un grand homme, et s’ingénie à les retrouver, munis simplement d’un coefficient plus élevé, chez le personnage notable qui est en cause. Honoré laissera dire en effet qu’il était « un œuf d’aigle couvé chez des oies » : même sans cette déclaration d’indé¬ pendance de sa part, on serait assez en peine de retrouver vraiment l’analogue de cette force débridée d’imagination chez son père, amusant original qui tenait, nous dira-t-on, de Montaigne, de Rabe¬ lais et de l’oncle Toby, ou chez sa mère, personne assez bizarre qui se délassait de ses tracas domestiques ou de ses prétentions mon¬ daines en hantant les auteurs mystiques. Balzac n’a guère été com¬ pris de ses parents : preuve que nulle corde profonde ne résonnait à l’unisson chez son père et chez sa mère, quand se manifestaient, dans leurs premières gaucheries, des velléités d'écrivain où des esprits « congéniaux » auraient pu retrouver des dispositions laten¬ tes en eux-mêmes. Son frère et ses sœurs n’ont en rien « hérité » de dons semblables aux siens, et Honoré est assez disposé, en défi¬ nitive, à jeter par-dessus bord, pour les autres comme pour lui, l’hypothèse de l’hérédité : Léguons la solution de ce problème au XXe siècle avec une belle nomenclature d’animalcules microscopiques ; et nos neveux écriront 2 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX peut-être autant de sottises que nos corps savants en ont écrit déjà sur cette question ténébreuse... Quant au premier entourage mis par le destin autour de ses jeunes années, Balzac ne lui faisait point la partie plus belle quand il disait de sa Touraine natale, dont la capitale était « une des villes les moins littéraires de toute la France », que « la mollesse de l’air, la beauté du climat, une certaine facilité d’existence et la bonhomie des mœurs y étouffent bientôt le sentiment des arts, y rétrécissent le plus vaste cœur, y corrodent la plus tenace des volontés ». Et, sans doute, la théorie des ambiances laisse toujours quelque jeu à la personnalité, et l’« opposition au milieu » est là, dans l’hypothèse des psychologues à la Taine, pour réparer ce que la « déférence au milieu » peut infliger de mécomptes à une explication trop méca¬ niste. Il est facile de dire que Balzac, né à Tours, doit à sa nais¬ sance sa copieuse fécondité ; mais l’écrivain qui a écrit le chapitre d’introduction du Médecin de campagne, « le Pays et l’Homme », exige davantage d’un sol natal pour y voir une substance vrai¬ ment maternelle. Ce Tourangeau s’est surtout senti chez lui en Touraine pour d’heureuses vacances, ou pour le délassement qu’exi¬ geait la furieuse tension de sa vie d’écrivain. Et c’est tout. Alors que, pour son compatriote et contemporain Vigny, «on est du pays où l’on est né et où l’on a été remué dans son premier berceau », et que la Touraine est une heureuse combinaison des meilleures vertus du Nord et du Sud de la France, elle offre certainement, au gré de Balzac, trop de suavité naturelle, « une existence si facile que les habitants s’ingénient à l’animer par des commérages cor¬ rosifs », que « les naturels du pays emploient leur esprit à se jalou¬ ser », ou bien que, cédant à l’attrait de la terre et du ciel et s’y abandonnant, « ils y oublient tout ». Et, d’accord avec ces vues, sa Revue parisienne du 23 août 1840 s’expliquait directement : « La Touraine a donné Paul-Louis Courier et M. de Vigny... » Elle n a pas « donné » Balzac, elle l’a vu naître. On est beaucoup plus près de la probable réalité quand on se rappelle, et l’origine albigeoise de la race paysanne des Balsa 1, et ce compliment indiscutable que se fait à lui-même notre grand homme, quand il parle (Peau de chagrin ) « de cette finesse qui rend les hommes du midi de 1a. France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie ». L’auteur supposé du Traité de la x. Cf. L. Lumet, Les ancêtres de Balzac (Revue de Paris, 15 février 1923). MÉDIOCRITÉ DES PREMIÈRES INFLUENCES 3 Volonté a toujours mis si haut les facultés volontaires, il a regretté si intensément que le classement commun des mérites, en France, fît si distinguée la place de l’esprit, de l’adresse verbale, et si mes¬ quine la place du vouloir, de la création suivie, qu’on peut prendre cette définition du méridional parfait comme un aveu et un com¬ pliment que Balzac se fait à lui-même. Beaucoup plus que les Tourangeaux, si souples et si avenants à autrui qu’ils en oublient parfois les droits de leur individualité pro¬ pre, ce sont aussi des personnes assez entières et différenciées que ses parents, représentants des deux souches françaises réunies ici. « Ah ! écrira Honoré en 1820 à sa sœur, nous sommes de fiers ori¬ ginaux dans notre sainte famille ! Quel dommage que je ne puisse nous mettre en romans ! » Ce qu’il leur devait, à cette mère qui ne l’aimait pas, à ce père assez saugrenu, c’était donc, surtout, une aptitude à s’écarter d’eux le plus possible, et à représenter, sur une ligne d’hérédité tendant vers l’indiscernable, l’autonomie d’un être fort : le hasard des naissances, quand il y songera sérieusement, s’expliquerait surtout par un calcul de probabilités. * * * Notre curiosité n’est-elle pas un peu deçue, à ne guère savoir, des premières années d’Honoré, que les détails assez quelconques ras¬ semblés par sa sœur ? Ces sœurs de grands hommes sont en général d’assez pauvres témoins d’une grande destinée qui se forme. Ima¬ gine-t-on la postérité renseignée sur Gœthe par la maussade Cor- nélie, sur Renan par la sage Henriette ? Même auprès de Chateau¬ briand, Lucile seule, par une grâce d’état un peu inquiétante, aurait su dire ce qu’était, enfant, son frère le chevalier ; mais ses fermes aînées, Mme de Marigny ou Mme de Québriac, dominant de leur âge et de leur sagesse ces jeunes exaltés, on imagine mal qu’elles aient jamais soupçonné la puissance de musique et de rêve qui allait susciter un « enchanteur » dans ce petit garçon voué au bleu jusqu’à sept ans, et dont il était si malaisé de faire façon... Résignons-nous donc à ne rien savoir que d’ordinaire, sur le futur grand homme que voici, par « Laure Sur ville, née Balzac » : car ni le petit violon rouge sur lequel Honoré se grisait de cacophonie à perte d’archet, ni le théâtre puéril dont il s’émerveillait, ne font différer beaucoup ce futur génie des garçonnets du même âge. Pour une psychologie attentive, il est probable que ces grandes desti- 4 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX nées portent leur véritable incubation dans leurs silences et non dans leurs propos, dans leurs bouderies plutôt que dans leurs jeux, dans leurs maladresses bien plus que dans leurs bonnes grâces : et qui dira jamais, dès lors, ce qui se cache dans ces gauches déplie- ments de chrysalides engourdies, qui révéleraient par leur grisaille seule leur future beauté ? Du collège de Vendôme x, ce sont plutôt des mécomptes et des méprises que Balzac pouvait rapporter : son vrai moi ne se déve¬ loppe, ni au milieu de ses camarades, ni sous la férule des gardiens, moins encore peut-être au contact de ses maîtres. L’Université de Fontanes, avec sa vie intellectuelle au ralenti, ses bibliothèques de quartier calibrées avec uniformité pour toute la France, sa prépa¬ ration avouée à l’état militaire, a beau le tenir six années durant sans vacances, presque sans sorties : il est peu séduit par une image d autant plus contraire à la vie qu’elle ressemblait plus à une ca¬ serne avec des restes de couvent. Son genre d’esprit n’est pas non plus celui qu’il faudrait pour réussir dans un air raréfié. Selon lui, « la presse des intelligences », le concours, système rendu nécessaire par les temps nouveaux qui « ouvraient la carrière au talent » et faisaient du classement (avec ses aléas, justice apparente et pauvre évaluation au fond, fausse hiérarchie des valeurs) le régulateur obli¬ gatoire de la plupart des professions, a pesé sur la jeunesse fran¬ çaise d’une façon désastreuse. Ce n’est pas l’aptitude, spéciale ou générale, qui s’y trouve appréciée, mais une certaine adresse, l’habi¬ leté et la mémoire d’un jour et d’une heure ; l’importance de la volonté — la vraie « faculté maîtresse » de l’homme selon lui — y reste parfaitement indéterminée : tout cela à l’age où de jeunes organismes sont en état d’instable équilibre et ne peuvent donner qu’au détriment de leur meilleure substance un rendement intensif qui est la condition du système. La lettre de Gérard à Grossetête, dans le Curé de village, sonne comme une récrimination : « Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription de cerveaux livres chaque année à l’État par l’ambition des familles qui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève ses diver¬ ses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuant à la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tard se dévelop¬ peraient grandes et fortes. Les lois de la nature sont impitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs de la société. Dans 1 ordre moral comme dans l’ordre naturel, tout abus se paie. Les fruits i. G. Bonhoure, Balzac au collège de Vendôme. Vendôme, 1902. LES DÉCEVANTES ANNÉES DE COLLÈGE 5 demandés avant le temps, eh serre chaude, à un arbre, viennent aux dépens de 1 arbre même ou de la qualité de ses produits ». F_t cette condamnation particulière du « concours », bien faite pour donner à réfléchir aux éducateurs : Le concours, invention moderne, essentiellement mauvaise, et mau¬ vaise non seulement dans la science, mais encore partout où elle s’em¬ ploie, dans les arts, dans toute élection d’hommes, de projeté où de choses... Mon observation porte sur une erreur qui vicie, en F rance, et l’éducation et la politique. Cette cruelle erreur repose sur le prin¬ cipe suivant, que les organisateurs ont méconnu : « Rien, ni dans l’expérience ni dans la nature des choses, ne peut donner la certitude que les qualités intellectuelles de l’adulte seront celles de l’homme fait ». Faut-il voir, dans ces frémissants anathèmes, le souvenir mor¬ tifié d’un écolier qui a manqué ses classes, ou qui, du moins, n’a jamais révélé sa valeur à ses maîtres et à ses condisciples ? Il est permis de le croire, quand on se réfère aux études qui ont été con¬ sacrées à Balzac au collège de Vendôme, et aussi au personnage du magister Leseq, dans le Vicaire des Ardennes, pédant renforcé qui se contente de citer du latin à bouche que veux-tu : une des premières utilisations par Balzac, peut-être, des souvenirs de son propre passé. Le collégien prend même ici, semble-t-il, je ne sais quelle répu¬ gnance persistante pour l’esprit de persiflage, la critique adroite et négative, et pour l’intelligence aussi, la prétendue faculté souve¬ raine qui n’est bien souvent qu’une médiocre adaptation d’êtres sans volonté. Même dans un ouvrage aussi éloigné de toute dia¬ lectique que les Contes drolatiques, un coup de revers atteint « l’in¬ telligence des mesures conservatoires dont chaque animal possède une dose suffisante pour aller jusqu’au bout de son peloton de vie ». Et c’est bien cela : Balzac a asse2 d’intelligence au collège, c’est certain, pour imaginer la plume à trois becs et liquider ainsi ses pen¬ sums en vitesse ; il prend dès ce moment l’habitude de lire avec la célérité dévorante qu’on lui connaîtra plus tard, et de pratiquer ce qu’on pourrait appeler une sténographie à rebours : celle qui extrai¬ rait au plus vite, d’une page, d’une phrase, d’uné ligne, la moelle à déguster, l’idée à garder, la touche à noter. Mais ce sont là, pour ainsi dire, des moyens de défense et non des procédés d’action ou de développement. Pour un Balzac, les murs du collège sont de ter- 6 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX ribles barrières, placées à l’entour des jeunes êtres à l’heure où ils rêvent de liberté. Et l’on se souvient du mot de Goethe, constatant que, pour les esprits « herbivores », une longueur de corde autour d’un piquet suffit à la pâture quotidienne, alors que pour les curio¬ sités « carnassières », c’est toute la forêt qu’il faudrait, avec ses sous- bois et ses sources. Tous les biographes sont d’accord avec lui, avec ses parents, ses éducateurs et ses médecins, pour admettre qu’au collège de Ven¬ dôme la disposition dominante du jeune élève ait été une sorte de rêvasserie stupéfiée, dont il est, d’ailleurs, très disposé à faire la vie normale d’un esprit enfantin en formation. « Je crois, moi, dira-t-il dans le Curé de village, que la règle générale est de rester long¬ temps dans l’état végétatif de l’adolescence. L’exception qui cons¬ titue la force des organes dans l’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviation de la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoce exercice de ses facultés doit être une exception dans l’exception. » « La rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions de la vie » (Louis Lambert) est complaisamment signalée par lui, et c’est l’aveu probable d’une disposition personnelle. Balzac connaîtra souvent, en effet, ces dispositions de dormeur éveillé, « méditation sans substance et sans but, espèce de voyage fait dans un labyrinthe ténébreux où l’esprit ne pouvait rien aper¬ cevoir, où l’imagination marchait en aveugle qui n’a plus de bâton. Alors, l’âme est comme un orgue dont le musicien jouerait à vide parce que le souffleur s’est endormi ; les cordes touchées ne réson¬ nent point 1 ». Ce sont vraisemblablement des impressions toutes d’expérience, et dont ses biographes ne nous parlent pas assez, qu’il attribue aussi à son Enfant maudit , non pas dans les détours romanesques de ce médiocre récit, mais dans les méandres intérieurs du jeune héros, « demeurant pendant de longues journées couché sur le sable, heureux, poète à son insu », et multipliant de « naïves médi¬ tations » qui le rapprochent de l’ordre même de la Nature : Ces recherches obstinées et secrètes, faites dans le monde occulte, donnaient à sa vie l’apparence somnolente des génies méditatifs... Balzac écrira ceci entre 1831 et 1836, et quand des occasions x. Cité par Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Balzac, p. 86. ENGOURDISSEMENT ET DIVERSIONS 7 aiguës d’activité lui seront imposées par la vie : c’est, il est vrai, un enfant anormal que ce douloureux Étienne, absorbé hors du réel par une « distraction » absolue. Mais c’est bien de lui-même que Balzac entend parler d’autres fois, en particulier au lendemain de la mort deM. deHanski, et quand l’allégresse devrait l’envahir: Il se passe en moi le plus singulier phénomène d’esprit. Depuis que j’ai reçu votre lettre mon intelligence sommeille, tandis que mon cœur existe par toutes ses fibres et que je vis de la vie que j’aurai dans un an par avance... Je suis dans un autre monde, je vis dans un autre cœur que le mien ; je ne suis plus à Paris, je suis en route... Imagination hypertrophiée ? Sans doute, et frémissement amou¬ reux, et bienheureuse anticipation. Mais pour avoir été à la fois une maladie d’enfant et une caractéristique d’adulte, pour être sus¬ ceptible d’analyse et de confession, encore faut-il qu’il y ait là une disposition organique, ce qu’on peut appeler Y indifférence au réel, ou du moins à la menue médiocrité des contingences. L’être pro¬ fond, dans sa retraite centrale, est peu affecté par celles-ci : est-il très paradoxal de retrouver chez Balzac une disposition qui semble avoir été celle de Molière et de La Fontaine ? * * * Nous sommes mal renseignés sur les « divertissements » qui pou¬ vaient tirer l’enfant de sa somnolence et d’une tranquille passivité qui était ainsi l’heureuse incubation d’une chrvsalide longtemps endormie à l’écart des vols de papillons. Mais nous pouvons obser¬ ver que « les plus magnifiques palais de la Fantaisie « sont, à son propre témoignage, toujours prêts à accueillir l’évasion d’un esprit moins attentif aux choses, aux réalités prochaines, qu’on ne pour¬ rait croire. Or, puisque l’objet de la présente étude est d’indiquer les éléments intellectuels, et spécialement littéraires ou philoso¬ phiques, dont un grand écrivain, parfois à son insu, a tiré parti pour se différencier, s’alimenter, se mettre en forme, n’hésitons pas un instant à placer au début de toute initiation de cette sorte, chez Balzac, les prestiges de la fiction orientale : peut-être ne fallait-il pas moins que des fantasmagories aussi parfaites et aussi riantes pour faire éprouver, à une sensibilité plus assoupie, à ses débuts, que dominatrice et articulée, le grand choc qui fait tressaillir l’être intérieur et révèle à l’esprit sa liberté. 8 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX Il est significatif qu’à la première page de Louis Lambert, à pro¬ pos des inévitables lectures bibliques 1 que pratique un enfant chré¬ tien à un âge plus ou moins tendre, Balzac, se demande si, pour son héros, « les romanesques attraits qui abondent en ces poèmes orien¬ taux » ne l’emportaient pas sur d’autres raisons d’édification. Sur¬ tout si, comme il le suggère ailleurs, « il considérait la Bible comme une portion de l’histoire traditionnelle des peuples antédiluviens », quel charme extraordinaire pouvait offrir à sa rêverie un ensemble d’histoires où l’hômme a encore mal débrouillé les premiers con¬ trats instinctifs que passent des tribus avec une Puissance protec¬ trice, où ce n’est pas seulement la terre, mais toute la création, qui semble encore ...humide et molle du Déluge ! A-t-il eu, dans ses jeunes années, un guide, même aventureux, dans ces régions fascinantes ? Son père, avec son érudition de bric- à-brac et ses manies d’original sans méthode, pouvait bien l’initier au genre de mythologie, ou de paganisme, que des livres comme les Ruines de Volnev avaient transmis à des générations fran¬ çaises à peu près déchristianisées. A-t-il trouvé à Vendôme, parmi des maîtres dont il n’écoutait guère, en classe, les leçons et les pré¬ ceptes, tel autodidacte attaché à tous les décevants problèmes que suscite l’orientalisme ? Dans une préface manuscrite écrite en 1828 ou 1829 pour son premier livre avoué, l’auteur des Chouans ima¬ ginait, comme porteparoles, un certain Victor Morillon, « professeur de langues orientales au collège de Vendôme » : même s’il n’y a là qu’un déguisement baroque, le choix du masque est caractéris¬ tique. Songez que, dans « ce grand collège avec ses bâtiments monas¬ tiques et ses quatre parcs », le j eune Balzac a passé six années sans rentrer chez ses parents : on se doute que seules pouvaient compter, pour lui, impressions, suggestions, évocations, associations qui vrai¬ ment donnaient le branle à l’esprit endormi. Un « nouveau » de 1 importance de Louis Lambert était-il annoncé aux élèves de la classe de quatrième ? « Son arrivée fut le texte d’un conte digne des Mille et une Nuits ». Une soirée reste-t-elle notable par les dis¬ cours du père Haugoult ? « Je ne puis la comparer qu’à la lecture 1. Cf. une lettre d’adolescence à sa sœur (Correspondance, I, p. 15) où il lui ré¬ clame la Bible, « mais pas le Nouveau Testament » : peut-être écrit-il à ce moment le juvénile poème cité par Spoelberch de Lovenjoul, ouv. cité, p. 99. LECTURES PROBABLES 9 de Robinson Crusoé » : et ici la plus excitante des fictions occiden¬ tales fait la relève de l’Orient. Croyons-en le collégien émancipé, acceptons des témoignages qui, pour être infiniment postérieurs, n’en sont pas moins l’aveu d’une mémoire qui se libère, d’un sub¬ conscient qui affleure, d’une nécessité vitale, dirions-nous, qui ne saurait se dissimuler, même à distance : Balzac a vécu à ses heures les plus parfaites, de 1806 à 1814 environ, une existence fantas¬ magorique alimentée par la fiction merveilleuse de l’Orient ; il a repris ensuite à l’occasion, avec l’appétence que préparent les par¬ faites « digestions », ces incomparables nourritures de la fantaisie. La gymnastique d’esprit que ses camarades plus disciplinés accom¬ plissaient à coups de conciones, qu’ils agrémentaient de lectures cornéliennes s’ils étaient littéraires et de logarithmes s’ils se des¬ tinaient aux Écoles polytechnique ou navale, Balzac l'engourdi la pratiquait dans l’émerveillement interdit des extraordinaires his¬ toires que l’Orient a toujours imaginées, que l’Occident écoutera toujours... Est-ce dans les 41 volumes du Cabinet des fées de 1745 que le jeune Balzac pouvait prendre ainsi son plaisir ? C’est un incom¬ parable recueil, orné par Marillier des plus fines gravures, et où bien d’autres prestiges viennent jouer que les coups de baguette de mesdames les fées : romans de chevalerie et « soirées bretonnes » prêtent main forte à tout ce que l’Asie a déversé sur le monde mo¬ derne de chimères exaucées et d’enchanteresses rêveries. Prince fa¬ tal, Prince fortuné et Prince désiré y font assaut de joies ou de malheurs avec Don Sylvio de Rosalba, tandis qu’Aladdin frotte la Lampe merveilleuse et qu’aux vitres cogne l’Oiseau bleu. Je suis tenté de croire à cette première fréquentation-là, car c’est le Cabinet des fées que cite Balzac dans sa Dernière fée (1823): et ainsi un hommage est rendu par le romancier débutant à l’un de ses premiers enchantements. Mais il faut noter que de 1822 à 1823 paraissait en six volumes, avec une notice de Nodier, un remanie¬ ment des Mille et une Nuits. De leur côté, les Mille et un Jours, traduits en 1766 par Pétis de La Croix, complètent merveilleuse¬ ment les récits de Scheherazade. Enfin, à l’heure même où Balzac s’efforçait d’affirmer sa valeur d’homme de lettres, en 1827, Mou- tardiet mettait, en vente ses jolis volumes de Contes chinois pré¬ sentés par Abel Rémusat, des Contes arabes ou persans étaient re¬ mis en circulation en 1828 et 1829 par Trébutin et par Marcel : il est permis de soupçonner notre auteur d’avoir été relaps, même 10 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX avant qu’une sérieuse publication comme celle de Loiseleur-Des- longchamps (Panthéon littéraire, 1838) offrit un nouvel ensemble de récits orientaux. Abondante comme elle se présente, dans des recueils aussi co¬ pieux que chez nous les encyclopédies, la fiction orientale ne fait-elle point figure de somme, sociale en même temps qu’artistique ? C’est bien ainsi que la verra, que l’imaginera Balzac, surtout quand il entendra lutter avec elle d’abondance et de variété. Il se préoc¬ cupe assez peu d’indiquer tel ou tel récit, quand à son insu revit le souvenir d’une transformation magique, d’une métamorphose, d’un changement inouï dans la destinée, d’une catastrophe ou d’une apothéose : de quoi se composent, en fait, les grandes péripéties balzaciennes. S’agit-il, pour le grave confesseur de la Physiologie du mariage, d’organiser les lectures d’une femme, c’est presque aus¬ sitôt l’Orient qui vient à la rescousse. « Si par hasard votre femme voulait une bibliothèque, achetez-lui Florian, Malte -Brun, le Cabi¬ net des Fées, les Mille et une Nuits, les Roses par Redouté, les Usages de la Chine, les Pigeons par Madame Knip, le grand ouvrage sur l’Égypte, etc. ». Littérature de sérail ? Peut-être. Car Balzac, qui a pour l’autre sexe tant d’indulgence et d’apitoiement mais qui propose un jour de l’appeler le petit sexe, ne laisse pas de considérer que l’Orient a bien réglé le sort des femmes. Il cite à l’occasion Médora, — la maî¬ tresse orientale de Conrad, le Corsaire de Byron, — type d’odalisque langoureuse ; il envie, dans le monde féminin de Paris, « de petites peuplades heureuses qui vivent à l’orientale, et peuvent conserver leur beauté ». La Fille aux yeux d’or, l’espagnole Paquita Valdes, « réalisait si bien les idées les plus lumineuses, exprimées sur les femmes par la poésie orientale»! Bien mieux : Balzac estime (Re¬ cherche de l’Absolu) que les Mille et une Nuits reposent sur une « fabulation » dont la morale, éminemment consolante pour les femmes laides, est simplement que « le charme tout physique d’une belle femme a ses bornes, tandis que le charme essentiellement moral d’une femme de beauté médiocre est infini... » Scheherazade a pu « tenir » pendant près de trois ans, et vaincre ainsi, autrement que par ses séductions extérieures : quelle prime à la diserte fémi¬ nité ! C’est qu’elle possède au suprême degré « un peu du génie que l’esclavage du harem exige chez les femmes de l’Orient » (Honorine) . Qui sait d’ailleurs si, avec une certaine propension à se laisser aimer, Balzac n’exprime pas la réalité profonde de sa nature phy- LA HANTISE DES MILLE-ET-UNE NUITS 11 sique le jour où, dans la Peau de chagrin, lui échappe cette manière d’aveu (qu’il fera répéter par Blondet dans la Maison Nucingen) ? Aux hommes supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs besoins : pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et de leurs moyens. Pauvre grand homme, qui a pu croire en effet que, venu de l’Est européen, « l’appel » de l'étrangère était la promesse d’une félicité de cette sorte ! * Ht * Mais le prestige de la fiction orientale se laisse connaître à d’au¬ tres témoignages, et plus littéraires. Balzac imprimeur, mais aussi « batteur de pavé », publie-t-il en 1826 son Petit Dictionnaire cri¬ tique et anecdotique des enseignes de Paris ? Quinze enseignes, dans ce petit livre, sont de plaisantes allusions à son rêve préféré : Grand Mogol et Lampe merveilleuse, Pantoufle verte et Toison de Cache¬ mire. Lorsque le conteur des Essais analytiques date du 29 mai 1830 son article De la mode en littérature, il ne sait mieux caractériser les exigences du Paris intelligent et bête, sublime et ridicule, pour le¬ quel il travaille, qu’en comparant à « Shahabaham » le public ver¬ satile, « vieux sultan étalé sur son divan », qui « veut les Mille et une Nuits partout ». Shahabaham, qu’est-ce à dire ? Et sommes- nous décidément aussi familiers que notre romancier avec les in¬ nombrables rééditions qui avaient repris, infatigablement, les con¬ tes que contait si bien le vieux Galland ? Plus discrètement, une annonce anonyme, mais « inspirée », des Contes philosophiques en 1831 ne manque pas de ranger sous la même étiquette de « con¬ teurs » les inventeurs des Mille et une Nuits avec Balzac, leur émule d’Occident. L’auteur à' Une fille d’Ève croit-il nécessaire, en février 1839, de faire un bout de conduite à son héroïne pour la présenter au public ? Il annonce ainsi la contexture des Études de mœurs au XIXe siècle : Ce livre contiendra plus de cent œuvres distinctes ; les Mille et Une Nuits ne sont pas si considérables ; mais aussi notre civilisation est-elle immense de détails, tandis que la société n existait pas dans 1 Orient que nous racontent les fabulations arabes, l’œuvre de tout un monde... Aussi faut-il au conteur arabe des talismans, des hasards étranges pour créer l'intérêt... Une fois de plus, « le public est le sultan, l’auteur ressemble à 12 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX Scheherazade redoutant chaque soir, non pas de se voir trancher la tête, mais, ce qui est pis, de se voir remerciée comme radoteuse ». C’est bien cela : il s’agit pour un Balzac de raconter, devant cet auditeur aux mille têtes — un public de lecteurs de romans, — des histoires successives qui soient assez diverses pour qu’on ne crie pas à la redite, assez analogues pour que les habitués ne soient pas déroutés par le renouvellement du conteur, — assez engageantes aussi pour que le narrateur y prenne sa part de plaisir, et ne s’en lasse point comme d’une tâche fastidieuse. En novembre 1831, de Touraine où il prend de calmes vacances, où laisse-t-il voguer son esprit, dédaigneux du rappel médiéval que pourrait sonner, tout près de lui, « le petit castel de Méré, jadis possédé par Tristan » ? Dans l’impossible Voyage de Paris à Java qu’il raconte, et qui lui permet de prodiguer à foison l’imaginaire couleur et la splendeur fictive. Ceci pour le sens de la vision inté¬ rieure, si supérieure chez Balzac à la vue des réalités. Oui sait enfin si ses fortes narines, son nez fendu vers le bout et dont il était si fier, ne lui permettent pas d’autres évasions encore, plus furtives mais plus savoureuses — celles que suscitent les parfums chez un imaginatif, même quand ils sont signés Birotteau et innocemment vendus dans une boutique de la place Vendôme ? Un poète qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelques parfums rêver l’Asie. Il admire des danseuses dans une chauderie en respirant du vétiver. Frappé par l’éclat de la cochenille, il y retrouve les poèmes brahmaïques, les religions et leurs castes. En se heurtant contre l’ivoire brut, il monte sur le dos des éléphants, dans une cage de mousseline, et y fait l’amour comme le roi de Lahore... Nous sommes ici, vraisemblablement, dans les limbes sensoriels où l’être physique, la nature instinctive, s’oriente à son insu et se tourne vers son aliment essentiel. De telles dispositions, chez un Gautier, chez un Gérard de Nerval, peuvent être contrariées, assa¬ gies, canalisées par une volonté d’art ou par une puissance de rêve sans pareilles. Chez Balzac, qui témoigne d’autres dispositions, c’est plutôt une puissante transposition qui s’est opérée, — mais qui mal¬ gré tout se trahit à des indices que ses lecteurs connaissent bien. Balzac aurait fait, à vingt ans, la gageure de fournir, sa vie durant, une allusion aux contes orientaux dans n’importe laquelle de ses œuvres, qu’il n’aurait pas glissé plus ingénieusement, et plus à l’imprévu, un rappel, un « témoin » comme disent les architectes, une « remarque » à la façon des graveurs, dans toutes ses compo- ALLUSIONS INSISTANTES ET DISSIMULÉES 13 sitions. Que, dans le Bal de Sceaux, « semblable à l’une de ces prin¬ cesses des Mtlle et Un Jours, Ëmilie fût assez riche, assez belle pour avoir le droit de choisir parmi tous les princes du monde » ; que, dans Facino Cane, Balzac lui-même, évoqué à vingt-deux ans dans sa misère d apprenti de lettres et sa puissance d’observateur, se substitue aux passants « comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles » ; que, dans la Femme abandonnée, « les bizar¬ reries sociales créent autant d’obstacles réels entre une femme et son amant, que les poètes orientaux en ont mis dans les délicieuses fictions de leurs contes, et leurs images les plus fantastiques sont rarement exagérées » ; que, dans ce Cabinet des Antiques provincial et désuet comme le type d’existence qu’il évoque, Balzac voie « une mansarde vulgaire en apparence, mais que les Péris de l’Inde avaient décorée », et, dans Splendeurs et Misères des courtisanes, « ces carac¬ tères de la Péri des sables ardents » ; ou que, près du Lys dans la vallée, si français par ses paysages, par ses personnages, si étrange par son idéal et sa psychologie, il rappelle « l’oiseau chantant, dans les poèmes orientaux, dans son bocage au bord du Gange » et fasse dire, à Félix de Vandenesse ébloui, « qu’un parfum de femme brilla dans son âme comme y brilla depuis la poésie orientale » ; que, dans son fameux article de la Revue parisienne, il fasse à la Char¬ treuse de Parme le douteux compliment de retrouver là, dans cer¬ tains récits, « la magie d’un conte de l’Orient » ; qu’enfin la morale ordinaire des contes de fées, « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants », soit invoquée par antiphrase dans la Rabouilleuse, avec déférence dans Pierrette : ce sont là les plus caractéristiques de ces allusions par où semble affleurer une hantise persistante. Et voici le plus saisissant, et l’un des plus mal connus, de tous ces aveux. Lorsque Gambara, le génie ignoré de la musique dans la nouvelle de ce nom (1837), est amené à confier, à quelques audi¬ teurs de choix, l’espèce de « drame de l’avenir » qui synthétisera tous les prestiges, ce n’est pas à la légende primitive ou au mythe que ce Wagner avant la lettre demandera un libretto digne d’un si beau plan : l’opéra qu’il détaille acte par acte, qui n’attend que d’être écrit — et joué en quelque impossible Bayreuth — « embrasse la vie de Mahomet, personnage en qui les magies de l’antique sa¬ béisme 1 et la poésie orientale de la religion juive se sont résumées 1. Herbelot, Bibliothèque Orientale (ie éd. 1697), avait sans doute renseigné Balzac sur le sabéisme ou sabiisme, « longtemps la seule religion de l’univers ». 14 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX pour produire un des plus grands poèmes humains, la domination des Arabes ». A défaut d’une œuvre totale, d’une parfaite synthèse d’art qui concentre autour d’un « poème oriental » tous les moyens dont dis¬ pose un créateur avisé, Balzac se donne le témoignage d’avoir à sa manière réalisé pareil tour de force cyclique. Où donc ? Simplement dans sa Comédie humaine. D’abord, n’est-elle pas nommée d’après Dante ? Et le « poète absolu » n’est-il pas, selon des vues où Balzac prévoyait les résultats de recherches récentes l, « un pont hardi jeté entre l’Asie et l’Europe ? » C’est ainsi qu’en 1834, dans le petit journal les Causeries du monde, et tout en goguenardant des Aven¬ tures administi atives d’une idée heureuse, Balzac n’a pas hésité à nommer le grand poète florentin. Ensuite, cette construction bal¬ zacienne, que son architecte proclamait supérieure, par ses mérites d'enchaînement, aux Waverley Novels tant admirés, n’opposait-elle point un équivalent occidental aux vastes cycles de récits chers aux imaginations asiatiques ? La fameuse Introduction de 1834 le lais¬ sait dire à Davin : Il s’agit ici d’une des plus immenses entreprises qu’un seul homme ait osé concevoir ; il s’agit d’une œuvre qu’un poète ingénieux nom¬ mait, devant nous, les Mille et une Nuits de l’Occident... L’année suivante, pour les Études de mœurs, la même idée repa¬ raissait : Les Études de mœurs auraient été des espèces de Mille et une Nuits, de Mille et un Jours, de Mille et un Quarts d’heure, enfin une durable collection de contes, de nouvelles, de récits comme il en existe déjà... Transcription colorée des choses, romanesque inventaire de la vie ambiante, prestiges d’architecture ou de décoration, coups de baguette magique, ciselures, harems, parfums, transformations mer¬ veilleuses des destinées — tout cela enveloppé dans l’affabulation continue, dans la trame sans fin d’un récit entraînant : c’était déci¬ dément de l’Orient transplanté. 1. Je fais allusion aux travaux de D. Asfn Palacios sur l’influence musulmane dans la Divine Comédie (cf. Revue de littérature comparée, 1922, p. 320 et 1924, p. ÏÔ9). Le père du général de Pommereul, l’ami de Balzac et son hôte à Fougères, avait publié en 1778 sa traduction des Lettres sur la littérature et la poésie italienne de Bettinelli, où Dante était pris à partie. On l’y blâmait p. 15 d'avoir mêlé ensemble «...la philosophie de Platon et celle des Arabes ». TARDIVE PRISE DE CONGÉ 15 * * * L’admirable, ne serait-ce pas que cette hantise n'ait point cédé devant l’ordinaire contrepoison de ces sortes d’affaires : l’habitude ? Balzac a encore une sorte d’avant-goût de l’Asie, lorsque ses voyages l’entraînent sur les confins les plus authentiques de l’Eu¬ rope : mais peut-être que l’envers de la tapisserie, vu de près, l’a finalement rendu moins enthousiaste des arabesques rêvées de loin. Une de ses Deux jeunes mariées, en 1841, s’écrie encore — et elle parle avec un enthousiasme que ne blâme nullement le romancier : « O l’Asie ! J’ai lu les Mille et une Nuits, en voilà l’esprit : deux fleurs, et tout est dit ». Tout est dit — à condition que ces deux fleurs soient de parfaits symboles, des incarnations florales de la Volupté et de la Puis¬ sance, ou de la Vie et du Rêve, ou de la Gloire et de l’Obscurité. Mais si le grand visionnaire s’en tient enfin à ce double bouquet que lui tendent des doigts effilés d’Orientaux, du moins a-t-il fait la part belle à des lecteurs qui ne sauraient être initiés à si bon marché, et qui ont besoin d’une affabulation plus compliquée. 11 a promis, dans un de ses « catalogues », les Français en Égypte en trois épi¬ sodes, un Émir, un Corsaire algérien : offres admirables ! Il prend congé, dirait-on, de ce monde prestigieux lorsqu’en octobre 1842 — donc après la mort de M. de Hanski, et avant un grand voyage qui l’amènera enfin, de juillet à septembre 1843, à Pétersbourg — il n’hésite pas à rendre compte longuement de la Chine et les Chi¬ nois de son ami Auguste Borget. Sera-ce pour analyser exac¬ tement cet ouvrage, recueil en un in-folio de vingt-six pages de « dessins exécutés d’après nature » ? Il n’est pas d’humeur à faire de la critique d’art, ni de taille à vérifier ces vues. C’est bien plutôt pour expliquer ce que certains de ses auditeurs ou interlo¬ cuteurs, M. de Hanski tout le premier, appelaient plaisamment ses « campagnes en Chine » : les effarantes excursions de sa loquacité vers ces régions bénies. Quand j’étais malheureux... je m’élançais en Asie, dans l’Asie de la reine de Golconde, dans l’Asie du calife de Bagdad, dans l’Asie des Mille et Une Nuits, le pays des rêves d’or, le chef-lieu des génies, des palais de fées, un pays où, comme disaient nos ancêtres, on est vêtu de léger, où les pantalons sont en mousseline plissée, où l’on porte des anneaux d’or aux pieds, des babouches ornées de poèmes écrits à l’aiguille, des cachemires sur la tête, des ceintures pleines de talismans, où le despotisme réalise ses féeries... Orientations étrangères. 3 16 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX Le voilà parti, et qui retrouve en un tournemain les émerveille¬ ments de jadis ! Et lui remontent à l’esprit, du coup, les vieilles analogies entre son terrible métier de raconteur à gages et le dérou¬ lement des écheveaux d’histoires par les narrateurs des bazars et des harems : Si l’on y rencontre le souverain, en un quart d’heure on obtient, en l’intéressant par un conte ou par une histoire, ce que, dans l’Europe des Calvin et des Luther (deux abominables drôles !) on ne peut avoir qu’après s’être roulé pendant des années dans la fange ou dans la poussière de l’élection, dans les creux bavardages de la tribune... De qui s’éprend-il, parmi les auteurs allemands ? De Hammer- Purgstall, voyageur et arabisant, traducteur du Gui et Bulbul de Fazli. Et il n’en veut pas moins à Jacquemont d’avoir démoli le merveilleux oriental de la fiction par ses précisions de voyageur 1, que d'avoir ramené à la prose la plus sèche bien des idées enchan¬ teresses que l'ignorant Occident continuait à se faire, avant lui, de l’éclatante Asie. Mais il nous faut revenir, comme Jacquemont de ses explora tions à Lahore ou de sa résidence chez les rajahs, à une désignation plus terre-à-terre des principales transpositions, avouées par Balzac, de la fantaisie orientale à la grisaille de notre monde occidental. * * * Avec quelle hâte digne d’un meilleur sort, quand, «fatigué de son régicide », le maladroit auteur du pensum manqué de Cromwell peut affabuler à sa guise, Horace de Saint -Aubin s’applique à évo¬ quer la Dernière fée, ou la nouvelle Lampe merveilleuse ! Peut-être la Cour des fees de Boïeldieu en 1821, et en 1822 l’opéra-féerie d ’Aladdin dont Étienne avait fourni le livret, animent-ils sa nos¬ talgie. En tout cas, si moderne pour son compte qu’il se représente la puissance féerique, si positive que sache être la duchesse de Somerset qui fait le bonheur du pauvre Abel avec son million de revenus, elle n’en est pas moins une incarnation avouée des plus efficaces prestiges : qu’il est heureux, ce jeune Abel, « enfant de la nature » mais grand lecteur du Cabinet des Fées, d’être conduit 1. Il a donc lu, lors de leur publication dans la Revue des Deux Mondes, les récits de voyage de Jacquemont ; avec quel intérêt n’a-t-il pas, du même coup, dû faire son profit de 1 article de Léon Delaborde intitulé Magie orientale (Revue des Deux Mondes, Ier août 1833) ! MAGIE ET FASCINATION 17 dans l’empire de l’invraisemblable par cette bienfaisante dame qu’il épousera : Anglaise tant qu’on voudra, « par conséquent amante de la rêverie et des sentiments extrêmes », mais sœur bien authen¬ tique des belles personnes qui viennent faire le bonheur des petits songe-creux des contes persans ! A quelque temps de là, et comme si les bons lecteurs de la Res¬ tauration étaient, d’office, au courant de ces antiques pouvoirs, la Physiologie du mariage fait allusion aux femmes « qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et Une Nuits » : rébarbative autant que son nom, que les Orientalistes se refusent à accepter tel quel, elle est peut-être une déformation balzacienne de la prin¬ cesse Haïatalnefous, qui figure au 3e volume de la réédition Gal- land-Destais du recueil fameux. Plus accessible et plus plaisante sera la fille du sultan dans la Lampe merveilleuse, évoquée dans Sarrasine : elle est si belle qu’il lui faut rester voilée, et c’est ce qu’aurait dû faire une jeune fille de seize ans « dont la beauté réa¬ lisait les fabuleuses conceptions des poètes orientaux ». Mais Balzac n’attend pas jusque-là pour reprendre d’autres suggestions asia¬ tiques. Le sceau de Salomon, qui confère sa vertu à la Peau de chagrin, ne marquait-il pas de son empreinte le couvercle du vase de plomb, pêché, dans les Mille et une Nuits, par un heureux coup de filet ? La « peau de chagrin », d’autre part, avec l’onagre qui la fournissait (mais sans vertus symboliques), avait sa place dans la 596e nuit du fameux recueil. Serait-ce donc dans l’extraordinaire attrait des miracles, des ma¬ gies, des mystiques de la profonde Asie que gît, au fond, le premier secret du succès de Balzac chez nous ? Émile Deschamps, rendant compte de la Peau de chagrin dans la Revue des Deux Mondes du Ier novembre 1831, y distinguait bien « le merveilleux des Mille et une nuits qui s’attache à la destinée d’un Parisien..., le croyable et l’invraisemblable s’identifiant aux yeux du lecteur » : et c’était vraiment saisir dans son vif l’art de Balzac. Un de ses mots préférés, « fasciner », « la fascination », correspond à la fois à sa permanente théorie du transfert de la pensée et à un genre de prestige que volon¬ tiers l’on associe au suprême fanatisme oriental, - — alors que Napo¬ léon, grand animateur de séidisme, avait paru, à des contemporains clairvoyants, imposer par une sorte d ’asiatisme l’impérieuse maî¬ trise qu’il exerça sur un peuple de soldats. Surtout, l’extraordinaire octroi d’une puissance soudaine, la fa¬ culté de prendre « comme le derviche des Mille et Une Nuits, le 18 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles » ou d’exercer, comme De Marsay dans la Fille aux yeux d’or, « le pouvoir autocratique du despote oriental » ; la faculté d’entrer, par « une transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe », dans un autre corps par des paroles magiques — ou par un parfait déguisement : voilà autant de chimères singulièrement attrayantes. Cela, c’est une partie des rapports essentiels que Balzac imagine entre les êtres forts et leurs inévitables victimes : combien diffé¬ rents des adhésions rationnelles que le classicisme français ou la doctrine cartésienne avait imaginées entre des êtres pensants ! Il va sans dire que, dans le détail, c’est à des particularités plus secon¬ daires que s’attache son souvenir. A propos des volte-faces qu’on peut noter chez des courtisanes (Splendeurs et Misères), le roman¬ cier n’évoque-t-il pas « l’admirable fiction des Contes arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enve¬ loppe dégradée ? » Même d’actifs chrétiens comme ceux qui opèrent dans l 'Envers de l’histoire contemporaine n’hésitent pas à comparer leur apostolat aux prestiges des enchanteurs et des puissants ca¬ lifes : Si vous vous souvenez des Mille et Une Nuits, les trésors d’Aladin ne sont rien, comparés à ce que nous possédons... Vous voyez dans nos occupations une similitude avec celles des califes des Mille et Une Nuits, et vous éprouvez par avance une sorte de satisfaction à jouer le rôle d’un bon génie dans les romans de bienfaisance que vous vous plaisez à inventer... Ainsi parle le pieux Alain, petit manteau bleu de l’organisation charitable. Plus singulière encore est l’exclamation prêtée au par¬ fumeur Birotteau, honnête négociant du régime de Juillet, plus versé, semble-t-il, dans les statuts de la Garde Nationale que dans les fantasmagories de la Perse ou de l’Arabie : « Paris, le seul endroit du monde où l’on puisse frapper de pareils coups de baguette », dit Birotteau en se laissant aller à un geste asia¬ tique digne des Mille et Une Nuits... « La fleur qui chante ou les richesses enfouies par les compa¬ gnons de Morgan l’exterminateur » : Félix de Vandenesse évoque ces extraordinaires merveilles en signe de sa dévotion pour Mme de Mortsauf ; alors que Louis Lambert ne sait pas mieux exprimer ce qu’il éprouve pour Mlle de Villenoix qu’en lui disant : FANTASMAGORIES SENTIMENTALES 19 « Vous m’avez expliqué les fabuleuses entreprises de la chevalerie, et les plus capricieux récits des Mille et une Nuits. Maintenant, je crois aux plus fantastiques exagérations de l’amour et à la réussite de tout ce qu’entreprennent les prisonniers pour conquérir leur liberté... » Mais la grande affaire reste bien — d’accord avec des curiosités sentimentales ou passionnelles où l’Orient et l’Occident ne sont pas éloignés de se rencontrer — l’attrait fondamental des sexes. La fiction chère à Balzac s’est plu à rompre toutes les entraves de la condition, à promettre des filles de roi à des portefaix, de même que des filles du peuple entrent dans les plus dédaigneux harems. Délicieux souvenir ! C’est ainsi que, dans le Bal de Sceaux , Emilie de Fontaine, qui fait un peu la renchérie quand il s’agit d’agréer un hommage distingué et discret, se comporte comme une prin¬ cesse des Mille et un Jours qui a la faculté de choisir parmi tous les princes de la terre ; ou que, dans Beatrix, Félicité, qui montre à Calyste le portrait de l’héroïne, s’empresse de lui dire : « Eh bien ! n’allez-vous pas tomber amoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolument comme je ne sais quel prince des Mille et un Jours ? » 11 est donc probable que, par une mystérieuse alchimie, les pres¬ tiges de la fiction orientale sont transmués dans l’œuvre de Balzac, en des pouvoirs, en des succès, en des épisodes que dirige cette formidable imagination, de bonne heure nourrie aux contes asia¬ tiques.1 Lucien deRubempré errant, désespéré, aux alentours d’An- goulême et rencontrant l’impérieux abbé Carlos Herrera, c’est le I. On n’a pas remarqué, à propos d’une historiette contée par Latouche et souvent exploitée depuis, que c'est un cheval arabe que le jeune Balzac, imaginatif forcené, pressait son ami d'accepter. « Cette scène une fois passée, dit l’auteur de Fragoletta, je n’ai oncques vu paraître de cheval, arabe ni autre » : soyons sûrs que notre homme ne se serait jamais avisé d’offrir un pur-sang anglais, un tarbais ou un ardennais, au plus cher de ses amis. Notez que pour George Sand (Histoire de ma vie, t. IX, p. 1 8) c’est de quatre chevaux, mais toujours arabes, que Balzac était prêt à faire cadeau. L’anneau d’Ali est naturellement du même ordre, et loin de s’étonner, comme on l’a fait à propos de l’article de M. Bouteron sur ce sujet (Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1925), que Balzac ait porté un talisman et ait pu y croire, il faudrait déplorer qu’il ait dû attendre si longtemps l'occasion d’avoir au doigt une amulette dont tant de jeunes héros des conteurs persans étaient fami¬ lièrement munis : cornalines gravées, anneaux magiques, bagues de Salomon lui- même ne courent-ils pas les bazars et les harems, de Samarcande à Bagdad et du Caire à Benarès ? Enfin le jour, ou plutôt la nuit, à deux heures du matin, où Balzac arrive chez Laurent Jan et l’invite à se rendre sur-le-champ auprès du Grand Mogol à qui l’on restituera une bague qui lui a été dérobée et qu’il paiera de ses trésors, l’hallucination qui frappe Balzac ne se trompait point de destinataire. 20 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX jouvenceau Aladdin en promenade inquiète dans les faubourgs d’ispahan, et tombant sous le pouvoir du magicien Noureddin : de même, non sans raison, dans la pièce de Vautrin, on demande très à l’improviste si « c’est un génie sorti des Mille et une nuits » que cet effarant personnage que le ciel de Paris avait vu surgir. S’agit-il, dans Balzac, de disposer d’un serviteur ? Europe et le chasseur, quand Lucien et Esther filent le parfait amour, « restaient à cent pas d’eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et Une Nuits, et qu’un enchanteur donne à ses protégés ». Le persécuteur d’Ëtienne l'Enfant maudit, « sans qu’il sût encore pourquoi, devenait son esclave et ressemblait à ces gigantesques créatures que le pouvoir d’une fée mettait aux ordres d’un jeune prince » Quand est remise à neuf la splendeur du palais Mesumi, dans Massimilla Doni, ce sont « les prodiges des Mille et une Nuits » qui se renouvellent en faveur d’un pauvre prince italien. * * * On a dit parfois que l’essence même du Romantisme, dès qu’il n’était plus rêveur et nostalgique, c’était d’imaginer des chances qui venaient, sans raison ni mérite, faire le bonheur rapide d’un favori du sort. Où l’expérience courante, les préceptes de la sa¬ gesse, la prudence élémentaire, commanderaient de ne point espé¬ rer de vive métamorphose, de prompt exaucement, de promotion soudaine d’un Hernani à l’amour et d’un Ruy Blas au pouvoir, de ne point imaginer une belle rêvant à tous les balcons, un pala¬ din au détour des bois infestés de brigands, l’imagination roman¬ tique franchit sans obstacle une distance que jalonnent, pour les gens de sens rassis, des cloisons, des fossés, des paliers, tout au moins des intervalles. '( Obtenir les choses sans les mériter » : c'est un peu la méthode rêvée par les quiétistes, romantiques religieux, par les enfants, romantiques intégraux, par les amoureux, romantiques éventuels, par les aventuriers, romantiques égarés. Les héros pré¬ férés de Balzac sacrifient volontiers à ce romantisme-là, en dépit du dressage d’affaires que leur impose leur maître. A l’état libre, qui sait s’ils ne seraient pas aussi délicieusement capables de faire leur fortune, de conquérir des sultanes, d’asservir à leur usage des lampes merveilleuses et des baguettes magiques, que les tailleurs de Samarcande, les barbiers d’ispahan et les bossus que vient com¬ bler tout à coup le caprice biscornu d’une sultane ? Une fantasma- LES COUPS SINGULIERS DU SORT 21 gorie de changements inouïs de fortune ne transparaît-elle pas, mer¬ veilleuse, à travers la toile de ménage, les grises tapisseries de la Comédie ? Il ne faut pas moins que la dure nécessité des sociétés occidentales, la responsabilité civique, le coude-à-coude social, la surveillance du gendarme, du juge, du notaire, du législateur, pour empêcher ses héros de prédilection de rencontrer la bonne fée, le magicien, docile, le vizir généreux, le nabab fantasque , et de réus¬ sir grâce à eux. Si bien queBalzac n’en peut mais: il a beau se hérisser de chiffres, de protêts, de bilans, d’articles du Code de commerce et d’allusions à la jurisprudence, il a beau rendre des points aux Manuels-Roret de la comptabilité, de la banque, de la faillite, de la banqueroute : on sent bien que, s’il était maître des destinées, l’Orient de ses rêves triompherait avec lui sans tant d’ambages. De promptes et décisives fortunes distingueraient les natures désignées par le sort, par l’élan de leur propre nature, par la frénésie de leur imagina¬ tion... L’Orient triompherait : qu’est-ce à dire ? Balzac triomphe, il conquiert ses Pyramides, il pénètre, le yatagan au poing, dans les « bazars de l’Orient », il répète les versets de la sagesse asia¬ tique et donne la réplique aux califes les plus sages — mais par procuration, par la fantasmagorie docile de ses histoires ; il com¬ mande aux Assassins par la bouche de Ferragus, et se sert d’Esther Gobseck pour brasser la îortune des sultans, jusqu’au moment, hélas ! où la grisaille de l’Occident embrume ses rêves. Il faut vivre dans le réel, enlaidi par l’esprit de négoce et de discussion, et renon¬ cer à l’Orient intégral. Serait-ce la seule démarcation que le metteur en scène de la Comédie humaine tracerait entre les deux grandes parties de l’uni¬ vers ? Non, sans doute ; l’attitude et les vœux de l’homme en face de la vie matérielle n’ont jamais été seuls, à son gré, à absorber les énergies de l’humanité. L’intérêt n’est souvent qu’une façon « larvée » de manifester le moi le plus intérieur ; l’argent, « garan¬ tie sociale universelle », cache d’autres ressorts. Plus secrètes, soit domestiques soit irrégulières, sont assurément les façons d’entendre la volupté, la tendresse, la lutte ou l’accord des sexes : elles n’en sont que plus importantes et plus redoutables. Or là-dessus, dès la Physiologie, voici une délimitation que Balzac prend plus au sérieux que son inexpérience ne commanderait de le faire ; mais comme il la rattache aux thèses les plus graves de l’histoire, de l’anthropo¬ logie, des civilisations comparées, laissons à notre moraliste la res- 22 LES ÉMERVEILLEMENTS ORIENTAUX porsabilité de cette Méditation IX qui sert d’ Épilogue à sa pre¬ mière partie : A l’Orient donc, la passion et son délire, les longs cheveux bruns et les harems, les divinités amoureuses, la pompe, la poésie et les monu¬ ments. A l’Occident, la liberté des femmes, la souveraineté de leurs blondes chevelures, la galanterie, les fées, les sorcières, les profondes extases de l’âme, les douces émotions de la mélancolie, et les longues amours. Ces deux systèmes, partis des deux points opposés du globe, vinrent lutter en France : en France, où une partie du sol, la langue d’oc, pouvait se plaire aux croyances orientales, tandis que l’autre, la langue d’oïl, était la patrie de ces traditions qui attribuent une puissance magique à la femme... Et en 1838 il répète, avec Napoléon, et il a sans doute une vive joie à transcrire ces idées parmi d’autres Maximes et Pensées : « Il n’y a que deux pays, l’Orient et l’Occident ; deux peuples, les Orientaux et les Occidentaux... Dans la question du mariage, la famille orientale est entièrement différente de la famille occidentale... » ...Or, sur les confins de ces deux mondes opposés, comme l’éclair jaillit entre deux nuages chargés de potentiels accumulés, une œuvre s’est réalisée dont ses détestateurs les plus convaincus doivent re¬ connaître la puissance, admettre le dynamisme et l’intensité : ver¬ tus que possèdent seules, dans les réalisations humaines — fonda¬ tions d’empires ou croisades, édifications de cathédrales, Divine Co¬ médie, théâtre de Shakespeare, harmonieux ensembles de Gœthe — , des entreprises suscitées précisément par une synthèse violente ou progressive de principes différents de civilisation. CHAPITRE II QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR. « Jadis on ne demandait que de l’intérêt au roman ; quant au style, personne n’y tenait, pas même l’auteur ; quant à des idées, zéro ; quant à la couleur locale, néant. Insensiblement le lec¬ teur a voulu du style, de l’intérêt, du pathétique des connaissances positives... Horace Bianchon dans la Muse du Département. M. Pigoreau, libraire, place Saint-Germain -l’Auxerrois, ancien professeur de grec devenu fabricant et marchand de livres, pu¬ bliait en octobre .1821 sa Petite Bibliographie biographico-roman- cière Ce répertoire, que des suppléments mensuels enrichirent dès le mois de décembre suivant, rendait les plus grands services à la clientèle innombrable d’une institution particulièrement florissante à ce moment : les Cabinets de lecture, a II y a cinquante ans, obser¬ vait ce judicieux négociant, on ne connaissait dans Paris qu’un seul Cabinet de lecture ; aujourd’hui chaque rue a le sien ; la province en est inondée ». C’était, bien entendu, pour sa propre marchandise que M. Pigo¬ reau entendait faire la publicité convenable et le triage nécessaire : il laissait à un de ses concurrents, A. Marc, avec qui il avait édité auparavant un Dictionnaire des romans, la simple nomenclature des livres de cet ordre. Il ne s’interdisait pas, pour son compte, des vues supérieures sur le genre, si souvent réprouvé et contesté, de la fiction romanesque : J’oserais dire des bons romans ce que Cicéron disait des lettres en général, cette lecture n’est point indigne d’un homme bien né. Sommes- nous dans l’aisance Pies romans sont pour nous un des plus doux passe- temps ; l’infortune est-elle notre partage ? ils nous offrent mille conso¬ lations, mille ressources contre les chagrins domestiques ; sommes-nous malades ? ils nous font oublier une partie de nos douleurs. Dans la solitude, à la campagne, dans les prisons, dans les voyages sur mer, dans les longues soirées d’hiver, ils sont nos fidèles compagnons ; dans la vieillesse, ils nous rappellent de doux souvenirs... 24 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR Après une liste alphabétique des Romans, voyages, et autres livres convenables aux cabinets de lecture, après un lexique biographique des principaux auteurs, d’habiles tableaux opéraient des recoupe¬ ments chronologiques et méthodiques. Or, deux catégories seule¬ ment de romans étaient ainsi groupées selon la. désignation d’une variété du genre romanesque : les « romans en lettres » et les « ro¬ mans noirs ». Une fin de non-recevoir absolue réprouvait les pre¬ miers : « on n’en veut point aujourd’hui ». En revanche, quelle flatteuse adhésion était réservée aux seconds ! On a bercé notre enfance avec les contes de la mère Loie : arrivés à la maturité de l’âge, nous sommes de grands enfants que l’on berce avec des contes d’un genre à peu près semblable. Contes de brigands, de cavernes, de souterrains, de revenants ; Angelo-Guicciardini, Glo- rioso-Démonio, Miralba, Lerixa, Rinaldo, Ferrandino, quels noms heu¬ reux pour les romanciers ! Mystères sur Mystères, Cavernes des Mon¬ tagnes bleues, Ruines d’un vieux Château de Saxe, Ombres sanglantes. Spectre de la galerie du Château d’Estalens, quels titres pompeux ! C’est dans le genre noir qu’a brillé Mad. Radcliffe ; notre Dictionnaire donne la note de ses productions... Qui le croirait ? Une sorte de manœuvre politique, d’après le premier Supplément de Pigoreau, se dissimulait dans la diffusion qu’il convenait de donner aux lectures endormeuses, romanesques, qui avaient chance d’assoupir la vieille âcreté démocratique de la France ! On a éclairé les Chaumières ; le Villageois a incendié les Châteaux. On a instruit le Peuple ; le Tiers-État nous a donné la République. Tout le monde sait lire, tout le monde veut lire. Avec deux paravents dans nos places publiques, on a formé des Cabinets littéraires ; c’est là que mon portier, c’est là que ma fruitière vont prendre connaissance des opérations législatives ; laissez-les lire des romans, et conseillez- leur de ne plus se mêler des affaires d’État. Abandonnez-leur les ch⬠teaux de madame Radcliffe, les cavernes, les souterrains, les forêts ; laissez-les errer au milieu des fantômes nocturnes et des ombres san¬ glantes... Abandonnons, aux Grognards de Sainte-Hélène et de T île d Elbe, les folies de Pigault -Lebrun ; laissons-les dérider ainsi leurs fronts chargés d’honorables cicatrices. Point de coupable indulgence, mais point de fanatisme ; prenons un juste milieu. Ne détruisons point nos bibliothèques ; ne brisons point les bustes de Voltaire et de Jean- Jacques... Cette publication, la première au monde qui ait eu l’occasion de faire mention d’un livre de Balzac et qui a rendu compte, fidèle- IMPORTANCE DU ROMAN NOIR 25 ment x, de ces productions hasardeuses que, plus tard, l’auteur de la Comédie humaine devait mépriser, est-elle aussi pour quelque chose dans l’orientation initiale du fameux romancier ? On est tenté de le croire. Balzac, détaché jusqu’à l’écœurement de ce Cromwell qui avait été un si fâcheux pensum, semble vraiment cou¬ rir à l’opposé d’une besogne aussi prétentieuse et vaine. L’échan¬ tillon de littérature noble sur lequel il avait peiné n’obtenait pas l’approbation de M. Andrieux, professeur à l’École polytechnique et membre de l’Académie française ? Il allait se jeter aux antipodes de cette distinction de commande, rédiger à toute vitesse des vo¬ lumes qui ne lui coûteraient guère que de l’encre, du papier et des plumes et qui, vraisemblablement, lui rapporteraient gros ! Et si vraiment, par surcroît, on aidait, ce faisant, à pacifier les esprits en leur administrant l’opium romanesque dont son propre père parlait volontiers, n’était-ce point, pour Honoré, une façon toute trouvée d’unir l’utile, l’agréable et le salutaire ? * * * Bien souvent au cours du « préromantisme », dans le camp des exigences académiques, de la distinction mondaine, de la tradition universitaire, on a plaisanté le genre « frénétique » et donné des recettes ironiques sur les moyens de confectionner de parfaites réus¬ sites de cet ordre. Corridors mystérieux et donjons en ruines, « tours du Nord » à la grinçante girouette et souterrains à demi éboulés, maisons hantées sur la lande et cabanes désertes en pleins bois, quel commode décor vous présentiez ! Le magasin aux accessoires n’a qu’à fournir quelques cagoules et divers frocs de moines, des poignards et des fioles de poison, une demi-douzaine de cadavres et les fantômes correspondants, pour que puisse s’agencer sans grande peine une horrifique histoire. Tout cela se trouve, en effet, dans la plupart des romans issus d’une trouble lignée, dont Horace i p. 38, sous le numéro 393 : les Deux Hector, ou les deux familles bretonnes, par Auguste Viellerglé (1821). 2 vol. in-12 (5 fr.). Suppléments de novembre 1821, p. 11 : Charles Pointel, « roman fécond en événements», «style pur, élégant et facile» ; février 1822, p. 17 : l'Héritière de Birague, « teinte sombre », « verve comique », « style élégant, facile, et parfois élevé » ; août 1822, p. 11 : Jean-Louis, ou la Fille trouvée ; août 1822, p. 40 : Clo- tilde de Lusignan ; février 1823, p. 17 : le Tartare, ou le Retour de l’Exilé ; p. 22 : le Vicaire des Ardennes. «L’édition de cet ouvrage a été saisie, peut-être un peu tard» ; p. 33 : le Centenaire. 26 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR Walpole se trouve être l’ancêtre inattendu par son Château d’Otran- ‘ te, dont Mrs Radcliffe est demeurée — elle si attachée à sa foi pro¬ testante, à son goût de la discrétion et de la distinction ! — la représentante proverbiale, et dont le foisonnement est un phéno¬ mène important au début du XIXe siècle. Dire auxquels de ces romans pouvait surtout s’attacher Balzac, s’ingéniant à alimenter sa propre verve et à adapter au goût fré¬ nétique une imagination qui peut-être aurait pris, laissée à elle- même, une autre direction, — c’est assez difficile ; et c’est assez vain, tant leur contenu paraît interchangeable. Cependant le per¬ sonnage de Schedoni, du Confessionnal des pénitents noirs, semble à l’un de ses interlocuteurs « une création supérieure à celle du Moi¬ ne y>. Il s’agit, dans un roman qui est sans doute le plus réussi de ceux qu’a écrits Mrs Radcliffe, d’un moine éperdu d’ambition qui finit par reconnaître son enfant dans Elena, jeune fille de naissance incertaine dont il a empêché, par tons les moyens, le mariage avec le fils du marquis de Vivaldi : trahi par son complice, appréhendé par cette Inquisition même à qui il avait livré le jeune Yincenzo, Schedoni expiera ses crimes ; les cachots rendent leur proie, un hymen réparateur fera le bonheur des innocentes victimes... et le Vicaire des Ardennes, en attendant Carlos Herrera, cachera à son tour les plus sombres desseins sous un costume d’ecclésiastique. Le héros de Lewis, le Moine, n’a rien à envier, sauf une paternité mal sûre, à ce personnage radcliffien, l’un des préférés du romancier français. Mais ce serait faire tort à l'ensemble du genre « frénétique \ re¬ pré senté en France par des traductions abondantes, que de ratta¬ cher à tel ou tel roman des singularités ou des exagérations qu’ali¬ mente une veine commune. Amours coupables de prêtres que guette l’inceste en châtiment d’anciens adultères ; existences doubles de gens qui, marquis de Durantal ou autres le jour, peuvent bien être chefs de brigands la nuit ; reconnaissances éperdues d’enfants dis¬ parus, au moment où des crimes irréparables risquent de précipiter des catastrophes ; vampirisme déguisé et sorcellerie secrète ; pira¬ terie de misanthropes, poignards de redresseurs de torts, fantômes de victimes ou de bourreaux, médiévisme d’inquisition et de sor¬ cellerie (de préférence dans mie Provence traversée de judaïsme et i. Cf. A. M. Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir, de Walpole à Anne Rad¬ cliffe, et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840. Paris, 1924 (avec une bibliographie du sujet) ; Arrigon, Les Débuts littéraires de Balzac. Paris, 1925. BALZAC EN RESTE IMPRÉGNÉ 27 d’hérésie ou dans une Italie plus qu’à demi aventureuse) : Balzac pratique ces sombres prestiges sans prendre aucunement garde à leur origine ; il n’bésite pas, avec ses collaborateurs de 1822, à accu¬ muler pour son compte ces moyens et ces ressorts de l’action, en y ajoutant des accessoires ou des figures qui sont de lui. 11 restera imprégné à jamais, sinon de cet art maladroit et de ce facile « truquage », du moins de l’inspiration générale et de la mise en train de tous ces horrifiques mystères. Il n’aurait gai de, à cet égard, de dissimuler. La cousine Bette, « cette Nonne san¬ glante », lui rappellera à lui-même un épisode fameux du Moine. Oue ce soit dans Ferragus ou dans Une ténébreuse affaire, dans la Duchesse de Langeais ou dans la Grande Bretèche ou les trois Ven¬ geances, tout un agencement dans l’intrigue ou dans tel épisode nous fait aisément souvenir de ses hantises de la vingtième année. Comme de juste, ses personnages se sont intéressés aux mêmes lec¬ tures, aux mêmes frissons. Mme de Bargeton, dans les Deux Poètes, est pleine d’enthousiasme pour Y Anacorda de Lewis. Même dans la Muse du Département, Mrs Radcliffe est évoquée, et le Franken- stein de Mrs Shelley — traduit en français dès 1821, en trois vo¬ lumes in-12 — est assez familier à Balzac pour être cité dans le même roman, et pour fournir un Élixir de longue vie qui rappelle celui de cet autre roman frénétique. Si le Melmoth de Maturin fi publié en 1820, et traduit presque aussitôt, mérite d’être mis un peu en valeur, à côté des autres modèles du genre, c’est d’abord pour l’étrange figure qu’y prend Satan sous les traits d’un gentilhomme irlandais ; et c’est ensuite parce que Balzac, qui a imprimé en 1828, pour Marne et Delan- noye, son Jeune Irlandais auquel il reste intéressé1 2, et qui proje¬ tait une réédition de Melmoth, considère ce romancier anglo-irlan¬ dais comme « l’auteur le plus original dont la Grande-Bretagne se puisse glorifier ». La Préface des Treize place son héros — sata¬ nique premier rôle d’un roman effarant de frénétique audace — à 1. Melmoth ou l’homme errant, mimo-drame, faisait en 1824 les beaux jours du Cirque olympien. Pour une sorte de réhabilitation de Maturin et de l'influence assez relevée, malgré tout, qu’il faut lui attribuer, cf. Niilo Idman, Charles Robert Matu¬ rin, London, 1924. Il peut être curieux de noter ici qu’Oscar Wilde, grand admira¬ teur de Balzac, est par sa mère un arrière-neveu de Maturin. 2. Il réclame ce livre à sa mère le 30 juillet 1832, quand il se met à la rédaction du Lys dans la vallée : or, dans les deux romans se retrouve une certaine analogie d’atmosphère, pureté mystique chez une femme qui s’efforce de maintenir dans l’amour respectueux un jeune homme qui l’aime. 28 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR côté de Manfred et de Faust. Dans le Cabinet des Antiques, Matu- rin rejoint Hoffmann poui constituer un couple redoutable, « les deux plus sinistres imaginations de ce temps ». Il y a, comme de juste, du Melmoth dans la Peau de chagrin : on est loin, avec cette littérature de désespoir, du Melmoth réconcilié de plus taid... Est-ce tout ? Oui, parmi les témoignages directs et avoués de Balzac. Mais pourquoi notre « Albigeois » de 1819, et qui pouvait ici retrouver la même évocation que lui offraient, à défaut d’ou¬ vrages historiques, d’autres livres romanesques, aurait-il boudé les Albigeois, la dernière œuvre du même auteur, que sa condition ecclésiastique n’empêchait pas de représenter sans mansuétude le clergé de 1214, et qui faisait, des persécutés méridionaux, une fort apitoyante peinture ? Les quatre petits volumes publiés en 1825 par 1 éditeur Gosselin mettaient à la portée d’un public français une traduction assez brutalement faite de ce roman historique, avec ses barbes ou pasteurs, de mœurs pures et de discipline sévère, ses brigands effrénés, ses sorcières et ses sorciers, « êtres malheureux, persécutés et honorés tour à tour, » et surtout avec son opposition entre l’évêque de Toulouse, son triste clergé, ses diacres dissolus, et le comte Raymond avec ses partisans. * * * L’œuvre de Zschokke, médiocre reprise continentale de ces in¬ tempérances britanniques, a eu la bonne fortune de compter, elle aussi, pour la première formation de Balzac. Non seulement parce que les Moirées d’Aarau, les Romans et Contes suisses, venaient, en traduction, faire l’appoint de ses lectures, mais pour une raison incidente qui a sa valeur : imprimeur aventureux, il fait sortir des presses de la rue des Marais-Saint-Germain, le 4 octobre 1828, un dernier ouvrage qui est la Princesse Christine de Zschokke, après avoir donné le Ménétrier, Véronique, le Grison, et renforcé ainsi une veine hasardeuse dont la France se serait bien passée. Ajoutez à cela que, parmi les rares essais de critique littéraire — combien personnels, on le devine, et plus soucieux de faire valoir le point de vue et les prédilections du romancier que d’opérer l’arbitrage judicieux d’un connaisseur impartial ! — échappés à une plume occupée ailleurs, Balzac a donné une place à son appréciation des Matinées suisses : il en parle avec la plus grande estime, et se préoc¬ cupe d en comparer les mérites à ceux de ses autres modèles. ATTRAIT GÉNÉRAL DU ROMAN CRIMINEL 29 Quant au V athek de Beekford, fameux roman d’un original qui, en 1822, attirait sur lui tous les regards par ses somptuosités, il était trop pénétré d’orientalisme pour ne pas exercer sa séduction sur notre jeune apprenti de lettres : Balzac le cite au début du carnet de notes publié par M. Crépet (p. 26), et l’on imagine assez combien une œuvre qui faisait en quelque sorte la transition entre l’Orient fantastique et l’âpre Occident devait intéresser le futur architecte de la Comédie humaine. 11 va de soi qu’une fois orienté vers cette littérature de violence et d horrible mystère, un génie excessif comme Balzac ne pouvait manquer, en vertu de la vitesse acquise et d’une force massive de concentration et d’égotisme, de tourner de ce côté des curiosités qui se repaissaient de toute espèce d’aliments. C’est ainsi que, de Schiller, il lui plaît de retenir surtout, à certains moments, les Bri¬ gands, ou que de Nodier, « le plus poétique des érudits de l’époque », il sait surtout le héros Jean Sbogar ; Byron de même devra dis¬ simuler une partie de son dandysme, de sa somptuosité de « my- lord », ne faire flotter que sa bannière d 'outlaw, de pirate menant son existence de révolté dans les bleus parages levantins. De fait, un livret d’opéra-comique, le Corsaire, qui est encore un des essais de jeunesse de Balzac apprenti, ne semble pas avoir retenu autre chose de l’audacieux défi jeté, par Byron, à beaucoup d’autres pou¬ voirs qu’à la seule navigation régulière. Mais, par une convergence stupéfiante des effets, c’est bien là ce que la traduction de Byron par Amédée Pichot révélait avant tout à l’impatient jeune homme à la bouche gourmande, aux dents sales et à la destinée incertaine : il ne connaissait encore, des voyages au long cours, que les tra¬ jets en diligence qui lui ont fait pratiquer si copieusement et de si près ses contemporains ; d’autre part, la mer de toits et le hérisse¬ ment de cheminées que découvrait sa mansarde était encore le seul Océan qu’il eût pu contempler. Il y a, du reste, dans la présentation romantique du brigandage, un élément de franche humanité, et presque de fraternité salubre, qui a bien son prix paradoxal et touchant : solidarité en face de la loi des hommes, camaraderie absolue devant la réprobation so¬ ciale, — retour, en somme, à des vertus de société chez des gens qui sont en guerre avec une société figée dans la possession et la vertu convenue. Or on sait combien le rêve balzacien de Y associa¬ tion, criminelle le plus souvent, bienfaisante dans Y Envers de la vie 30 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR contemporaine, se teinte de véhémence romanesque : s’il n’est pas vrai que bandit vient de bande, les compagnons de Ferragus n’en représentent pas moins une sorte de « banditisme » qui est, dans cette œuvre, une forme aiguë de camaraderie. On y multiplie à dire vrai l’amitié absolue d’un homme pour un homme, vertu essen¬ tielle que Balzac n’eut guère occasion de rencontrer dans la vie réelle — en tout cas pour son compte, — et qui de bonne heure, pourtant, l’enchanta dans la littérature. Car la parfaite entente de personnages dévoués l’un à l’autre jusqu’à la mort, telle que la Venise sauvée d’Otway la présentait dans l’intimité de Pierre et Jafïïer, a de très bonne heure frappé son imagination : deux âmes fondues dans la même volonté, quoi de plus émouvant si l'on songe à tous les égoïsmes qui d’ordinaire s’opposent à pareille fusion des êtres ? Le prestige d’un rare sentiment ainsi illustré traversera, chez Balzac, toutes les expériences et ne cédera peut-être que de¬ vant une conception moins passionnelle de l’amitié h Enfin le Balzac efflanqué, affamé, besogneux, des années d’ap¬ prentissage était trop avisé de tout ce qui avait, en librairie, une valeur marchande, pour ne pas suivre la production d’auteurs à succès qui, en France déjà, avaient exploité cette veine. Au pre¬ mier rang de ces médiocres profiteurs, un homme que connaissent bien Rubempré et ses amis, puisqu’ils le voient aux vitrines des libraires, sur les tables des bel1 es dames, parmi les annonces des éditeurs de Palais-Royal rd’Arlincourt, gentilhomme de la Chambre aux prétentions extravagantes, qui se crcit sincèrement le con¬ tinuateur de Chateaubriand et le rival de Gœthe. L’auteur du Soli¬ taire a, lui aussi, laissé son empreinte sur Honoré, qui brûle de riva¬ liser avec quiconque a son heure de renom, sa réputation d’auteur à fort tirage : c’est le cas du fameux « vicomte inversif », qu’il nom¬ mera dans Un grand homme de province à Paris. Un de ses romans encore, Ipsiboé, paru en 1823, devait intéresser notre « Albigeois », 1. Écartons à ce sujet une hypothèse assez invraisemblable du Courrier français (Eug. Guinot, cité dans le Voleur du 5 mai 1837), suivant laquelle la singularité du « club des pendus » au temps d’Addison aurait suggéré V Histoire des Treize. 11 va de soi que le carbonarisme , les associations si importantes pour la politique et la religion, entre 1815 et 1830, fournissent une contre-partie réelle à l'imagina¬ tion et aux rêves du jeune écrivain : encore faut-il noter qu’en France la lutte pour les principes en faisait l’objet. A propos d’Addison, il convient de citer une allusion à a la statue du conte d’Addison » dans La Vieille Fille, (p. 123 de l’éd. de 1839) : il est possible que Balzac interprète à sa façon l’apologue du Public Crédit du Spec- tator, 3 mars 1711 (suggestion de M. G. Bonnard). IMPORTANCE DE GODWIN 31 non seulement par son évocation fantaisiste de la Provence au XIIe siècle, mais précisément par les secrètes manœuvres de socié¬ tés ténébreuses, frères de VAgnus Dei, manichéens, invisibles qui livrent un truculent assaut à la gentillesse des mœurs courtoises. Ces hérétiques avaient beau être désapprouvés par un romancier qui proclamait son loyalisme monarchique et chrétien, ce précé¬ dent de la grande hérésie que devait réprimer si rudement l’Inqui¬ sition, lés allusions, mêmes hostiles, au macrocosme et à ses moda¬ lités, tout cela avait une saveur de mystère, se développait dans un cadre de grossières ténèbres bien séduisant pour le Balzac de ce moment-là : et ce Balzac est un peu le Balzac de toujours. * * * Tout ce romantisme de bas étage s’est aggravé et de bonne heure fortifié, chez lui, par une admiration déclarée pour une œuvre qui y tient par certains éléments, mais qui, par sa véhémence sociale et sa sombre concentration, le dépasse de cent coudées. Le Caleb Williams de Godwin est un livre singulier, que Dickens et Poe déclaraient tous deux avoir été écrit à rebours, la seconde partie avant la première : la seconde partie, c’est-à-dire l’âpre détresse d’un innocent injustement condamné qui ne trouve pas de juges, et qui souffre, au contraire, d’une machinerie pénale mise au ser¬ vice de l’iniquité triomphante ; et cette iniquité, c’est une exquise gentilhommerie qui s’en est rendue coupable. Par déférence à l’opi¬ nion ? par taux point d’honneur ? par sourde cruauté ? C’est ce que la première partie expliquait mal. Il n’en restait pas moins que Falkland, parfait gentleman en apparence, et nullement ca¬ pable de noirs desseins ou de vilenies congénitales, se rendait odieu¬ sement criminel en poursuivant de sa haine et de sa rancune le pauvre Caleb, coupable tout juste d’avoir percé à jour le secret de son maître... Histoire révolutionnaire, que le futur beau-père de Shelley fai¬ sait éclater au nez du conservatisme britannique, de Burke et de Pitt, à l’heure où le fidéisme et l’immobilisme s’armaient contre les entreprises sociales de la France effervescente. Le criminel, vic¬ time de la société, y est sympathique, et c’est une leçon qui ne sera point perdue pour les romanciers avancés de tous les pays. Pour Balzac, qui ne se paie pas des mêmes arguments anti-sociaux, et pour qui le maintien de la société est une nécessité commandée Orientations étrangères. + 32 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR par la vigueur même des éléments qui la composent, l’effet de Caleb Williams est plutôt différent, et Vautrin n’essaiera pas de faire le véhément procès des organisations humaines auxquelles il a déclaré la guerre : le pathétique est dans la lutte de ce malfaiteur énergique avec une traditionnelle convergence de forces, non dans l’iniquité foncière de l’ordre social, alléguée par les théoriciens de l’anarchie. Caleb Williams compte évidemment pour l’équipement littéraire de notre romancier, et bénéficie sans en hériter d’une suite de tra¬ ductions françaises qui, an cours de la Révolution en particulier (éditions 1795, 1796, 1797, et brusquement 1S13), avaient main¬ tenu au premier plan de l’attention une couvre où l’Ancien Régime était condamné formidablement. Balzac a dû le lire de bonne heure. Caleb Williams lui paraît, d’ailleurs, dès 1824 (préface à’ An- nette et le Criminel) « le chef-d’œuvre du célèbre Godwin » pour une raison autrement encourageante, et qu’il semble possible de préciser par tout ce que nous savons d’autre part. « Il y a bien plus de crimes dans la haute société que dans la basse » : cette maxime du fameux cahier de Balzac 1 2 trouvait ici l’une de ses démonstrations les plus célébrés. Et si l’on songe qu’à l’heure où le futur écrivain était le plus ouvert aux influences de la vie réelle, une affaire Fualdès, « albigeoise » par beaucoup de ses éléments, passionnait l’attention et mettait en cause des coupables appar¬ tenant à la société la plus relevée, on imagine assez que ce ne sont point là des leçons perdues pour un homme qui s’initie à la vie par tous les moyens. Le crime en gants blancs, double séduction ! L’attrait pour « les faits soustraits à l’action des lois par le huis- clos domestique », comme il dit dans la dédicace de la Rabouilleuse, restera l’un des côtés les plus discutables de Balzac, puisqu’on somme c’est par là qu’il donnera prise aux reproches les plus jus¬ tifiés de grossissements scandaleux. Ce n’est pas, à vrai dire, la possibilité de telles « affaires » qui semble inacceptable aux déli¬ cats, puisqu’enfin les enquêtes aboutissant à des non-lieux, les dossiers relégués parmi les cartons verts des greffes, les condam¬ nations criminelles administrées par des tribunaux dont la religion n’a pu être éclairée, n’ont pas cessé d’être de fréquentes aventures d’instructions ou d’assises ; c’est plutôt cette idée qu’en effet les mœurs vraiment policées ne sont pas génératrices de décence et 1. Pensées, Sujets, Maximes, pp. J, Crépet. 2. Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des Œuvres de Balzac, p. 172. LES CRIMES DE LA BELLE SOCIÉTÉ 33 d’humanité, qui heurte la commune expérience ; Balzac est tout près de le proclamer : Le monde, qui n’est cause d’aucun bien, est complice de beaucoup de malheurs ; puis, quand il voit éclore le mal qu’il a couvé mater- nellemeni, il le renie et s’en venge (Contrat de mariage) . Un pas de plus, et Godwin pourrait bien servir de garant à une idée plus amère encore, et qui découle de cette observation sur la criminalité des classes supérieures : Balzac a laissé dire à Philarète Uhasles, dans l’Introduction des Romans et Contes -philosophiques, qu’il avait lui-même «jeté dans ses contes... l’idée primitive qui règne dans les œuvres de Byron et de Godwin» — et c’est « le désor¬ dre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme, considéré comme individu et comme être social ». L’homme qui pense est un animal dépravé : paradoxe de Jean-Jacques dont le philosophe de Genève n avait guère vu toutes les conséquences, et qui revêtira souvent, dans la Comédie humaine, le pathétique dont Gulliver seul, dans ses découvertes les plus navrantes, avait pu s’aviser : le genre humain ne serait-il pas plus heureux sans sa cérébralité diabolique ? Un passage vraiment significatif du dialogue Les Martyrs igno¬ rés met l’accent principal de ce thème douloureux sur le genre de problèmes « à la Caleb Williams » qui pouvaient le plus préoccuper un romancier : Mes réflexions me montraient un immense défaut dans les lois hu¬ maines, une lacune effroyable, celle des crimes purement moraux, con¬ tre lesquels il n’existe aucune répression, qui ne laissent point de trace, insaisissables comme la pensée... ...Je pensai que l’assassin de grande route mené si promptement à l’échafaud n'était pas, aux yeux du philosophe, si coupable dans son égarement que bien des hommes qui donnent la question avec des mots poignants, qui, après avoir éprouvé, dans certaines âmes, les endroits que la noblesse, la religion, la grandeur rendent vulnérables, y enfoncent à tous moments leurs flèches... Nous sommes ici au point où la critique sociale avoisine la théorie anarchique, et l’on sait que Balzac se gardera d’adhérer à celle-ci. Mais il était salutaire pour lui, et il n’est pas mauvais pour ses lecteurs, de se rendre compte des thèses les plus opposées aux siennes : soyons sûrs qu’il a sondé tous les possibles, et que, s’il s’est tenu à la tradition sociale, ce n’est point par niaiserie ou quiétude d’esprit. 34 QUELQUES MAITRES DE FRÉNÉSIE ET D’HORREUR * * * On imagine assez bien un Balzac empêtré à tout jamais dans les concoctions réitérées de cette basse littérature : Sainte-Beuve, qui prend un malin plaisir à énumérer tous les titres du Balzac « fréné¬ tique » de 1822, alors qu’il est vite essoufflé à en citer quelques-uns de la meilleure sorte d’après 1830, joue un jeu par trop facile, et dont le romancier devait savoir au critique un mauvais gré éternel. Le merveilleux, en effet, ce n’est pas que l’apprenti de la rue Lesdi- guières ait donné des sœurs à Ipsiboé, des doubles au Moine, des cadets à Abellino ; c’est bien que son génie se soit élevé au-dessus de ces régions méphitiques et sulfureuses qui étaient, pour beaucoup de ses contemporains, d’un rendement excellent. Laisser entendre, comme le fera le subtil et difficile critique, qu’on flairait quelques vapeurs trop âcres dans une œuvre mieux aérée par ailleurs, c’était souligner l’évidence même, et la dépendance obligée qui rattache tout écrivain à ses origines. Il eût mieux valu proclamer que, sur toute cette production enfiévrée, un grand coup d’air avait passé. Honoré va connaître, malgré des initiations indiscrètes et hâtives, que la souplesse de l’esprit ne s’attarde pas éternellement dans l’attrait de l’horrible, et que la couleur de la vie teinte de nuances plus variées le décor mouvant des drames humains. CHAPITRE III ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER. ...Il y a bien des hommes dans un écrivain ; un auteur, donc, doit ressembler à Janus... Petites misères de la vie conjugale, 2e Pie, Pré¬ face. Rien d’amusant comme de suivre, hésitant et indécis entre di¬ verses façons de prendre la vie, et la destinée, et l’amour, et les femmes, le jeune Balzac, tout affairé à la tâche que sa famille lui a imposée : démontrer qu’il a bien l’étoffe d’un écrivain, et que c’est un feu sacré authentique, et non une flamme follette, qui anime ce « brisquet d’Honoré ». Des académiciens ont déclaré qu’il y avait peu à attendre de l’auteur de Cromwell ; la clientèle des cabinets de lecture n’a pas fait grande différence entre les romans « frénétiques » de ses fournisseurs ordinaires et les produits offerts par un trust à pseudonymes divers, dont il est ; et seule la j ustice de son pays, alarmée des indécentes audaces du Vicaire des Ar¬ dennes, a fait saisir par le bras séculier la moitié de l’édition de ce roman pour pilonner ces infortunés volumes... Balzac, à vingt-trois ans, est encore en pleine indétermination. Cette force à demi contenue peut très bien se précipiter dans des directions hasardeuses. Que dis-je ? Il se lance en effet dans plu¬ sieurs directions à la fois : celle qu’il prendra pour de bon ne le sol¬ licite pas encore, tiraillé qu’il est entre trois humeurs maîtresses, qui sont, sans doute, les dispositions de sa nature même, mais qui se trouvent justement représentées par des créations littéraires presque symboliques. Dans la période si riche et si peu connue qui va de 1822 à 1827, Honoré, sorti de son rêve de sultan asiatique, dégoûté des faciles ressorts du roman noir, prenant pour la vie ce goût admirable, affectueux et dru, qu il conservera jusqu au bout, hésite cependant sur le genre d’attitude à choisir pour se mettre en face d’elle, ou en elle. Sera-t-il, à fond, le joyeux drille que satis¬ fait une solide animalité, le pantagruélique convive de certains re¬ pas, le gausseur matériel et sensuel ? Aura-t-il, par crainte de faire 36 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER par trop crédit à la vie, qui n’est pas toujours si bonne, et à la nature, bien marâtre à ses heures, le sourire pincé d’un dévot de Tristram Shandy ? Ou s’il ira jusqu’à s’intéresser à la palpitation du viscère qu’on appelle le cœur, en reprenant à son compte la doléance des sentimentaux et la volupté des idéalistes exaltés ? * * * Comment n y aurait-il pas, entre Balzac et Rabelais, franche sympathie et solides affinités 1 ? Ce précurseur tourangeau, si for¬ midable de truculent entrain, ne serait-ce pas, pour notre homme, le parrain par excellence ? Balzac se sent prêt à être franc et jovial compagnon. Lui aussi, il ne demanderait pas mieux que de se con¬ fier à la bonne nature : que l’existence terrestre ne soit pas trop chiche des occasions de se mettre joyeusement à table ou au ht, qu elle ne compte pas trop avaricieusement ses fronçons de chère lie, pourquoi ne ferait-on point crédit à cette mère plantureuse, génératrice de joies qu il faut déguster — la « joie de vivre » la première, - de peines qu on s’efforcera d’oublier, de jouissances que commandent les sensations, de bons souvenirs et de savoureuses anticipations ? L abbaye de Thélème, avec sa devise du « fais ce que voudras », cette belle abbaye « cent fois plus magnifique que Chambord ou Chantilly », n’a-t-elle pas été construite près la rivière de Loire ? Une entente proclamée de Balzac avec Rabelais fait souvent par¬ tie du programme et des manifestations de notre homme. On s’est parfois exagéré les franches ripailles que, d’accord avec ses allé¬ chantes professions de foi, Balzac rabelaisien s’accordait : c’est en général, on le sait, d’un pantagruélisme végétarien qu’il lui fallait se lécher les badigoines ; et ses orgies furent, pendant la période la plus féconde de sa vie d écrivain, de thé et de café plus souvent que de la dive bouteille : encore le vin de Vouvray lui faisait-il manquer sans danger au vœu de sobriété. Il n’a jamais fumé, ni joué jusqu’assez tard en âge, et la paresse, dans sa vie, fut plutôt en défaut qu’en excédent. Et quant aux autres péchés que Panurge préconise - ne fut-ce que pour se guérir de l’aiguillon de la pail¬ lardise —, on est également sceptique devant les hymnes à la chas- teté qu entonnera Balzac, néophyte de Swedenborg et de l’amour i. P. Toldo, Rabelais et Honoré de Balzac. (Rev. des Études rabelaisiennes iaoé p. 117). ’ COMMENT BALZAC JUGE RABELAIS 37 divin, et devant les racontars de certains contemporains ; mais on songe à ces périodes de labeur intense, à ces séries de vingt-deux nuits et de vingt-deux jours consacrés à l’œuvre exigeante de sa vie, avant de faire de Balzac l’émule en chair et en os des extraor¬ dinaires héros de l’épopée rabelaisienne : parmi les gens au courant, sa sœur à peu près seule laissait entendre que ses bonnes fortunes ne se comptaient plus. Voilà pour son rabelaisisme effectif. Pour son enthousiasme, c’est une autre affaire. Surtout quand elle s’accompagne d’un savoureux pastiche du vocabulaire et des superlatifs du curé de Chinon, l’ad¬ miration de Balzac n’a jamais connu de sourdine. Mais sa dévotion pour l’auteur de Pantagruel est d’autant plus franche qu’elle peut scandaliser bas-bleus ou coquettes, stupéfier des chroniqueurs igno¬ rants ou des esthètes anémiques : une verve un peu grosse l’anime, dès qu’à être rabelaisien on effarouche des auditeurs qui font les renchéris. George Sand est restée sous le coup d’une improvisation éblouissante sur Rabelais, rue Cassini, devant Latouche spleené- tique et elle, qui ne connaît guère cette littérature. Sans doute — • puisqu’il s’agit de la même époque — le discours de Balzac déve¬ loppait-il la même thèse qu’il lui plaisait, en 1831, de voir présenter par Philarète Chasles, dans l’Introduction aux Romans et Contes philosophiques : « Rabelais s’arma d’un symbole pour faire la guerre au symbole », et redressa, au nom de messer Gaster et de la dive bouteille, une civilisation éperdue de vain idéalisme. « Il résuma le passé, railla le présent et s’empara de l’avenir » : grâce à lui, l’Occident chrétien, étourdi de spiritualisme, a été restitué au culte de la saine matière. Gloire lui soit rendue, éternellement rendue ; à lui revient un honneur qui a décidément associé son nom à la reconnaissance d’un monde qui voulait vivre. Par cette conception de Rabelais, Balzac se préparait à le mettre en tiers, pourrait-on dire, dans chacune de ses protestations à lui, contre le faux idéa¬ lisme, la religiosité vaine, la rêvasserie des songe-creux. Et lors- qu’en 1840 il dit son fait au Méphistophélès de Gœthe, création en commun du monde et du poète « qui lui jetait ce nom », il ne trouve point de meilleure analogie à invoquer, dans la Revue pari¬ sienne, que « Panurge, Gargantua, Pantagruel, créations supérieures et immortelles, qui ont dû la vie à quelques sympathies de ce genre en dehors de leur immense valeur réelle ». N’a-t-il pas raison ? Et n’est-ce pas une salubre complicité qui a lié, au cours de cinq siècles, les fonctions physiques de l’être humain, si grossières et répu- 38 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER gnantes qu’elles soient, à une sorte de cordialité pour le réel qu’on retrouve chez tous les disciples proclamés du créateur de Panta¬ gruel ? Mais Balzac n’aurait que faire de jouer à l’historien littéraire, et nous n’avons pas à lui demander autre chose que des affinités assez fortes pour conditionner une partie de ses inventions, fut-ce à titre de pastiche. Ressusciter Rabelais serait une autre affaire ; et, par exemple, nul affront ne lui sera plus pénible que la charge d’un petit journal qui, en 1839, Ie représentait en moine émerillonné, tenant sur ses genoux une femme nue. Il sait très bien que le règne de Rabelais est périmé ; il laisse entendre qu’une lutte analogue à celle du maître devrait être entreprise contre ce qu’il fait appeler par Philarète Chasles « le sensualisme analytique » de notre époque. En matière d amour et de j ouissance en général, l’homme qui pense est un animal dépravé : Balzac n’a guère varié là-dessus. Voici, en 1846, une dernière occasion d’expliquer ex professo ce qu il estime, en cette matière, la vérité à dire. Hippolyte Cas¬ tille ayant, dans la Semaine du 4 octobre, signalé l’origine rabelai¬ sienne de « cette verve effrontée et railleuse » qui lutte chez Balzac avec l’influence de Walter Scott, l’écrivain prend la peine de ré¬ pondre au critique par une longue lettre qui a été recueillie dans l’édition de ses Œuvres complètes (C. Lévy, t. XXII, p. 361). Il tient à bien délimiter la zone de son admiration, celle de sa respon¬ sabilité surtout, puisqu’on met aujourd’hui en cause le moraliste secret qu est, en effet, quiconque tient une plume d’écrivain. Celui- ci revendique le droit de constater et de dépeindre l’immoralité du morde, puisque la contre-partie vertueuse, honnête ou héroïque n’échappe en rien à son impartialité. Puis : Mon admiration pour Rabelais est bien grande, mais elle ne déteint pas sur la Comédie humaine ; son incertitude ne me gagne pas. C’est le plus grand génie de la France au moyen âge (sic), et c’est le seul poète que nous puissions opposer à Dante. Mais j’ai les Cent contes drolatiques pour ce petit culte particulier. Passons sur le lapsus chronologique ou sur la conception parti¬ culière du médiévisme, dont il serait puéril de se gausser. L’espèce d « exutoire rabelaisien », si l’on peut dire, que constituent les Contes drolatiques , est un fait avéré, et cette œuvre, que certains lecteurs affectionnent d’une dilection commode, que des lectrices apeurées n’admettent qu’en raison de son inintelligible surenchère DISPOSITIONS « PANURGIENNES » CHEZ BALZAC 39 linguistique, est bien, de l’aveu de son auteur, en dehors de la série normale et du « système » de la Comédie humaine. Les Contes drolatiques seront écrits « pour les pantagruélistes et non autres » ; il y aura en même temps pour ce hors-d’œuvre un public attitré et spécial et une langue particulière : ainsi, à certaines époques, un coin réservé de la littérature accueillait l’érotisme. Mais il est en¬ tendu que çes nouvelles « facéties " seront « la plus humble de toutes les pierres apportées pour le piédestal de la statue de Rabe¬ lais par un pauvre Lanternois du doux pays de Touraine », et ne feront point partie intégrante du monument balzacien lui-même. Il est assez probable que cette façon de limiter ses dévotions rabelaisiennes, de plaider les circonstances atténuantes, est l’effet de nouvelles initiations, plus ou moins spontanées, mais très oppo¬ sées à l’oracle de la Dive Bouteille. On a changé de clientèle favo¬ rite : il faut donc changer quelque peu d’enseigne, et l’étoile à cinq branches des mystiques, le fronton décent des auteurs qui stylisent, auront remplacé le joyeux bouchon qui se balançait au- dessus de la porte d’une des annexes, au moins, de l’abbaye de Thé- lème. Il y a en revanche de tout temps, chez Balzac, mais surtout au début, une façon qu’on pourrait dire « panurgienne » d’envisager l’existence, et de ne la prendre ni au tragique à fond, ni tout à fait à la plaisanterie ; de ne s’étonner de rien dans un monde où, avant tout, l’eau suit sa pente, les êtres leur penchant, la vie son cours et les appétits leur satisfaction ; où il semble absurde de dissimuler les grossièretés sur lesquelles sont fondées la transmis¬ sion de l’être et sa durée ; où il n’est rien de sûr, de stable et d’as¬ suré que l’énergique « vouloir-vivre » d’une humanité qui a tra¬ versé victorieusement des épreuves où d’autres espèces ont laissé leur peau. La séance continue, et le festin est toujours servi : à quoi bon se mettre martel en tête et mort dans l’âme ? « Trinque ! » La question d’argent ? Bien que le pauvre Honoré n’ait jamais acquis l’ingéniosité de Panurge, qui connaissait soixante-trois ma¬ nières de trouver des ressources, l’humeur de ce héros légendaire, sujet par nature à la maladie d’en manquer, est souvent d accord avec la sienne propre, et il ne demanderait pas mieux que de con¬ cevoir le monde comme un vaste compte de doit et avoir entre débiteurs et créanciers. Les relations entre hommes et femmes ? Il aurait peut-être bien 40 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER fait, « amoureux des hautes dames », de consulter comme Panurge sibylles et médecins, Épistemon et frère Jean, car il serait plutôt, sans doute, disposé à croire, lui aussi, que la femme forte décrite par Salomon n’existe plus, étant « morte sans point de faute »,et qu’une mésaventure chère à la gauloiserie de nos pères fait partie des apanages de l’époux et de la condition du mariage. Il ne con¬ tredirait pas plus Rondibilis que le héros de Rabelais, s’il lui enten¬ dait dire : « Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait, que Nature me semble (parlant en tout honneur et révérence) s’être égarée de ce bon sens par lequel elle avait créé et formé toutes choses, quand elle a bâti la femme. Et y ayant pensé cent et cinq cents fois, ne sais à quoi m’en résoudre, sinon que, forgeant la femme, elle a eu égard à la sociale délectation de l’homme et à la perpétuité de l’espèce humaine, plus qu’à la perfection de l’individuelle mulié- brité... » Cela, du moins, c’est une des dispositions foncières de Balzac au naturel. A la fois par une traditionnelle sagesse de Français d’héré¬ dité paysanne, doué d’une dose de sage acceptation, et par un ré¬ sidu d’expériences, de lectures ou de commérages admis avec demi-crédulité, le jeune Balzac, le Balzac de la Physiologie, accepte certaines données très simples, très philosophiques à leur façon, qui ne lui font nullement prendre les choses en détestation. Le raffinement et la pureté des sexes, il les admettra à son heure ; la perversité du roué, le mépris pour la femme ne seront jamais son fait : mais, ceci dit, pourquoi ne pas accepter simplement des nécessités tenant à la nature des choses ? N’y aurait-il pas quelque dépravation à empêcher les « prédestinés » de subir leur destin na¬ turel ? Et c’est une idée que Balzac soutenait volontiers que « la beauté est un superflu. Une femme jeune, bien portante, fût -elle laide, pourvu qu’elle ait le nécessaire, suffit pour l’amour... » Voire ! dit Panurge... Cependant il est dificile, même si l’on s’est rallié au panurgisme, de ne pas trouver, dans l’agencement des affaires de ce monde, un peu de cocasserie. La drôlerie des choses, vues d’un certain angle, est inépuisable : or ne serait-ce pas de cette gausserie perpétuelle, d'une telle constatation désopilante des illogismes humains, qu’il faudrait plutôt faire sa philosophie ? Et le rire qui d’une oreille à l’autre oreille va ne devrait-il pas céder la place à un sourire plus iermé, plus complexe, celui de Yorick ? l’attrait pour sterne 41 * * * L’attrait qu’éprouve Balzac pour Sterne, il peut le devoir à son père, dont la goguenardise, les folles conceptions sur la génération des enfants et V eugénique, la désinvolture assez fantasque, s’accom¬ modaient à merveille de la philosophie capricante de Tristram Shandy..Le jeune interne du collège de Vendôme retrouvait aussi, parmi ses maîtres, une incontestable dépendance à l’égard de l’au¬ teur anglais : Fresnais, traducteur notoire de Tristram Shandy et du Voyage au XVIIIe siècle, était né à Fréteval tout près de Ven¬ dôme ; le souvenir de cet adaptateur polisson de Sterne devait être d’autant plus vivant que son gendre Parisot professait la musique au collège dont Balzac fut longtemps l’élève. Plus tard, c’est Nodier qui, publiant en 1832, dans les Miscellanées, un article sur Rabelais et Sterne, associait deux puissants dieux en un culte qu’il n’est point anormal, d’ailleurs, de pratiquer en commun. « Le plus original des auteurs anglais » fait donc partie, et pour toujours, de l’équipement de notre romancier. Un tableau de Gé¬ rard Dow, dans la Peau de chagrin, lui rappellera « une page de Sterne ». Et c’est, très spécialement, à l’auteur de Tristram qu’il songe en pareil cas : dans sa correspondance, le Ier avril 1838, il trouve enviable la fortune des auteurs illustrés par un seul livre : « Quelle destinée pour Cervantes, Richardson et Sterne, de ne faire qu’une seule œuvre ! » De bonne heure, une certaine façon de présenter des situations humoristiques vient sous sa plume. Une de ses premières lettres à Mme de Berny, en 1822, couvre d’un souvenir donné à Sterne et à sa Marie la crainte de n’être plus aimé. Dès le Vicaire des Ar¬ dennes, une page savoureuse sur l’être singulier, si particulier à la France provinciale, qu’est la « bonne de curé », nous offre d’assez plaisantes considérations à la Tristram : « Oui, de toutes les servantes, je n’en excepte pas même les femmes de chambre des grandes dames qui, souvent, veillent sur les escaliers dérobés, je prétends et soutiens que la servante qui déploie le plus de génie, c’est la servante d’un curé ». Cette assertion ne m’appartient nullement, elle est prononcée entre une et deux heures de la nuit par Marguerite qui ne dort pas, aussi je la laisse prouver son dire. — Ah ! grand Dieu ! pensait-elle, que nous avons de mal dans nos états !... que de menées, que d’adresse, que de science ne faut-il pas déployer depuis le moment où l’on entre chez un curé jusqu’au mo- 42 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER ment où l’on devient maîtresse absolue !... et que de prudence ensuite pour ne pas trop lui faire sentir notre empire et arriver jusqu’au testa¬ ment ! C’est aussi du Sterne que l’énumération cocasse des raisons pour lesquelles on se marie : ainsi, dès le début de la Physiologie, le fan¬ tasque père de Tristram Shandy s’introduit dans la place. C’est du Sterne que la liste des « prédestinés » pour causes physiques, du Sterne encore que l’évocation des attitudes d’un timide amant ; ou que les litanies de la migraine, ou que la subdivision des névroses en névroses classiques et névroses romantiques ; du Sterne tou¬ jours que les dialogues du chevalier de Valois, dans la Vieille fille, avec la princesse Goritza peinte sur sa tabatière. Remèdes saugre¬ nus et lettres ingénument biscornues, divorces bizarres comme celui d’Élisa Draper, méditations domestiques des matrones à l’heure des tendresses conjugales ou pédantesques prétentions des époux en face des fantaisies féminines, tout cela fait partie des menues singularités que la fantaisie de Tristram sait discerner dans la vie de tous les jours. Cela pourrait être une occasion d’intaris¬ sable humour ; c’est au moins un perpétuel avertissement, un mé¬ mento continu. Le mariage, à le bien considérer, est la moins logi¬ que des combinaisons que des hommes et des femmes aient inven¬ tées pour organiser la vie en commun des individus et des sexes : surtout si, comme Balzac l’admet en complicité avec Sterne, Ma¬ dame Shandy ignore tout des réalités de l’amour, qu’elle confond avec d’autres rites domestiques, y a-t-il rien de plus cocasse que la cohabitation du mari et de la femme ? Ne disons pas que « le plus fort a fait la loi » : admettons plutôt que la famille a été consti¬ tuée à cause de l’enfant débile, le mariage à cause de la faiblesse de la femme, mais que l’homme a su exploiter la valeur sacro-sainte d’une institution qu’il a crue faite -pour lui ■ — et dont, ô paradoxe ! l’enfant voudrait se libérer et la femme s’évader, comme si ce n’était pas à eux à maintenir une protection faite pour leur salut ! Et ceci encore, hors du mariage : l’homme joue à faire tomber la femme ; après quoi il se lamente sur la fragilité: de la femme ! L’humour de Balzac ne s’élève pas, cependant, jusqu’à une bouf¬ fonnerie acrimonieuse à la manière de Swift, et seules certaines parties de son Code des gens honnêtes, en 1825, reproduisent di¬ vers procédés de l’amer doyen de Saint-Patrick. Non, un badi¬ nage amusé semble suffisant à Balzac pour se bien divertir à l’occa¬ sion, comme le faisait son père, d’une humanité patraque et qui LES ILLOGISMES DE LA VIE 43 ma foi, va toujours son train, malgré ses illogismes ou peut-être grâce à eux, titubant et boitant la moitié du chemin, courant et galopant pour trébucher et se casser le nez par terre, continuant malgré tout son allure cahin-caha, dont la vie matrimoniale, ce comble de déraison, est la meilleure illustration. ...Et la vie tout entière n’est guère plus logique. Faut-il la regar¬ der, cette capricieuse dispensatrice de l’être, avec plus de sérieux qu’elle n’en apporte elle-même à organiser ses combinaisons ? La seule lecture du suprême fragment d’un livre perdu « faisait pleu¬ rer ce Sterne qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants » : apparente inconséquence qui n’est pas plus grave, à le bien pren¬ dre, que les immoralités et les contradictions de la Destinée ! La Fortune qui vient en dormant, l’importance incroyable, stupé¬ fiante, des toutes petites choses pour les plus graves affaires ; les malentendus qui engendrent des drames, les tragédies qui, vues par l’autre bout de la lorgnette, sont pures bouffonneries ; la sagesse des fous, la folie des sages, les lubies des prudents, — tout cela permet -il de prendre très au sérieux le cours le plus ordinaire des choses ? La moyenne des hommes aspire à vivre, et en même temps raccourcit ses chances par cette aspiration même : n’est-ce pas à hausser les épaules ? Il n’est pas surprenant que Sterne soit invo¬ qué, en même temps, que Rabelais, dans l’article consacré par l’au¬ teur lui-même à son premier roman sérieux, sous un pseudonyme, dans la Caricature du 13 octobre 1831. La figure qui ornera la Peau de chagrin reprend le tracé serpentin qui figure dans Tris- tram Shandy, au chapitre iv du livre IX, et schématise le mouli¬ net victorieux du Caporal Trim prononçant ces mots fatidiques : « Tant qu’un homme est libre... » et Sterne ajoute : « Un millier des plus subtils syllogismes de mon père n’auraient pas été un meilleur plaidoyer en faveur du célibat 1 ». La même année, Paris en 1831 continuera le procédé de l’énu¬ mération bouffonne à la manière de Sterne : c’est le moment où, dans les journaux où il multiplie articles et feuilletons, l’auteur de j f Davin donne une profondeur plus générale à ce symbole dans la fameuse Préface de 1834 (Spoelberch, p. 203) : « L’effet produit par le désir, par la passion, sur le capital des forces humaines, n’y est-il pas magnifiquement accusé ? De là cette morale que peignait si énergiquement le caporal Trim, par le moulinet qu’d trace en l’air avec son bâton et dont M. de Balzac a fait une épigraphe si mal com¬ prise par la plupart des lecteurs. Peu de personnes ont vu qu'après un tel arrêt porté sur notre organisation, il n’y avait d’autres ressources, pour la généralité des hommes, que de se laisser aller à l’allure serpentine de la vie . 44 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER la Physiologie s’ingéniera, parfois pesamment, à se faire léger, lé¬ ger, et à égayer boulevards et salons par des gentillesses de chro¬ niqueur parisien : Tristram Shandy est souvent en tiers dans son jeu. De ces folâtres énumérations, on en trouvera même dans Y Histoire des Treize. Lui-même, d’ailleurs, ne s’en cache pas, et proclame son estime sans nul détour : c’est ainsi que, dans la Comédie du Diable, il n’hé¬ site pas à faire de « Laurent Sterne, homme de lettres », un des représentants de Paris au nouveau Parlement dont on donne re¬ présentation à messire Satan. Touriste imaginaire de Paris à Java, il estime aussi que les « voyageurs égoïstes » ont été oubliés dans la fa¬ meuse liste du Voyage sentimental. Il est surtout, pour Balzac, des descriptions, effectives ou suppo¬ sées, qui appellent le souvenir et le secours d’un caricaturiste cor¬ dial : les culottes du notaire, dans le Cabinet des Antiques, « eus¬ sent mérité de Sterne une description épique » par leur ampleur démesurée ; mais ces procédés extérieurs ne sont que l’indice d’une alliance infiniment plus substantielle. Rapporterons-nous à Sterne, observateur de telles contradictions, l’importance que Balzac ne peut manquer de donner à la « loi des contraires », comme il l’ap¬ pelle dans le Cabinet des Antiques ? C’est « une pente naturelle à l’esprit humain, qui fait souvent une débauchée de la fille d’une dévote, une dévote de la fille d’une femme légère ». En tout cas, il ne cessera pas de déclarer Tristram Shandy un « chef-d'œuvre » pour les éléments les plus scabreux de ce fameux ouvrage : ceux qui mettent en cause la naissance et, avant elle, les hasards de la procréation. Si jamais Dame Nature est illogique, c’est dans sa façon de dispenser les dons de l’hérédité, en brouillant les apports et en intervertissant les continuités. De même, certains aspects cordiaux d’une psychologie bon en¬ fant appellent ce souvenir : le bonhomme Alain, dans Y Envers de l’histoire contemporaine, « semblable à l’oncle Tobie de Sterne, n’écrasait pas une mouche après avoir été piqué vingt fois par elle ». Niaiserie contradictoire, à le bien prendre, et si charmante cependant ! * * * « Le nom de Rusca me fait pressentir quelque drame ; car je partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shandy : » ainsi parle Balzac après avoir reconstitué son Échan- LA SUPERSTITION DES NOMS PROPRES 45 tillon de causerie française, et il achève, goguenard : « Je n’aime¬ rais certes pas une demoiselle qui s’appellerait Pétronille ou Sacoun- tala, fût-elle jolie... » De la même façon, en effet, le père de Tris- tram Shandy, on le sait, avait les plus fortes sympathies ou anti¬ pathies pour certains noms, considérant Jack, Dick, Tom et Bob comme des prénoms « neutres », alors que William était hono¬ rable, Andrew inexistant et Nick diabolique. On dirait que l’humo¬ ristique chapitre xix de Tristram Shandy est resté pour Balzac une sorte d’ Évangile, et que ses expériences et ses lectures n’ont guère fait que préciser et confirmer la paradoxale philosophie de M. Gautier Shandy. Nous la verrons en effet, cette singulière théo¬ rie des noms révélateurs, s’agglomérer aux vues « unitaires » par où Balzac reprend les idées mystiques sur le microcosme de l’indi¬ vidualité humaine, lequel révélerait par tous ses éléments, ses dehors les plus humbles, sa foncière unité de composition. Elle fera partie de la caractéristique des êtres, si indispensable à un roman¬ cier, • — si nécessaire à un biologiste de l’humanité, qui n’a pas moins à caractériser un homme par son patronymique qu’un natu¬ raliste à trouver un nom « adéquat » à une espèce animale nouvel¬ lement découverte : or, dès que Balzac se croira obligé de rappe¬ ler cette loi des noms appropriés aux êtres, c’est à Sterne qu’il con¬ tinuera de se référer. Lui qui vit à l’aise dans une sorte d’occul¬ tisme auquel il enrage de ne pas voir la science officielle faire la place qui lui semble due, il s’imagine volontiers que le lecteur est au courant. Quand le Curé de Tours fait apparaître Mme de Lis- tomère : Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame ; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels le système de cognomologie de Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots : Madame de Listomère ! sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des mœurs monarchiques et classiques, par des manières polies ; bonne, mais un peu roide ; légèrement nasillarde ; se permettant la lecture de la Nouvelle Héloïse, la comédie, et se coiffant encore en cheveux. Nous sommes ici sur l’un des terrains où se retranchera toujours le grand romancier. Sa chasse aux noms propres l’en fera sortir : quand il y rentrera, quel triage de son butin ! Quel filtrage de ces dénominations, toutes possibles en apparence, secrètement appro¬ priées en réalité aux personnages qu’elles doivent désigner ! « Ne doit-on pas reconnaître avec Sterne, dit-il dans Ursule Mirouët, 46 ENTRE PAN U RG E, YORICK ET WERTHER l’occulte puissance des noms, qui tantôt raillent et tantôt précisent les caractères ? » Et, un peu plus loin, à propos d’une femme dont le vrai prénom est en parfait et insupportable désaccord avec tout l’être : « On l’avait appelée la Bougival par l’impossibilité reconnue d’appliquer à sa personne son prénom d’Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois de l’harmonie... » Or l’on est en 1841, quand Balzac est presque au bout de son œuvre, lorsqu’une existence aussi bousculée aurait pu lui révéler qu’en réalité le dic¬ ton nomen, omen est démenti par les faits, et que nulle nécessité inéluctable ne lie patronymiques et psychologies. Mais son tour¬ ment de l’unité se rencontre trop nettement dans ces conceptions pour qu’elles ne dépassent pas ce qu’on pourrait admettre : les bou¬ tades ou les paradoxes d’un grand organisateur de physionomies, qui a besoin de faire concourir tous les détails à un effet central. « On est nommé là-haut avant de l’être ici-bas », dit-il expressé¬ ment à L. Gozlan quand il s’agit de trouver, pour un héros original et bizarre, « un nom qui s’applique étroitement à l’homme, comme la gencive à la dent, le cheveu à la bulbe, l’ongle à la chair » : ce sera Z. Marcas, patronymique bizarre flanqué d’une initiale peu fréquente, dont une enseigne de tailleur lui livrera les sept lettres après une chasse éperdue à travers Paris, et le laissera satisfait enfin, enthousiaste même. « Dans Marcas, il y a le philosophe, l’écrivain, le grand politique, le poète méconnu ! Il y a tout : Mar¬ cas !... Toute la vie de l’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres... » Pour ce terrible dispensateur d’existences imaginaires, c’est donc une véritable mystique qui s’attache à la question des noms, de ces appellations qu’il faut bien conférer à des familles innombrables issues d’un cerveau en ébullition x. « Il prétendait, nous dit sa sœur, que les noms inventés ne donnent pas la vie aux êtres imaginaires, tandis que ceux qui ont réellement été portés les douent de réa¬ lité ». On croirait vraiment se retrouver en face d’un logicien mé¬ diéval méditant sur la question des universaux, et persuadé que les mots sont des substances et non des flatus vocis sous lesquels peut se mouvoir une réalité parfaitement indifférente à sa déno¬ mination. L’étrange et l’amusant, c’est assurément de trouver, sous le cou- 1. Cf. l’article de Spœlberch. de Lovenjoul, A propos de la recherche et de la phy¬ sionomie des noms dans l'œuvre de H. de Balzac (Débats, feuilletons des 7 et 8 février 1895, et Causeries d'un chercheur) . DURABLE SYMPATHIE POUR YORICK 47 vert de l’auteur de Tristram Shandy, capricieux s’il en fut, la sys¬ tématisation balzacienne d’une idée qui ne laisse indifférents nuis de ceux qui se préoccupent de la crédibilité des personnages roma¬ nesques, ou même de la concordance souhaitable entre les êtres humains et leur étiquette. Systématique et exigeante à l’excès sur ce point, l’importance de Sterne pour Balzac est, sur tous les autres, conforme au sens principal de ce grand nerveux, qui fut vibrant et émotif jusqu’à une sorte de convulsion papillotante. Et ne fut-il pas salutaire à Balzac d’avoir parmi ses maîtres déclarés un im¬ pressionniste aussi souple, et qui le mît secrètement en garde contre l’esprit de système et de construction volontaire ? N’est-il pas bien prétentieux, en effet, de la part d’un auteur, d’apporter par son livre une apparence d’ordre et de sagesse à la représentation d’un monde biscornu ? Quoi que fassent la logique, la prévision, l’ordonnance et la règle, n’y a-t-il pas pour un auteur d’éternelles séductions dans le caprice, le laisser-aller, la fantaisie du moi, les cabrioles et les pirouettes ? Pour Balzac, cependant, les développements foncièrement humoristiques seront de plus en plus rares à mesure qu’il avancera dans sa carrière : il se déclare à cet égard, s’il le faut, du camp de Racine et de ceux qui prennent la littérature sérieusement — même si la vie ne mérite pas toujours semblable honneur. Mais sa verve de conversation, son coup d’œil amusé sur les cocasseries du monde, certaines drôleries de sa cor¬ respondance témoignent d’une sympathie durable avec un maître toujours cher, jamais négligé ni répudié : quand les affinités gisent au fond des esprits, l’expérience, le durcissement de l’être, la suren¬ chère même de l’individualité ne peuvent leur faire un tort essen¬ tiel. L’une des preuves les moins contestables de la persistante impor¬ tance de Sterne pour la vie imaginative de Balzac, c’est que le nom du plus caractéristique de ses héros, Yorick, est attribué, aux alen¬ tours de la Noël 1835, au nouveau-né de sa ferme et sûre amie, Mme Z. Carraud : politesse évidente des vivants au monde imagi¬ naire, mais tout aussi réel, des héros de la littérature ! * * * Or, voici que chez l’être incertain et multiple qu’est un écri¬ vain en puissance, voici que chez le jeune homme qui cherche à fixer son point de vue sur les hommes et sur la vie, une autre dis- Orientations étrangères. S 48 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER position encore est encouragée par la première grande tendresse, et la plus décisive, qu’il ait jamais suscitée. Ni par son entourage, ni par ses expériences jusqu’ici, une nuance expresse de sentimen¬ talité ne serait favorisée, comme un autre « possible », chez ce joyeux garçon, inquiet et goguenard à l’occasion, guère attendri, encore moins rêvasseur. Patience ! Werther, pour avoir attendu, n’en aura que plus sûrement son heure — et elle coïncide assez avec celle du berger. Au risque de contrister les balzaciens qui attribuent à la « Di- lecta » mille supériorités de caste et de rang, je crois qu’il faut savoir gré à cette « femme de cinquante ans » d’avoir sauvé le jeune Honoré du désespoir, de l’avoir mis en défiance contre une famille médiocrement clairvoyante ; et que, ceci dit à son très grand honneur, il faut admettre chez Mme de Berny, (reprenant pour son compte, à près de cent ans de distance, le rôle de Mme de Warens en face de Jean -Jacques), des dispositions de caractère et de tempérament moins aristocratiques et distinguées qu’on ne le dit souvent. Quand on nomme Mme de Bemy, filleule de Marie- Antoinette, femme d’un conseiller à la cour royale, on croit pou¬ voir évoquer je ne sais quelles élégances et quelles réserves de vieille noblesse française : qu’on lui rende son premier nom de Laure Hinner et ses parents authentiques, un musicien allemand et une femme de chambre de la reine, et l’on se retrouve dans une tout autre réalité. Cette matrone sensible, qui avait épousé à moins de seize ans un petit gentilhomme de robe et n’en avait pas eu moins de neuf enfants, était encore « belle et friande » vers 1822 : la première impression que le jeune Honoré laisse connaître d’elle si- 1. Rappelons ici quelques dates. Le père de Mme de Bemy, Hinner, né à Wetzlar en 1754, violoniste qui avait « un joli petit talent » selon Mme de Genlis, épouse une femme de chambre de Marie-Antoinette, et celle-ci (de qui l’on sait l'effort pour acclimater diverses valeurs germaniques dans la France des dernières années de l’Ancien Régime) s’intéresse fort au jeune ménage. Veuve, Mme Hinner se rema¬ rie avec le chevalier de Jarjayes. Laure Hinner, née en 1777, épouse le 8 avril 1793 M. de Bemy. Le premier article qui ait tiré parti des découvertes de M. G. Hanotaux est de l’abbé F. Allemand : Une belle-fille du chevalier de Jarjayes et son rôle dans la vie et l’œuvre de Balzac (Bull, de la Soc. d’études des Hautes- Alpes, 1902). La biographie de Mme G. Ruxton me semble tirer à l’excès la psychologie de cette amie si pathétique du grand écri¬ vain du côté de la noblesse traditionnelle. Or, Jacques de Biez (Figaro du 14 dé¬ cembre 1912, supplément) a bien vu que Spœlberch de Lovenjoul avait raison de penser que « Mme de Berny ne poussa jamais Balzac vers l’aristocratie... » M. Bou- teron, en publiant dans la Revue des Deux-Mondes du Ier décembre 1921 ce qui subsiste de la correspondance, a permis de voir plus clair dans cette aventure. LA DÉPRÉCIATION DE WERTHER EN 1820 49 gnale « sa j olie taille, sa figure fade, ses yeux langoureux ». Pour nous qui cherchons les facultés d’écrivain qui auront à faire leur partie dans la Comédie humaine, c’est à ces « avantages » qu’est dévolu le soin de libérer chez lui, ou de renforcer, un jaillissement senti¬ mental. Et c’est ici, pour le nommer, Werther qui est en cause. Le fameux héros de Goethe traversait à ce moment-là en France une phase difficile — lui et la gamme de sentiments qu’il symbolise depuis si longtemps. Les petits théâtres lui faisaient la vie dure, comme si l’esprit boulevardier, inquiet des premiers symptômes du « mal du siècle », avait tenu à discréditer l’un des pères avoués de la moderne mélancolie. Werther ou les égarements d’un cœur sen¬ sible en 1817, Le jeune Werther ou les grandes fiassions en 1819, Le retour de Werther ou les derniers éfianchements de la sensibilité en 1820, ridiculisaient à l’envi ce larmoyant héros : l’acteur Potier, dans cette dernière pièce 1, discréditait à fond, par une surenchère de niaiserie, l’amoureux transi de Charlotte ; l’inflammable Wer¬ ther s’éprenait, au lieu de disparaître, de la fille de l’impossible bien-aimée. Et, ainsi, la raillerie du boulevard faisait écho aux objurgations de la morale religieuse et aux aphorismes de la sagesse bourgeoise : le sentiment, que le werthérisme prétendait ajouter aux données les plus positives de l’amour, n’était qu’une imbécile folie. En 1822 précisément, la Physiologie de l’amour, de Stendhal, recon¬ naissait bien que « l’amour à la Werther ouvre l’âme à tous les arts, à toutes les impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la beauté des bois, à celle de la peinture, en un mot au sen¬ timent et à la jouissance du beau, sous quelque forme qu’il se pré¬ sente, fût-ce sous un habit de bure... La publicité est nécessaire aux triomphes des don Juan, comme le secret à ceux des Werther ». Mais il observait, au début de ce même chapitre lix : Parmi les jeunes gens, lorsqu’on s’est bien moqué d’un pauvre amou¬ reux et qu’il a quitté le salon, ordinairement la conversation finit par agiter la question de savoir s’il vaut mieux prendre les femmes comme le don Juan de Mozart ou comme Werther... Or qui, mieux que la fille d’un musicien de Wetzlar — c’est-à- dire de la petite ville allemande qui, en novembre 1772, avait été le théâtre d’un retentissant suicide d’amour, et, un peu plus tard, d’un épisode «vécu» de littérature, plus retentissant encore, — pou- 1. A laquelle fera allusion Balzac dans les Enseignes de Paris (1826) : Werther aux Variétés (Ed. Calmann Lévy in-8°, t. XXI, p. 162). 50 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER vait faire comprendre à un jeune Français peu raffiné, petit bour¬ geois issu d’une longue souche paysanne, qu’une modalité de l’amour, à demi artificielle à l’origine, naturelle malgré tout en son principe, supposait chez l’homme une tout autre attitude que la gaillardise traditionnelle de Panurge, même agrémentée de gaus- serie humoristique à la Sterne ? Les premières lettres connues du jeune Honoré à la mûrissante Dulcinée témoignent d’un matérialisme cordial, appuyé sur des théories qu’on devine aisément à travers l’embarras des déclara¬ tions. « Dédaignant la poésie, le sentiment, ce genre dont on revêt ses paroles, je vous crois assez forte pour voir les idées à nu ; trai¬ tons de l’amour. Et il n’existe que deux sentiments qui méritent ce nom : celui des mères pour leurs enfants et celui que la nature a posé chez nous comme principe conservateur. Ainsi, quand j’ai dit : je vous aime, voilà ce que cela signifie » : c’est le précoce élève du Dr Gall et de ses localisations cervicales qui parle ici, d’après le traité que le médecin de sa famille, le Dr Nacquard, avait pu¬ blié * 1. « Cette idée première a reçu depuis un développement im¬ mense, c’est-à-dire qu’autour de ce désir premier se sont groupés une foule d’autres désirs, qui tonnent maintenant chez moi une masse, et cette passion ne voyant qu’un but y rattache tout et justifie tout. Ainsi vos quarante-cinq ans n’existent pas pour moi, ou si je les aperçois un moment, je les regarde comme une preuve de la force de ma passion, puisqu’à votre compte ils devraient en rompre le charme » : est-ce ainsi que le jeune homme utilise et transpose la fameuse figure de la cristallisation, qu’il a pu trouver au début de la Physiologie de l amour de Stendhal, laquelle est mise en vente vers la mi-août 1822 ? « Ou vous avez des principes phi¬ losophiques, ou vous n’en avez pas ! Si vous les avez tels que je les suppose, la conséquence est que nous mourrons tout entiers, qu’il n’y a ni vice ni vertus, ni enfer, ni paradis, et que la seule chose qui doive nous intéresser, c’est cet axiome : Prends le plus de plaisir que tu pourras ». On ne saurait plus délibérément se réclamer de l’amour physique, à la rigueur de l’amour-goût (pour reprendre les subdivisions que la Physiologie avait énumérées dans son chapitre initial). 1. Amour physique, amour maternel: ce sont les deux seules variétés d’amour que les localisations cérébrales de Gall aient fait découvrir au père de la phréno- 1 ogie et à ses disciples proclamés. Voir, plus loin, le chapitre v. LES LEÇONS DE SENTIMENTALITÉ 51 Balzac appartient donc, en 1822, à une école pour qui l’amour ne saurait comporter la moindre parcelle de sentimentalité, d’idéal, ou même — il le dit — de tendresse. A peine si une nuance de mélancolie toute physique se glisse dans cette rude trame, et aussi, chez ce génie qui sommeille, une impression de dignité mortifiée : on s’est moqué de sa gaucherie, et « il est impossible que l’on aime ceux qui donnent prise soit au ridicule soit aux plaisanteries 1 ». Notre séducteur, en effet, se sera fait donner sur les doigts : Mme de Berny ne fait point fi de son hommage juvénile, mais elle voudrait, avec ses quarante-cinq ans, un amoureux mieux accordé à sa pro¬ pre façon d’entendre les choses du cœur. Honoré mettrait volon¬ tiers son aventure sous le précédent de Jean- Jacques ; elle, qui s’appelle Laure, lui rappelle sans doute que François Pétrarque a filé, avant lui, le parfait amour. « Pétrarque plus grand que Laure », dira Balzac plus tard, et quand il mesurera l’ampleur du sacrifice exigé de l’homme par l’amour platonique. Il se pourrait bien qu’à l’école de Mme de Berny le jeune gaillard se soit vite mis à la page ; ainsi qu’il arrive avec les sentimentales, il n’y a point perdu, et la scène du banc nocturne a peut-être suivi une lettre enflammée, mais respectueuse, qui est, elle, tout à fait dans le style souhaité, et qui donne même l’impression d’un par¬ fait exercice de style : Aimer, c’est sentir autrement que tous les hommes, et sentir vio¬ lemment ; c’est vivre dans un monde idéal... C’est quitter son exis¬ tence passée et future et présente pour en adopter une nouvelle... C’est se confondre tellement qu’il n’y ait pas trace d’individualité, c’est vivre de la vie d’un autre... Comme il a été vite ramené, le jeune homme ! Comme Panurge est invité à regarder du côté des étoiles ! Mais ce n’est pas la re¬ constitution de l’aventure qui nous importe ici. Mme de Berny a le mérite, à notre sens, d’avoir fait comprendre au hasardeux ro¬ mancier de 1822 que l’amour païen, l’amour roué, l’amour à la dra¬ gonne, n’étaient pas aussi exclusivement à la mode qu’il le croyait. Peu disposé à donner prise au mal du siècle, Balzac a eu la bonne fortune de passer par la classe d’écriture la plus efficace, si l’on peut dire, qui pût lui être offerte : celle que tenait une Allemande 1. « Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités »: cet aphorisme de la Physiologie sonne comme une expérience personnelle. 52 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER plus que mûrissante, déçue dans ses sentiments par un mariage trop prolifique et par une triste aventure (à ce qu’il paraît) avec un Corse qui aurait été atroce pour cette femme, « enfant par le sentiment, grave par la souffrance ». Ce qu’il y a du reste de pathétique, de douloureux et de fort dans ces amours-ci, c’est l’amère réalité werthérienne, en somme, qu'elle comportait en effet. Ne rions pas de la phraséologie enflammée de ce garçon de vingt-trois ans, ému jusqu’aux moelles par l’aban¬ don quasi incestueux de celle qu’il appelle « maman », comme fit le jeune laquais des Charmettes : Ah ! si j’avais un testament à faire, il serait contenu dans ces sim¬ ples paroles : « Aime-moi toujours, que je sois toujours présent à ta pensée, que du fond de mon exil, si cet espoir se fonde, je puisse me dire : Il est dans l’univers, à tel endroit, un être à qui je suis cher et qui pense fidèlement à moi, que ma pensée se rencontre avec la sienne, de même que mon imagination l’entoure ». Ce lien voltige sur mes pas et ces angéliques douceurs n’ont rien qui puisse, hélas ! faire rougir la vertu. Oh ! Laure, j’aurai fait plus que bien des hommes ! Sans être J. Chr., j’ai fait mieux que lui... Avec ces dispositions nouvelles, et même s’il faut y faire la part d’une rhétorique un peu excitée de néophyte, comme le jeune Ho¬ noré trouve vite une consonance d’accent qui lui fait faire écho au mélancolique héros de Wetzlar ! Inaperçu sur la terre, et c’est un de mes plus grands chagrins, j’aurai vécu comme les millions d’ignorés qui sont passés comme s’ils n’avaient jamais été... Mélancolie fugitive, on s’en doute bien : l’ambition du jeune Balzac a vite raison de ces nuances de découragement ; sa santé foncière bannit ces morbides confrontations avec l’infini et l’éter¬ nel — ou du moins n’en conserve que les éléments qui aident à vivre et à faire son œuvre. Pour l’amour, c’est autre chose. D’après ce qui subsiste des lettres de Mme de Berny, d’après les nouveautés dont témoignent, cette initiation faite, les œuvres de Balzac, on peut imaginer les variations subies par une sensibilité encore hésitante, prête à se modeler sur des effusions correspon¬ dantes. Or, tout le vocabulaire piétiste transporté dans le domaine de 1 amour se retrouve dans la prose, si spontanée et si tendre, de cette femme sensible : la « belle âme », le « fils d’amour », la « chère l’initiation au werthérisme 53 créature adorée », « amour de moi », les « chères phrases » et les « chères lettres », les « liens invisibles et inexplicables », le « doux bien-aimé ». La Schwdrmerei se manifeste sans voiles dans ces let¬ tres, que ne pouvait manquer de doubler, même involontaire, la révélation de la littérature rêveuse et de la musique sentimentale du romantisme allemand L Et si jusque-là Balzac avait passé - — ses toutes premières œuvres, ses lettres à sa sœur en font foi — à côté de 'cette expression un peu affadie de la passion, il était servi à souhait par une initiation qui ne pouvait être plus complète. Ajoutez qu’une nature de femme comme celle-ci, soumise et serve pour celui qu’elle aime, a toujours dédommagé Balzac, et au-delà, des coquetteries ou des manèges impérieux des mondaines qui ont pu l’attirer. Laquelle aurait écrit à cinquante-cinq ans : « Tu es encore mon maître, et j’attends l’arrêt de ta volonté toute souve¬ raine », ou encore : « Je respecte la force et puis tout supporter d’elle, je méprise la faiblesse et n’en puis rien supporter sans de grandes souffrances... » ? C’est donc cette révélation, dont la prêtresse a été entourée par Balzac d’une vénération fervente faisant grand honneur à son cœur, qui ajoute à sa lyre un peu courte une corde gravement vibrante. Grâce à ces sortes d’harmoniques werthériennes qui amortissent le crissement de l’humour shandéyien et la grasse satis¬ faction panurgienne, son premier grand livre personnel, la Physio¬ logie du mariage, aura une déconcertante complexité de ton : livre osé plutôt qu’immoral, livre scabreux qui n’arrive pas à concilier, dans une astronomie acceptable, la lune de miel et la lune rousse, ni à trouver une commune mesure entre le mariage-régularisation des instincts, le mariage-sacrement, le mariage-institution sociale, le mariage-satisfaction de l’âme féminine ; qui ne saurait donner ni sa pleine approbation rabelaisienne à la gaudriole, ni son adhésion ricanante à la constatation des incongruités du monde conjugal. I. Il ne serait pas difficile de prouver combien Mm0 de Berny conservait de gau¬ che et touchante ingénuité germanique dans certaines incorrections de son style, ni quelle sensibilité à la Charlotte vivait dans cette amoureuse. On peut supposer que bien des détails de la littérature allemande sont révélés à Balzac par la fille du harpiste (cf. chap. x). Il est assez curieux, d’autre part, que l’humoriste alle¬ mand Th. G. Hippel, disciple déclaré de Sterne et des Français, ait écrit Sur le mariage un livre, indulgent aux femmes (il était célibataire) qui avait eu grand succès en Allemagne et dont le décousu n’est pas sans analogie avec celui de Balzac. 54 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER * * * « Le mariage est une institution nécessaire au maintien des socié¬ tés, mais il est contraire aux lois de la nature ». « L’amour est un luxe social, comme les dentelles et les diamants ». « Quand un homme a gagné vingt mille livres de rente, sa femme est une femme honnête, quel que soit le genre de commerce auquel il a dû sa fortune ». Ce sont là des réflexions humoristiques dont Balzac semble fier, et dont la hardiesse goguenarde l’enchante. S’il l’osait, il irait plus loin dans son sardonique bilan d’une ins¬ titution qu’il trouve, quand il la scrute dans sa réalité « physio¬ logique », contredite par l’usage qu’eu font les hommes et les femmes, par l’esprit dans lequel ils l’acceptent. La malice et la grossièreté combinées lui souffleraient l’aphorisme qu’il a inscrit dans son carnet, et qui, tout aussi bien que des articles du Code, servirait admirablement de pensée liminaire à ses réflexions : Le mariage est un sacrement en vertu duquel on se communique ses mauvaises humeurs le jour et sa mauvaise humeur la nuit. Dès qu’il est entré de la sorte en matière, chacune des disposi¬ tions de l’auteur pouvait s’ébattre librement — comme elles le font, en somme, au-delà de la Physiologie, dans les Petites misères de la vie conjugale . dans nombre d’ Essais analytiques et, au fond, dans les réflexions que Balzac pourra faire sur cette question du mariage. Panurge (et Caliban qui est tout prêt à le seconder, et que notre auteur connaît bien, car il le cite dans un de ses romans informes de la première manière), Panurge est là pour nous rappeler que l’eau va toujours à la rivière, que l’attrait des sexes est inscrite dans le statut fondamental des choses, que par surcroît « de la panse vient la danse », et que par-delà les idéalismes, les codifica¬ tions et le reste, une solide sensualité rythme la vie de l’humanité. Yorick fait, dans son coin, de malicieuses remarques sur la cocas¬ serie des choses, qui ne permettra pas à l’homme, ni surtout à la femme, de s’accommoder sans déchet d’une vie en commun, et en particulier de cette organisation conjugale qui a été faite pour la securité de l’une et pour la commodité de l’autre, et qu’une impa¬ tience déraisonnable met sans cesse en péril. Werther, convié un peu tard au symposium que domine l’ombre du Napoléon du Code civil à défaut du Moïse du Décalogue, prend des airs éplorés en alléguant qu’il ferait, mieux qu’Albert, le bonheur de Charlotte, LE WERTHÉRISME DE BALZAC 55 et que les « têtes froides » sont moins propres que son âme de feu à comprendre l’inquiétude des femmes, la langueur des fiancées, le frémissement des épouses, le regret des matrones. Et, tant bien que mal, l’association de ces trois personnages mal assortis servira, tribunal hétéroclite, à arbitrer les menus faits dont se compose l’expérience du jeune auteur, témoin des discordances quotidiennes d’une famille, amant fervent et décontenancé d’une malheureuse, confident déjà de ces mille et une petites choses du soir et de la nuit dont Sainte-Beuve lui reprochera si vite de tenir le journal au seuil des alcôves et dans les cabinets de toilette, « le cutané et le sous-cutané », le morbide et l’impur comme le normal et le salu¬ bre, la « physiologie » enfin — tout ce qui empêche l’amour de faire figure angélique, ou même esthétique, pour quelqu’un qui y regarde de près... Que Balzac prenne plutôt là-dedans le parti de la femme, voilà qui n’est pas douteux : Werther le tard-venu a vite rattrapé l’avan¬ ce de ses rivaux, et la clientèle féminine de l’auteur de la Femme de trente ans devrait savoir un gré éternel à Mme de Berny, qui a dissuadé son jeune ami de se donner la désinvolture des roués ou le ton méprisant des connaisseurs, et qui lui a fait prendre goût à la rêverie au clair de lune. Car telles de ses observations suppo¬ sent désormais, chez le jeune romancier, une vraie complicité avec les grandes amours. Ne sont-elles pas d’un werthérisme saugrenu, ou d’une gaillardise singulièrement mouillée de sensibilité, des réflexions comme celle-ci ? Ce n’est pas se venger que de surprendre sa femme et son amant et de les tuer dans les bras l’un de l’autre : c’est le plus immense ser¬ vice qu’on puisse leur rendre. Ne feraient-elles pas écho à des déclamations à la Jean-Paul, mais surveillées par un réalisme badin, des observations de ce genre ? L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plai¬ sir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs... d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme ? ...Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de liberté... 56 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER * * * Avec sa robustesse de paysan méridional, Balzac ne donnera jamais à fond, pour son compte, dans une conception werthérienne de l’amour : et si, d’aventure, il s’attardait à cueillir les Vergiss- meinnicht, Panurge serait là pour lui rappeler qu’il y a d’autres usages à faire des mois tapis d’herbe et de mousse que diaprent ces fleurettes symboliques, et l’ami Yorick pour lui apprendre que le myosotis n’est, après tout, qu’un genre de borraginée dont le nom vulgaire est simplement : oreille de souris. Vaine rêverie, il le sait en plein romantisme montant, qui aj oute des obstacles à tous ceux que la « nature diabolique » et la société astucieuse ont mis entre les êtres ! L’homme et la femme sont au monde avec des moyens différents, mais point inégaux, de s’affronter et de s’arranger tant bien que mal ; si la société a forgé des codes où la femme n’est pas avantagée, la plus faible a su très bien trouver les moyens de dé¬ fense qui rétablissent en sa faveur un équilibre déplacé par le plus fort ! Viendront des phases d’exaltation swedenborgienne où le disciple de Mme Hanska, soucieux de lui plaire, renchérira sur les gentilles effusions qu'il prodigue en 1823, pour agréer à la fille du musicien allemand, si maternelle et si sentimentale tout ensemble, si docilement prête à ouvrir son cœur et ses bras et sa bourse à ce garçon vulgaire et génial. Pour lui, « le monsieur du genre Wer¬ ther » n’est pas précisément son fait : il le dira en toutes lettres dans les Petites Misères de la vie conjugale ; et si, dans son autobiogra¬ phie d’âme, Louis Lambert, il met quelque peu ses pas dans les traces du légendaire héros, c’est pour marquer aussitôt une supé¬ riorité : « Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes de tris¬ tesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pages de Werther... Werther est l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âme esclave... » Mais, si l’on ne cueille pas pour son compte de si fades bouquets, encore n’est -il pas mauvais, pour être un grand romancier du XIXe siècle, de savoir que la petite fleur bleue n’a pas cessé de trouver sa place dans les herbiers du cœur. Balzac fera profession de détes¬ ter l’idée même du suicide, « la plus volumineuse de toutes les absurdités », trouvera « bien absurde » le dénouement de Chatter¬ ton. Bon pour une femme un peu faible d’esprit, comme sa mère, de dire à chaque contrariété : « Une pierre au cou, et le Pont Neuf ! » Mais il lui faut bien accueillir dans son œuvre des cadets plus fra- QUELQUES AMOUREUX MÉLANCOLIQUES 57 giles que lui. Raphaël, le premier, tient aussi du plus près à son auteur : or « il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide ». Athanase Granson, jeune alençonnais maigre et pâle, avec son expression de mélancolie si frappante, est un talent emprisonné, une âme aux réactions intérieures, qu’un mécompte sentimental suffira à faire chavirer : il se noie dans la Sarthe quand la Vieille fille fait choix d’un autre mari que ce charmant et débile adolescent. Lucien de Rubempré en ferait sans doute autant après sa vague errance aux alentours d’Angoulême, si Vautrin ne s’em¬ parait de lui à ce moment. Gaston de Nueil se tue, à la fin de la Femme abandonnée : triste destin des faibles, qui d’eux-mêmes s’éliminent ! « Il est extrêmement rare que les jeunes gens, poussés à un suicide, le recommencent quand ils en ont subi les douleurs. Lorsque le suicide ne guérit pas de la vie, il guérit de la mort volon¬ taire ». Sans aller jusqu’au suicide, il est naturel, il est peut-être dési¬ rable pour une complète expérience dont l’âme s’enrichira sans se dessécher, qu’à vingt ans un jeune homme associe à l’éveil des sens la pudeur et la rêverie. Le Bal de Sceaux fait sa grande part à des nuances de cet ordre. Auguste de Maulincour, dans Ferra- gus, « se livra aux délices de la plus touchante et de la plus pro¬ fonde des passions, à un amour purement admiratif... Dans le moment où l’âme est encore assez jeune pour concevoir la mélan¬ colie, les lointaines espérances, et sait trouver dans la femme plus qu’une femme, n’est-ce pas le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme... ? » Mais c’est surtout, bien entendu, dans les ouvrages qui entr’ou- vrent un jour sur l’Allemagne d’autrefois, que reparaissent des allu¬ sions explicites à Werther. « Un héros de roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur ayant fait ses folies, qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à première vue » : voilà décrit M. Brunner de Cousin Pons ; Cécile, pour l’enferrer une bonne fois, « s’arrangea pour que Frédéric aperçût un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un Gœthe qu’elle avait cachés ». Le jeune premier, amoureux à la germanique, correspond ainsi à la femme que sa race entraîne à la Schwârmerei, une Modeste Mignon par exemple ; Balzac tiendra à faire là une distinction essentielle (la Vieille fille) : « Elle ne pouvait se dire à l’allemande : « Voilà mon idéal ! » Il se souvient ici d’une exclamation relatée par Y Alle¬ magne de Mme de Staël (2e Ple, chap. xxiv). 58 ENTRE PANURGE, YORICK ET WERTHER Et c’était d’accord avec cette délimitation, presque ethnique et nationale, que la Physiologie avait fait dire à un vieil émigré, à qui son âge permettait de disserter avec clairvoyance de ces choses : Si je n’étais pas allé en Allemagne devers l’an 1791, je ne saurais rien de tout ceci... Oui, l’homme a une vocation pour l’infini. Il y a en lui un instinct qui l’appelle vers Dieu. Dieu est tout, donne tout, fait oublier tout, et la pensée est le fil qu’il m’a donné pour commu niquer avec lui... * * * La romanesque et sentimentale fille d’un compatriote wetzlarien de Werther, sans s’en douter, a bien rempli sa tâche : elle a révélé au désinvolte Balzac de la vingt-troisième année des frémissements, des inquiétudes et des attitudes que ses autres antécédents ne comportaient guère, et que son œuvre n’ignorerait qu’à grand dom¬ mage, puisqu’ils sont devenus, depuis la fin du XVIIIe siècle, par¬ tie intégrante de la sensibilité européenne. CHAPITRE IV SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT. Il y a là [dans les Chouans ] tout Cooper et tout Walter Scott, plus une passion et un esprit qui n’est chez aucun d’eux. Lettre du 20 décembre 1843 à Mme Hanska. Le Ier septembre 1828, Balzac songe à se dépêtrer, au moins pour un peu de temps, des tracas d’affaires où il est « attaché comme à la glèbe » : son imprimerie est en plein gâchis, il a 100.000 francs de dettes, les ouvriers lui ont envoyé du papier timbré ; la faillite et la liquidation de la société qu’il a montée lui donnent le plus détestable des loisirs, — mais du loisir tout de même. Il écrit au général de Pommereul, fils d’un vieil ami de son père : ...On m’a présenté, par le hasard le plus pur, un fait historique de 1798 qui a rapport à la guerre des Chouans et des Vendéens, lequel me fournit un ouvrage facile à exécuter. Il n’exige aucune recherche, si ce n’est celle des localités. Ma première pensée a été pour vous et j’avais résolu d’aller vous demander asile pour une vingtaine de jours. La Muse, une main de papier et moi ne sommes certes pas gênants, mais le vrai est que la deuxième pensée a été que sans nul doute je vous gênerais. Voyez, général, qu’une question jetée avec tant de fran¬ chise en réclame tout autant dans la réponse, et je vous supplie d’avoir la bonté de me répondre avec votre loyauté militaire sur cet article... « Votre chambre vous attend : venez ! » Dès que lui fut parvenue la réponse espérée, le jeune homme se mit en route — sans prendre souci de renouveler le moins du monde une garde-robe usée et salie par son labeur d’imprimeur et de fondeur de caractères. Les Pommereul, originaires de Fougères 1, la première ville de Bretagne 1 . Louis-Marie-Henri-François-César- Frédéric- Victor- Gustave- Stanislas- Adolphe- Alphonse-Ferdinand de Pommereul (son père était un admirateur de Sterne et croyait à la signification des prénoms) est né à Fougères le 19 mai 1776 et y prit sa retraite, comme chef d’escadron honoraire, le n avril 1821. « Timide partout, excepté devant l’ennemi », comme dit son père dans une des trop nombreuses péti¬ tions dont son dossier administratif est farci, il avait fait campagne, surtout aux 60 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT au sortir du Maine, virent arriver avec grand plaisir l’escalabreux garçon, de qui l’entrain, la bonne humeur, l’alerte curiosité ren¬ daient faciles les devoirs de l’hospitalité. Balzac avait stipulé, dans la lettre où il s’invitait sans façons, « la liberté de conscience et d’enjambées pour ses excursions ». Sa liberté de conscience — Mme de Pommereul, bonne catholique, se scandalisa de l’indifférence et de la tiédeur d’ Honoré en matière de pratiques religieuses — fut à peine inquiétée par l’excellente femme, à qui il a donné le surnom affectueux de lady Beurrante. Quant à sa liberté d’enjambées, elle fut aussitôt favorisée par di¬ verses circonstances : la parfaite connaissance que ses hôtes avaient du pays, le fait que, habitant traditionnellement la pittoresque cité éprouvée par tant de sièges, ils possédaient aussi le château de Marigny (dont Balzac fera le manoir de la Vivetière) ; et tandis que la mère du général occupait une autre vieille demeure de la ville, la tour Papegaut, qui au XVIIIe siècle avait appartenu aux Pom¬ mereul, restait un peu leur fief platonique. On sent, autour de 1 initiation topographique du jeune émule de Walter Scott, la par¬ faite piété locale de gens qui sont très fiers de leur petite ville, qui mettent un charmant amour-propre de clocher à en faire les hon¬ neurs, et qui éprouvent pour leur compte cette pénétration des sites par un genius loci fait de siècles accumulés, qui est la con¬ dition même du roman historique. Si la première visite du romancier le mena droit au chapelier de Fougères, selon une anecdote bien connue, la seconde (ou peut-être la même) xut pour les particularités pittoresques de la ville, la pro¬ menade de la Place aux Arbres, l’église Saint-Léonard, l’escalier de la duchesse Anne, la place Notre-Dame et le reste. Déjà, sur la route de Mortagne à Alençon et à Mayenne, et de là à Fougères, il avait, du coche ou de la turgotine, promené son regard sur « les vues pittoresques » des prairies et des buissons qui, aux confins du Maine et de la Bretagne qu’ils annoncent, font comprendre le genre de guérilla qui s’était livrée en ces lieux. « Les bermes du chemin sont encaissées par des fossés dont les terres sans cesse reietées dragons, en Allemagne, Pologne, Espagne et Russie. C’est en 1823 qu’était mort le général, père de celui-ci, à cyji Balzac le père avait rendu maint service. 1. M. Serval, Autour d’un roman de Balzac : les Chouans. Paris, 1921. D’après 1 enquête à laquelle s’est livré l’auteur, l’imagination transformante de Balzac ne s est pas donné carrière pour les sites des Chouans : ce sont au contraire les épi¬ sodes du roman qui cadrent mal avec ce qu’on a pu recueillir de précisions sur la chouannerie de cette région. UN PAYSAGE QUI S’ANIME 61 sur les champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux ; mais tant qu’il n’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffes d’un vert sombre... » La Pèlerine, si importante pour l’agencement topographique et la stratégie de tout le récit, avait été présentée au voyageur comme elle devait l’être successivement à ses principaux personnages : c’est « le sommet d’une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette pro¬ vince de la vallée du Couesnon, à l’extrémité de laquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne... » Enfin, il va de soi que les sites les plus pittoresques des environs furent repérés et inventoriés par le touriste. Qu’on se reporte au début du chapitre ni, et l’on verra quel coup d’œil enregistreur le romancier a su jeter sur un panorama que, du même coup, il peu¬ plait des figurants imaginaires qu’il allait y mettre en mouvement. Il est, comme sa Marie de Verneuil, qui ...marcha de surprise en surprise jusqu’au point d’où elle put aper¬ cevoir et la grande vallée, à travers le val de Gibarry, et le délicieux paysage encadré par le fer à cheval de la ville, par les rochers de Saint- Sulpice et par les hauteurs de Rillé... Tout à coup, ni les toits en bar¬ deau du faubourg Saint-Sulpice, ni son église, dont la flèche auda¬ cieuse se perd dans la profondeur de la vallée, ni les manteaux sécu¬ laires de lierre et de clématite dont s’enveloppent les murailles de la vieille forteresse à travers laquelle le Nançon bouillonne sous la roue des moulins, enfin rien dans ce paysage ne l’intéressa plus... L’espé¬ rance... qui l’avait amenée sur la Promenade s’était miraculeusement réa¬ lisée. A travers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommets opposés, elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ils étaient vêtus, plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquels se distinguait le Gars... « L’espérance... qui l’avait amenée sur la Promenade s’était miracu¬ leusement réalisée. » Pour un peu, je prendrais au mot le romancier, tant il semble que ce qu’il était venu chercher à Fougères, c’était un paysage animé par le passé ; il établissait ainsi un contact singulièrement nouveau entre son œuvre et celle du modèle qu’il a toujours salué avec une parfaite déférence, Walter Scott. 62 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT * * * Balzac a si souvent rappelé que cet auteur avait été l’idole de sa génération, qu’il est à peine utile de signaler cette dépendance, qui est bien la plus visible et la plus évidente de toutes celles que la critique put constater chez l’auteur des Chouans h Pour un peu, certains de ses contemporains auraient vu en lui, une fois pour toutes, « le singe de Walter Scott ». Balzac, de son côté, a si fran¬ chement avoué ses admirations que celle-là éclate, triomphante, sonore, dans sa correspondance comme dans ses œuvres et ses entretiens. Il n’est pas sans importance d’y regarder d’un peu plus près. On aurait tort de croire que le baronnet écossais, qui émerge glorieusement d’une foule assez indifférente de romanciers histo¬ riques chers à l’âge de 1810-1840, et qui, s’il n’est plus guère lu par les adultes d’aucun pays, garde une sorte de pur éclat et de char¬ mante dignité, n’était estimé que pour ses mérites avouables et véridiques par le grand public de 1820. Un feuilletoniste observait un jour (Débats du 9 octobre 1835) que ce qui avait fait, en France du moins, le vrai succès des Waverley Novels pour la masse des lec¬ teurs, ç 'avait été, dans cette évocation du passé qui était le fait de tant de chroniqueurs, d’historiens romanesques ou de roman¬ ciers historiques, non pas autant les éléments réalistes que « la reconstruction de nationalités qui finissent, la restauration de mœurs, de souvenirs qui tombent, la consécration de légendes qui se perdent...» On a remarqué aussi que des ingrédients mystérieux, acceptés et recherchés par l’écrivain, avaient été pour beaucoup dans l’attrait exercé par lui. D’autre part, si l’on s’en rapporte à un entretien bien connu de Rubempré avec Daniel d’Arthez (Illu¬ sions perdues), les longues conversations «pour poser les person¬ nages » auraient été la principale disposition technique empruntée par le jeune Français au maître écossais. Son conseiller - — - qui est peut-être Vigny avec son expérience de Cinq-Mars — lui donne l’avis de renverser les termes du problème. Remplacez ces diffuses causeries, magnifiques chez Scott, mais sans 1. Cf. L. Maigron, Le roman historique à l'époque du Romantisme : essai sur l’in¬ fluence de Walter Scott. Paris, 2e éd. 1912 ; et, plus spécialement, au sujet du paysage, G. Charlier, Le Sentiment de la nature chez les romantiques français. Paris, 1912, chap. ix. Sur l’empire qu’avait pris, aux alentours de 1827, la restitution du passé, voir mon article Sous le signe de Walter Scott dans la Revue de littérature com¬ parée de janvier-mars 1927. POPULARITÉ DU ROMANCIER 63 couleur chez vous, par des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. Que chez vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos préparatifs. Entrez tout d’abord dans l’action. Pre- nez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin variez vos plans, pour n’être jamais le même. Vous serez neuf tout en adap¬ tant à l’histoire de France la forme du drame dialogué de l’Écossais... Ceci — dans la mesure où la biographie intellectuelle de Balzac peut s’autoriser de ses fictions — se passait en 1827. La gloire du romancier écossais n’avait cessé de grandir, depuis l’heure où Bal¬ zac, en 1821, s’initiait à son œuvre en lisant Kenilworth, «la plus belle chose du monde ». La spéculation des éditeurs — voyez plu¬ tôt Cavalier et Feudant des Illusions perdues 1 • — - répondait au vœu du public féminin et des clientèles populaires. « Le succès de Walter Scott éveillait tant l’attention de la librairie sur les pro¬ duits de l'Angleterre, que les libraires étaient tous préoccupés, en vrais Normands, de la conquête de l’Angleterre ; ils y cherchaient du Walter Scott, comme plus tard on devait chercher des asphaltes dans les terrains caillouteux, du bitume dans les marais, et réaliser des bénéfices sur les chemins de fer en projet... » La consécration d’un grand hommage direct, venu de France, ne devait même pas manquer à Scott. En novembre 1826, il avait débarqué en personne à Paris, et seul son grand âge empêcha l’ac¬ cueil de la capitale française de se mettre au franc diapason d’une vogue déchaînée dans les milieux les plus divers : Balzac, qui insi¬ nue à l’occasion que W. Scott a plaidé pour les « habits brodés », qui, dans la préface des Études de mœurs, hasardera un parallèle tout en se défendant de comparer « un pauvre Tourangeau » et « un riche Écossais », a peut-être senti s’aiguiser ses ambitions, lorsque l’acclamation populaire, celle même des dames de la Halle, consacra dans Paris la gloire d’un grand romancier étranger. Lui qui n’aimait pas Chateaubriand, il a pu être mordu au cœur par ce désir de rivalité, par ce goût brûlant de l’émulation qui aiguil¬ lonna toujours les jeunes mâche-lauriers ardents à dépasser les simples satisfactions pratiques. De tout cela, en tout cas, résultait un ensemble parfait de condi¬ tions propres à faire agir, non plus en surface, mais à plein, le pré¬ cédent de Walter Scott sur l’ambitieux cadet de lettres. « Walter x. Ils demandent à Rubempré de travailler sur le thème de Catherine de Médi- cis : ce sera une des tentatives les moins réussies de Balzac qu’un livre de ce titre, pris et repris à trois dates différentes, et se donnant pour une véritable page d’his¬ toire. Orientations étrangères 6 64 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT Scott croit à ce qu’il dit », constate quelque part Balzac, géniale- ment, et c’est tout un aveu. Lui aussi, il faudra qu’il puisse croire à ce qu’il avance, et la certitude du concret, de l’actuel, lui donnera seule cette foi. En attendant, voici que Balzac s’est avisé d’une vérité qui a échappé à la plupart de ses émules de 1825 : c’est que le roman historique, pour être vivant, pour être 'prenant , doit être un roman topographique. Le conteur écossais avait réussi la plus audacieuse résurrection grâce à un zèle enthousiaste, non pas seu¬ lement d 'antiquaire attentif aux plus minces détails de jadis, mais de traditionaliste attaché à une petite patrie bien-aimée, heureux de voir revivre, dans des sites qu’il connaît bien, des faits du passé qu’il situe dans leur réalité locale avant tout. « C’est ici que Robin des Bois avait sa cachette ! » « Voici l’auberge où le prétendant a fait halte... » «L’atelier du maréchal-ferrant n’a pas changé de¬ puis que tel chef de clan y ht ferrer son cheval » : rien ne vaut, pour l’évocation du passé, cet encadrement de la fugace histoire dans une certitude matérielle. C’est comme si la fuite des appa¬ rences était un moment arrêtée, et il faut plaindre les civilisations dévorantes, comme l’américaine, ou négligentes, comme la chi¬ noise, qui n’ont pas ce recours contre l’évanouissement des fan¬ tômes ; une part de la meilleure substance de l’Europe est impliquée dans notre faculté de nous émouvoir à l’idée que d’autres avant nous ont fait alliance, dans le bien, le mal ou l’indifférence, avec les sites qu’anime ainsi leur ancienne présence. Walter Scott, plus que personne, ranimait des concordances de cette sorte, et tout l’Occident lui en a su gré. Or, si l’on met à part quelques scènes de Cinq-Mars et de la Chronique du règne de Charles IX, où Vigny et Mérimée conjurent vraiment les esprits du passé en les ramenant à leurs anciens décors, Pyrénées, Touraine ou Paris, le roman historique, s’autorisant de ce qu’il était un roman, alléguant que l’histoire était restée jusque- là uniquement chronologique, ou psychologique, ou tendancieuse, s était médiocrement soucié de se saturer de cette topographie, si intense dans les Waverley N ovels. A peine si les décors avaient com¬ mencé à s’animer, et si, au fond des provinces, une jeunesse volon¬ tiers rétrospective s’était mise à évoquer un grêle passé, qui d’ail¬ leurs commençait à grandir et à prendre corps à mesure que les chroniques, elles aussi, sortaient des limbes blafards du temps. Même Victor Hugo, nous dit le « témoin de sa vie », se servit à la Roche-Guyon de la ruine de la Tour de Guy « pour décrire la tour l’interprétation des sites historiques 65 de Vermund le Proscrit dans Han d’Islande, dont il s’occupait alors » : bel exercice de transposition, assurément, mais qui démon¬ tre par l’absurde la médiocrité du procédé ! Car c’est l’espèce de hantise des lieux mêmes, l’évocation sur place par la fiction, qui pouvaient seules donner au genre sa dignité et sa valeur ; un exer¬ cice comme celui-ci est aussi vain que des centons dans un poème lyrique ou des prosopopées insérées de vive force dans une tragé¬ die... Vigny de son côté, trop intelligent et trop artiste pour céder ainsi à une virtuosité qui a surtout le grand défaut d’être insincère et discordante, avait laissé Cinq-Mars courir à un autre récif dan¬ gereux : la simplification idéale de l’histoire, la thèse à démontrer, la vérité à illustrer sous le relief des événements. « Moraliste épi¬ que », il créait une variété de littérature symbolique plutôt qu’il ne développait les données organiques d’un genre riche d’avenir. C’est un vrai coup d’état, au contraire, qui installe Balzac, ro¬ mancier historique, en plein cœur de son décor et des « scènes à faire » de son livre. Réalisme ? Pas encore peut-être ; mais souci incontestable d’interpréter les sites et les abords d’une grande affaire d’autrefois. On s’enquiert encore aujourd’hui des épisodes authen¬ tiques de chouannerie que cet auteur aurait recueillis pendant son séjour à Fougères. Au fond, il n’importe guère : l’essentiel restait bien que ces histoires de border fussent de là, que le Bocage en fût le nécessaire décor, que les Pille-Miche et les Marche-à-terre eussent, ici, courbé les herbes et piétiné les ajoncs. Les Chouans terminés, leur auteur pourra même écrire au général de Pommereul : « Mon ouvrage est un peu le vôtre, car il ne se compose, en vérité, que des anecdotes précieuses que vous m’avez si bien et si généreusement racontées... » Et Balzac aura tellement l’impression d’une formule désormais opérante qu’il songera à consacrer, à tous les pays de France, une étude romancée du même genre. Dépassés, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France qui, débutant en 1820, se poursuivaient lentement, et avaient besoin de trois rédac¬ teurs pour s’acheminer de Normandie en Franche-Comté et d’Au¬ vergne en Languedoc ! Distancées, les statistiques et anecdotes assez niaises par lesquelles M. de Jouy, YHermite en Province, déguisait mal son manque d’intérêt réel pour les régions succes¬ sives de la France qu’il s’épuisait à découvrir et à décrire ! Dégon¬ flées surtout, les pauvres promenades rétrospectives du Tristan le Voyageur de Marchangy ! Un spécialiste ambulant en évocations historiques, un Gaudissart de l’écriture pittoresque, s’installerait, 66 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT quelques mois durant, dans chacune des régions de la France, se mettrait au courant du grand fait significatif qui l’illustra, et don¬ nerait ainsi ses lettres de noblesse fictive à cette Province si mena¬ cée par l’unité nationale. Scènes de la vie de 'province d’un autre ordre, mais qui n’auraient pas manqué de grandeur. * * * Identiques sur ce point, la doctrine de Walter Scott et celle de Balzac peuvent très bien différer sur tel autre. La technique fonda¬ mentale de chacun d’eux, plus rétrospective chez l’archéologue écossais, plus actuelle bientôt chez l’observateur français, coïncide en un de ses principes essentiels. Et, comme il arrive quand une solide saturation s’est effectuée dans l’art, la meilleure façon, pour Balzac, de rester fidèle à son maître sera de le trahir en apparence, et de tourner le dos à ce monde du passé qui fut un si parfait do¬ maine pour le grand Écossais, et où le Français ne fera plus que d’éventuelles incursions. Autre synthèse, proclamée par Balzac, de divers éléments épars dans la littérature de tous les temps, dissociés et comme « polari¬ sés » par le mouvement romantique, et réunis par grande chance : la Revue parisienne du 25 septembre 1840 donnera, des « trois écoles littéraires distinctes », une définition plus significative pour le génie du romancier que pour sa vue claire des choses : Walter Scott par son éclectisme instinctif, Balzac par un heureux contre¬ coup, représentent tous deux une école mixte, celle qui combine la « littérature des images », dont Hugo est le chef, et la « littérature des idées » qui ressortit à Stendhal. C’était insister sur des accords, et non sur des discordances qui pourtant ne laisseront pas, au cours de trente ans de création, de se manifester à d’autres égards encore entre Balzac et son plus cher maître. Dans une préface restée manuscrite, et qu’il faut attribuer à l’année 1828 ou 1829, Balzac rappellera sur quels points sa jeune admiration était sur la défensive à l’égard du modèle qu’il suivait docilement pour l’essentiel : Quant à moi... je ne prétends attaquer en aucune manière Sir Wal¬ ter Scott. C’est pour moi un homme de génie : il connaît le cœur hu¬ main, et s’il manque à sa lyre les cordes sur lesquelles on peut chanter l’amour, qu’il nous présente tout venu, et qu'il ne montre jamais nais¬ sant et grandissant, l’histoire devient domestique sous ses pinceaux. QUELQUES DIVERGENCES 67 Après l’avoir lu, on comprend mieux un siècle, il en évoque l’esprit et dans une seule scène en exprime le génie et la physionomie... Sa manière est une heureuse mosaïque. Le peintre en lui était inférieur à l’ouvrier, et il a laissé d’admirables tableaux... Le premier différend grave, par conséquent, où se manifestera l’inévitable désaccord de l’élève au maître, c’est celui-ci : Balzac entend faire de l’amour, pour sa figuration féminine, un sentiment plus actif et plus frémissant. On peut l’en croire lorsqu’il proteste, dans son œuvre ou dans ses lettres, contre une convention dont sans doute il s’exagère l’exigence ou l’hypocrisie, et qui aurait figé à tout jamais les héroïnes préférées de Walter Scott dans une pudi¬ bonderie digne de Richardson. Il est aussi, certainement, en dé¬ fiance à l’égard du puritanisme de maint personnage des Waver- ley Novels : l’âme catholique du grand vicaire d’Alençon, dans la Vieille Fille, corrigera le stoïcisme protestant du père de Jeanie Deans (Heart of Midlothian) . D’autres raisons encore de divergence apparaissent. Walter Scott, si avisé des particularités topographiques de sa chère Écosse, est par trop ignorant de tout ce qui touche à la France, dont l’histoire médiévale est si emmêlée avec celle du moyen âge britannique : quelle niaiserie, par exemple, de situer le château de Plessis-les Tours sur une éminence ! Ou bien c’est l’histoire elle-même qu il fausse à plaisir, et Balzac, irrité de Quentin Durward, y riposte, nous dit sa sœur, par Maître Cornélius. Une dernière objection, orga¬ nique celle-ci : par la plume de Félix Davin en 1835, dans Y Intro¬ duction aux Études de mœurs, Balzac reprochera le manque d’une synthèse, l’absence de coordination, le défaut d’une architecture d’ensemble, à ce « conteur du Nord » demeuré fragmentaire. L’ « Ho¬ mère du genre du roman », comme il appelle encore Walter Scott en 1840, lui paraît en somme un rhapsode plutôt qu’un assem¬ bleur ; et toute sa déférence de disciple ne le détournera pas de pro¬ clamer sa supériorité à lui — cette volonté de construction qu il doit à d’autres prestiges que la simple ambition littéraire, et dont il ferait plutôt hommage à l’émulation de son génie avec Napo¬ léon, le grand meneur des nations muées en armées, avec Cuvier, le poète des reconstructions paléontologiques par lesquelles revit le globe, avec O’Connell, l’animateur d’un peuple opprimé. Sa supério¬ rité, il l’affirmera, ce sera d’avoir imaginé les soudures entre frag¬ ments, autonomes pourtant, de la Comédie humaine : par ce coup de génie, il a pu vraiment reproduire littérairement « ce drame à 68 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT quatre mille personnages » qui est l’essentiel et la caractéristique d’une époque ; il s’est haussé au niveau des grands organisateurs, et s’est servi de la littérature pour une réalisation qui peut rivaliser avec celles de l’Action et de la Science. Ceci dit, il rentrerait dans le rang. Son propre mérite d’invention, il l’inclinerait sans hésiter devant le précédent scottien. Les invités de la comtesse Maffei n’y comprennent rien, à Milan, en avril 1837, quand 1 auteur du Papa Goriot et du Curato del Villaggio explique l’origine de sa « manière » h « Il prétendait, dit Cantù, que c’était dans les romans de Walter Scott qu il avait trouve le secret de la peinture des mœurs, mais qu’il avait remplacé les héros du moyen âge, les paladins, les troubadours, les châtelaines, par des employés, des chefs de bureau, des agents de change, des usuriers, des policiers et des chimistes... » Ces amis de Manzoni, et qui trouvent entre le Français et l’Ita¬ lien cette grande analogie qu’à tous deux « manque la spontanéité de la forme », soupçonnent visiblement de mystification leur hôte : ils ignorent l’alchimie profonde de l’esprit ; ils ne connaissent pas les belles métamorphoses par quoi forme et fonds, substance et mise en œuvre, matière et expression, sont en un jeu de perpétuelle attraction et répulsion. Comme ils suspectent d’ailleurs Balzac de ne pas connaître les Promessi sposi, belle tige milanaise poussée, elle aussi, sur les racines de Walter Scott, leur étonnement se dou¬ ble d un peu de scandale. Qu’auraient-ils pensé, si le révélateur attentif de la vie contemporaine, sincère et communicatif à sa façon ordinaire, était allé au bout de ses confidences, et avait placé, comme pendant au baronnet d’Abbotsford, un ancien officier de la marine américaine devenu écrivain et consul des États-Unis, le spécialiste des Indiens, le père de Bas-de-Cuir et du Dernier des Mohicans ! * * ÿ henimore Cooper ! Plus encore que le grand écrivain écossais dont il partagea longtemps la gloire, le romancier des Peaux-Rouges est bien passé de mode — surtout dans son pays, où jamais ne lui fut donné un hommage pareil à celui que lui rendait Balzac dans un fameux article de sa Revue parisienne de 1840. A peine si, au- jourd hui, entre Mayne Reid et Gustave Aymard, le père de Bas- 1. Cf. G. Gigli, Balzac in Italia, Milano, 1920. ADMIRATION POUR COOPER 69 de-Cuir bénéficie de l’adhésion dédaigneuse de quelques boys scouts; et même ses chercheurs de piste, qui sont un peu les ancêtres des Sherlock Holmes ou autres policiers au flair merveilleux, ont été dépossédés, au profit de ceux-ci, d’une renommée qui fut grande. Elle était à son apogée au moment où F. Cooper, « le Walter Scott américain », résidant en Europe et particulièrement en France et à Paris, y écrivait et y publiait plusieurs de ses histoires ; xi té¬ moignait en même temps à notre pays, par des conseils financiers, une bonne volonté qui pouvait consoler de certaines indifférences allant jusqu’à l’ingratitude. En 1827, il avait publié la Prairie qui, aussitôt traduite par Defaucompret, avait grossi le nombre de ses romans accessibles aux Français. Balzac en possède plusieurs, et deux notes de son relieur, le 20 avril et le 14 août 1831, annoncent, d’abord que « le Cooper est tout à fait fini », ensuite que les neuf volumes in-8° représentent une somme de 18 francs. La Prairie, par sa coïncidence de date même, importe pour l’in¬ telligence du Balzac des Chouans. Sont-ce des gas bretons ou des Sioux américains qui, « à la faveur de l’herbe touffue accumulée dans les bas-fonds, s’étaient frayé un chemin à travers cette couche épaisse, comme autant de serpents perfides qui se glissent vers leur proie ? Le plus adroit reptile n’aurait pu ramper avec plus de souplesse ni avec moins de bruit... » Ces herbes si hautes qu on y cache un cheval debout rendaient possible une guerre du même type que le bocage normand. Surtout, une lutte collective s’y livrait dans des conditions qui faisaient trouver aux Indiens « un dernier refuge contre la société dans les plaines vastes et inhabitées de l’Ouest ». Ce serait trop dire que de chercher des ancêtres sioux à Pille-Miche et Marche-à-terre, et de retrouver leurs peaux de bique dans les « peaux avec le poil en dehors » qui circulent dans les paysages de Cooper. On ne compare l’exécution, à la fois impi¬ toyable et pieuse, d’Abiram White, à la décapitation de Galope- chopine que pour admirer l’art plus vivant de Balzac : encore sommes-nous là dans des régions assez contiguës de la littérature romanesque. On peut en dire autant des allusions, si fréquentes chez Balzac, au romancier américain à propos des jeunes sacripants de La Ra¬ bouilleuse (p. 368), ou de Pierrette (p. 120), et surtout des Paysans (p. 30). Voilà, songe Blondet, « les Peaux Rouges de Cooper, il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer des sauvages... » « Le paysan tient beaucoup du sauvage... » 70 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT Passe encore que la campagne française ou la petite ville pro¬ vinciale appellent dans l’imagination de Balzac le souvenir des tableaux de Cooper, représentant sans variété les anciens posses¬ seurs du sol américain qui livrent une lutte sournoise avec les « vi¬ sages pâles » qu’ils ne peuvent considérer que comme des usurpa¬ teurs : mais voici qui mettra le romancier de la civilisation dans une dépendance plus imprévue à l’égard du chroniqueur des liber¬ tés sauvages. Ayant compris que la société a perpétuellement à faire face à des « insociaux » que la vie des grandes villes multiplie plutôt qu’elle ne les absorbe, Balzac transpose, quoi qu’il en ait, les chasseurs nomades de Cooper en « bohémiens de Paris », en écu¬ meurs de cités. Aussi, dans le Père Goriot, est-ce la Capitale elle- même, au témoignage de Vautrin, est-ce Paris avec son fourmil¬ lement de destinées entrecroisées, qui est « comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitent vingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, qui vivent du produit que donnent les différentes chasses sociales... Les uns chassent à la dot ; les autres chassent à la liquidation, ceux-ci pêchent des consciences, ceux-là vendent leurs abonnés pieds et poings liés ». Le grand déclassé, l’énergique adversaire de la société constituée ne rend-il pas ici, à l’évocateur américain de la Prairie et de ses embûches, une politesse élémentaire • — celle d’un descendant qui salue ses ancêtres ? Car il faut ajouter au roman en question d’au¬ tres œuvres, un peu au hasard de leur publication : aussi tard qu’en novembre 1843, Balzac songe à utiliser l’Espion pour faire un drame à l’usage de Frederick-Lemaître, et l’importance du « pay¬ sage » dans le Lac Ontario l’impressionne à l’heure où il écrit le Lys dans la Vallée. Le romancier le plus attentif aux réalités du monde où il vivait n’a donc jamais cessé d’avoir, compagnons de sa vie imaginative et de son activité littéraire, les livres qui avaient fait un sort à l’existence nomade des dernières tribus, serrées de près par une civilisation envahissante. Or Vautrin, qui est vraiment, littérairement parlant, « l’enfant de trente-six pères », n’est pas sans devoir beaucoup lui-même à 1 illustre chef des Sioux. « M. de Balzac a jeté sur lui l’intérêt immense que M. Cooper répandit sur Bas-de-Cuir », observait déjà H. Castille en 1846. Sa vigueur physique et son instinct de chef- son adresse et sa ruse (qui sont en effet des caractéristiques d’hom¬ me de la nature plutôt que les particularités des grands repris de justice, les résultats de la criminalité et de sa répression chez les FIDÉLITÉ DANS L’ADMIRATION 71 civilisés), sa haute sagesse et, pourrait-on dire, Y absence de vice de ce parfait réprouvé témoignent en faveur d’une paternité litté¬ raire distinguée 11 semble d’ailleurs que les grandes individualités, condam¬ nées par leur force même à tenir tête aux compromissions sociales, évoquent aisément chez Balzac, bon juge en la matière, un sou¬ venir indien. « Tout ce que Cooper a prêté aux Peaux rouges de dédain et de calme au milieu de leurs défaites » lui revient sous la plume à propos de la fierté léonine de Z. Marcas. C’est donc à une de ces figures, sublimes au gré d’un lecteur de 1830, qu’est empruntée en grande partie T « épouvantable grandeur » que Bal¬ zac a ajoutée à ce personnage de Vautrin dont Vidocq ne lui four¬ nissait qu’une assez pauvre ébauche ; ce n’est pas, comme on a pu le croire, au Satan du Paradis -perdu , trop éperdu d’orgueil et d’insoumission, que se rattache le héros balzacien, qui est plutôt disposé à faire la guerre aux hommes sans la déclarer à Dieu, qui se pose en adversaire de la société parce qu’il ne juge pas celle-ci conforme aux exigences de la raison et de la conscience 1. * * * L’admirable, c’est bien que Balzac, devenu un maître à son tour, n’ait jamais infligé à ces deux écrivains, l’Écossais et l’Américain, qui l’avaient « informé de son bien », mais dont il semblait si fort s’être séparé, le désaveu qu’il est si commun de voir signifier le moment venu, par tout esprit franchement émancipé, à ses pre¬ miers moniteurs. Car ils sont du 15 septembre 1838 (ire préface des Employés ) , les rappels les plus élogieux de Scott par Balzac ; elle est du même temps, la charmante anecdote de Gozlan qui nous montre, chez un pâtissier de la rue Royale, son ami faisant cadeau de son exemplaire du Lac Ontario à une demoiselle de magasin qu’il veut traiter avec la plus reconnaissante munificence. Avec la réserve que l’on sait, et qu’il a pour son compte amplement compensée — la pauvreté tout anglo-saxonne de la peinture de l’amour féminin — ces deux fournisseurs, assez dédaignés aujourd’hui, du roman 1. Une démarche tentée par l’auteur de ce livre auprès du petit-fils de Fenimore Cooper, voyageur et écrivain qui a gardé la résidence traditionnelle de son aïeul à Cooperstown (New- York), à l’effet de vérifier si Balzac a, par une dédicace, une entrevue personnelle, manifesté sa déférence à l’égard du romancier américain, est restée sans réponse. Un ouvrage prochain de Miss Gibb sur Cooper en France touche à cette question. 72 SOUS LE SIGNE DE WALTER SCOTT historique demeurent jusqu’au bout classés en parfaite suprématie dans le Panthéon assez limité des admirations balzaciennes. N’y a-t-il là que gratitude de néophyte et courtoisie d’émule ? Si l’on admet notre thèse qu’avec Balzac le roman historique deve¬ nait un roman topographique, on s’étonnera moins de cette défé¬ rence indéfectible. Et l’on comprendra sur quel point surtout l’au¬ teur de la Comédie humaine entendait marquer un progrès sur ses maîtres. Écoutons-le dans la Recherche de VA bsolu : Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l’architecture, que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes d’après les restes de leurs monuments publics ou par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la na¬ ture sociale ce que l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d’ichtyosaure sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux verrues des vieux âges. De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu’inspire une description architecturale quand la fantaisie de l’écri¬ vain n’en dénature point les éléments... Fier de ses mérites de reconstitution technique, le romancier de tant de livres évocateurs des milieux, s’en tiendra-t-il à ce compli¬ ment qu’il se donne à lui-même ? — N’en croyez rien, et c’est le voyant, le prophète, qui entend se décerner à son tour un brevet de parfaite intuition : ...pour l’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir : lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce qui sera ? Réflexion à laquelle correspondait, dans l’ordre de l’histoire natu¬ relle, l’enthousiasme de Balzac pour les explorations de Cuvier. C’est bien cela : si l’on détermine avec précision l’habitat nécessaire à l’existence d’un être vivant, on pourra du même coup reconsti¬ tuer, et son type de vie, et les probabilités de son développement, les chances d’extinction qui le menacent, les autres manifestations vivantes qui lui succéderont. Connaître le mammouth, pour un paléontologue, c’est mieux comprendre l’éléphant ; saisir la ligne que la science peut établir du mammouth à l’éléphant, c’est ima¬ giner d’autres espèces encore, qui seront mieux adaptées que celles- ci à des conditions cosmiques modifiées. De la même façon, se ren- l’essentiel de cet apprentissage 73 dre compte des circonstances auxquelles des demi-soldes, des ci- devants, des fournisseurs aux armées, des filles ou des escrocs ont dû l’existence, préciser par la topographie le type d’existence au¬ quel ils sont soumis, c’est impliquer leur disparition, leur persis¬ tance ou leur réadaptation. Mais il va falloir aborder de plus près ces intentions scientifiques de Balzac. Pour l’instant, il s’agit de procédés littéraires, et de l’heureux apprentissage que notre romancier a pu pratiquer dans l’œuvre de Scott et dans celle de Cooper. S’il est vrai qu’un type plus libre de description associée à une action romanesque et à des conversations caractéristiques a paru le propre de ses deux maîtres, on comprendra la gratitude éternelle qu’il leur a vouée. Le réalisme, depuis, a systématisé davantage cette partie de la technique néces¬ saire ; il s’agissait, vers 1828, de la faire admettre, non comme un enjolivement, une façon d’agrément, une atmosphère surajoutée à des psychologies, mais comme un élément organique du roman. Et l’on comprend que Balzac, jusqu’assez tard dans sa carrière, ait tenu à justifier ce genre d’ingrédients, dont des lectrices pres¬ sées risquent de faire trop bon marché. Surtout quand le décor sera, dans sa pensée, lié non seulement au passé, mais aux person¬ nages actuels, par une autre loi, celle de l’assimilation, quelle insis¬ tance ne mettra-t-il point à justifier de longues présentations de sites ou de villes ! Après l’admirable tableau de l’immuable Gué- rande, dans Beatrix : « Les cadres devraient passer avant les por¬ traits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Il est des monuments dont l’influence est visible sur les personnes qui vivent à l’entour ». Ici, Walter Scott, Fenimore Cooper, les maîtres de dessin de l’écrivain français, amplement dépassés par lui, ne suivraient plus, sans doute. C’est que son génie n’entend pas s’en tenir au rattachement topographique, au plaisant conditionnement des actes par des liens concrets : sa recherche des causes va au-delà, non sans témérité. CHAPITRE Y POUR UN «MUSEUM « DE L’ESPÈCE HUMAINE. Lavater, Gall et autres physiologistes ont trouvé le secret de deviner les affections morales, physiques et intellectuelles des hommes par l’ins¬ pection méditée de leur physionomie, de leur démarche, de leur crâne. Physiologie gastronomique. I. Introduction. Le tourment de l’unité, inévitable rançon de toute grande acti¬ vité analytique, viendra surtout hanter Balzac, maniaque de l’ob¬ servation, voyeur obstiné des particularités humaines, lorsque, vers la trentième année, il sera tout entier à son dur métier de littéra¬ teur, de « forçat de plume et d’encre ». Or il a en ces années pro¬ ches de 1830, fait son profit des nouvelles hypothèses sur la créa¬ tion qu’avaient proposées les sciences naturelles avec Geoffroy Saint-Hilaire, remplaçant pour une bonne part celles qu’une longue tradition accréditait jusque-là : alors qu’au XVIIIe siècle un Buffon, un Linné classifiaient la diversité du monde vivant sans introduire, au fond, la notion de mobilité dans un univers « créé » et définitif, c’est le devenir de la terre et de ses habitants qui s’imposera à toute investigation. Cuvier, fidèle à l’hypothèse des espèces im¬ muables, reste mitoyen de deux conceptions. Le Muséum d’histoire naturelle — où un laïque pouvait risquer des incursions que rebute peut-être la technique de la méthode, mais que récompensent des vues grandioses sur le Monde — a été un des pôles de la vie céré¬ brale de Balzac à l’âge où prenait pour lui un intérêt singulier tout ce qui jetait quelque lumière sur la condition réelle de l’huma¬ nité. Les idées des grands naturalistes français offraient une sorte d’armature et de garantie à des notions plus audacieuses qui sont, pour cet autodidacte, les « clefs » de l’observation, de l’interpré¬ tation, appliquées à l’humanité. De bonne heure, l’importance de ces théories pour l’intelligence et la reconstitution des phénomènes humains devait s’imposer à notre apprenti de lettres. Si, à la pension Vauquer, on discute les 76 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE théories de Gall, et si Bianchon déclare que l’extraordinaire père Goriot a « la bosse de la paternité », ce ne sont point là propos en l’air et simple boutade proverbiale. Le Père Goriot dédié au « grand et illustre Geoffroy Saint-Hilaire, comme un témoignage d’admi¬ ration de ses travaux et de son génie », ce sera essentiellement une « planche » d’histoire naturelle humaine dont un ancien élève-natu¬ raliste peut s’enorgueillir. Faut-il dire toute notre pensée ? Le sou¬ venir insistant voué, dans ce livre fameux, à un milieu d’étudiants de 1819 témoigne de l’attraction exercée, à ce moment ou peu après, par le libre enseignement donné précisément , au Muséum d’histoire naturelle, par une phalange de savants émérites. Deux mille « élè¬ ves » fréquentaient, sans programme trop défini, les salles de cours, les laboratoires, les galeries que le grand Cuvier avait su organiser comme un ensemble où se faisait, authentiquement, de la science 1. Or, ce que ces messieurs du Jardin-du-Roi ont fait pour les es¬ pèces végétales et animales, qui donc permettra de le tenter pour l’espèce humaine ? L’École de Médecine pratique l’initiation à l’art de guérir, et c’est beaucoup ; mais c’est bien tout. Les autres Facultés — Balzac plus tard s’en indignera • — sont furieusement indifférentes à toutes les sciences qui voudraient scruter le tréfonds de la nature humaine dans ses conditions biologiques. Et pour¬ tant ! Voici un arracheur de masques qui tient à fonder la con¬ naissance de l’homme sur des procédés d’investigation aussi sûrs 1. Un témoignage de l’éclat très particulier que prend, sous la direction de Cuvier, cette institution du Muséum, est publié vers ce moment même : Deleuze, Histoire et Description du Muséum royal d’histoire naturelle. Paris, 1823, deux beaux volumes qui sont une sorte de témoignage évident et officiel de l’activité renouvelée de l’ins¬ titution. En 1820, Balzac écrivait à sa sœur qu’il a abandonné le Jardin des Plantes pour le Père-Lachaise, et c’est, semble-t-il, une boutade qui sert de conclusion à toute une période. Le monde plus « cosmique » du Jardin du Roi lui a révélé ce qu’il pouvait apprendre, et il le trouve triste ; il va au Père Lachaise « faire des études de douleur » parmi les hommes. Notons que les cours et les démonstrations, la biblio¬ thèque et les galeries ouvertes au public, le mardi et le vendredi, l’étaient aux étu¬ diants les autres jours aussi. Deux des contributions de Balzac aux Animaux peints par eux-mêmes de P. J. Stahl et Granville, Guide-Ane et Les Amours de deux Bêtes, témoignent d'une intimité fort poussée avec les petits secrets de la maison. Le chi¬ miste Vauquelin (1763-1829), très aimablement évoqué dans César Birotteau où il joue un rôle réel, faisait partie du personnel de la maison, où il enseignait la « chi¬ mie appliquée aux arts ». Or, d’après le roman de Balzac, il est, lui aussi, partisan de l’agencement synthétique du monde. « La première loi que Dieu suive est d’être conséquent avec lui-même ; sans unité, pas de puissance... » Il est permis de croire que si le chapitre iv de la Femme abandonnée débute par la description d’une per¬ spective offerte par « le boulevard intérieur qui mène au Jardin des Plantes », - — boulevard Blanqui, — c’est le souvenir d’un itinéraire bien connu du fiévreux débu¬ tant. BALZAC ÉLÈVE LIBRE DU MUSEUM 77 que ceux de la paléontologie et de la zoologie. Comment connaître le fond des êtres humains, le substratum de la psychologie elle- même, la matière génératrice de volontés et de sentiments, si l’on est indifférent à la nature des corps ? Les naturalistes ont établi des tables de concordance pour les caractères apparents des êtres dont ils ont à s’occuper ; l’induction — pratiquée par Cuvier, on le sait, avec une maestria dont Balzac reste troublé et ne se lassera point de faire l’éloge — complète les données de l’observation, gui¬ dées ici par des vues imaginatives incomparables et par une con¬ ception, d’origine mystique et swedenborgienne, semble-t-il, sur la vie de l’Univers dans son ensemble. Où trouver pour l’être humain, si difficile à juger d’après ses actes, supérieurs ou inférieurs, rare¬ ment équivalents, à sa réelle essence, souvent caché derrière sa propre parole, « donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée », des procédés d’investigation sur lesquels s’appuyer ? C’est ici qu’opè¬ rent deux initiations auxquelles il faut bien s’arrêter avec quelque détail, malgré le caractère peu scientifique de leurs prémices et de leurs méthodes. Mais il y aurait un véritable aveuglement à faire fi de ces données auxquelles croyait le grand romancier, sous pré¬ texte que la science aujourd’hui les réprouve. Quel historien se dispense de faire appel au Traité des Passions ou à Y Ancien Tes¬ tament pour expliquer la psychologie cornélienne ou la Politique tirée de l’Ecriture sainte ? De ces deux initiations assez déconsidérées aujourd’hui, l’une se rattache à un progrès incontestable dans la localisation des fonc¬ tions du cerveau ; l’autre tient à une conception mystique de l’indi¬ vidu, microcosme agencé comme un ensemble et un monde com¬ plet : elles avaient toutes deux, pour un esprit soucieux de systé¬ matiser la personnalité humaine, d’organiser le concret et l’abstrait, le corps et l’âme, l’individu et son milieu, l’avantage d’offrir des vues d’apparence scientifique. Gall et Lavater étaient tout prêts, en effet, à guider Balzac dans une recherche passionnante. * * * Notre romancier n’avait pas à découvrir Gall : il le trouvait à portée de sa main, et comme à son chevet. L’inventeur de la phré¬ nologie, Allemand 1 naturalisé français le 29 septembre 1819, avait 1. Dans un différend fameux avec un lecteur du Constitutionnel (cf. Spœlberch, Histoire, p. 122), Balzac, qui déclare ne pas savoir un mot d’allemand mais connaître 78 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE occupé l’attention du monde savant quand Balzac, jeune homme, cherchait ardemment sa pâture intellectuelle : c’est de 1810 à 1818 qu’il faisait paraître le grand ouvrage résumant de longues années de travaux, de cours, de conférences, de consultations, où l’erreur et la précipitation le disputaient à la sagacité de l’observation. Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier : ces quatre volumes in-40, avec leurs planches gra¬ vées, étaient suivies en 1825 d’une publication plus étendue encore, les Fonctions du cerveau, qui donnaient la nomenclature des diverses facultés mentales et surtout — grande affaire pour les observateurs de profession ! — le détail des signes phrénologiques auxquels on les peut reconnaître. Même un amateur ou un simple curieux pou¬ vait retenir, de cet enseignement si contesté aujourd’hui, quelques données essentielles : le cerveau n’est pas un organe unitaire, mais une combinaison de zones nettement localisées, dont chacune a une fonction spéciale et atteint son plein développement à des stades différents de la vie ; la forme et la surface extérieure du crâne sont déterminées par le modelé du cerveau, et les inégalités ou les reliefs de celui-ci se retrouvent dans les bosses ou les creux de la surface crânienne. « L’homme au front lisse n’a jamais réflé¬ chi », disait Napoléon qui de son côté, sur ce point comme sur tant d’autres, offre à Balzac qui l’admire de durs aphorismes à l’appui de ses idées. Cependant, pour un amateur tel que ce jeune curieux, un traité systématique demeure assez rebutant : rien ne vaudra jamais, au gré de l’humeur interrogante d’un Balzac, un premier initiateur, capable de traduire en clair des notions techniques à l’usage de notre avide autodidacte. Précisément l’apprenti romancier en quête d’initiation trouvait, d’office, un démonstrateur à portée de la main. S’il a beaucoup admiré Broussais, collaborateur éventuel de Gall et auteur de publications phrénologiques, il avait surtout dans la personne du médecin de sa famille, qui devint le sien propre, un guide familier et apprécié. Le Dr T. B. Nacquard avait publié en 1808 son Traité sur la beaucoup l’Allemagne, s’étend sur la dignité relative du mot de Pforzheim (non sans commettre un contresens), et termine sa défense de cette petite ville par cette revendication de fidèle disciple : « Pforzheim... a vu naître Reuchlin et Gall ». On est en 1846, quand la phrénologie est bien négligée. Il est possible que Balzac doive à Gall en personne la révélation de l’accent allemand : il est, à ma connais¬ sance, le premier personnage à jargon tudesque, dans les Souvenirs d’un paria, XI (1829-30). LES IDÉES DE GALL 79 nouvelle Physiologie du cerveau : il se proposait d’y suivre « une route moyenne, également étrangère à une critique outrée et géné¬ rale, comme à une adoption sans restriction » et d’y « présenter des doutes pour solliciter de nouveaux éclaircissements ». Cependant, auditeur fidèle et disciple direct de Gall et de son collaborateur Spurzheim, cet intelligent praticien prend lui-même position. Il rejette l’inculpation de fatalisme et celle de matérialisme au nom de l’éducation et de l’esprit, distingue entre la velléité — simple penchant — et la volonté ■ — combinaison de motifs d’agir —^pro¬ cède enfin à la façon du maître à une localisation successive, qu’il suppose vérifiée, des principales facultés. « Comme nos facultés intellectuelles ont leur siège dans le cerveau, il n’y a que lui qui puisse les déceler, ou le crâne qui en reçoit sa forme... » Contrebattue par les gros bataillons de la Faculté et de l’Acadé¬ mie, cette doctrine aventureuse ne risque-t-elle pas, malgré tout, de faire pauvre figure dans le conflit des doctrines ? Par bonheur, le prophète en personne entr’ouvre, loin des temples officiels de la science, laquelle néglige de faire entrer la jeunesse pensante dans ces régions discréditées, des asiles semi-clandestins où Balzac a certainement jeté des regards curieux. En 1823, le docteur Gall occupait à Paris un vaste appartement rue de Grenelle Saint-Germain 1 : il y faisait tous les soirs, à 8 heu¬ res, devant un auditoire hétéroclite, un cours de phrénologie. « Je crois voir encore, dira, dix ans plus tard, un des assistants, la grande table de noyer autour de laquelle nous nous pressions atten¬ tifs et avides, et où venait prendre place, au milieu de nous, tous les soirs à huit heures bien précises, notre respectable maître... Comme le plus grand nombre des auditeurs était composé d’élèves en médecine, presque tous admis dans les divers hôpitaux de Paris, il arrivait souvent qu’on apportait au docteur Gall des crânes de ■toutes les qualités, de toutes les dimensions ; aussitôt que la mort 1. Exactement, d'après Y Almanach royal de 1827, rue de Grenelle Saint-Germain, n° 50. Les Souvenirs d'un paria sont, dans l’œuvre de Balzac, un témoignage du zèle avec lequel ces « travaux pratiques » étaient suivis. Voir Gazelle des Tribunaux, 19 septembre-24 octobre 1833, un échange de vues sur le degré de fatalité qu’im¬ plique une « organisation » qui, trahie par les indices extérieurs, pourrait signifier l'inéluctable penchant à la criminalité. La série d’articles est intitulée : De la phré¬ nologie dans ses rapports avec la justice criminelle. C’est dans le numéro du 8 oc¬ tobre qu 'Une séance chez le D* Gall est relatée par Landrin, avocat. Cf. sur l’inté¬ rêt que ces questions suscitaient chez un écrivain de l’époque, avec qui Balzac a ■collaboré, Henry Berthoud, le Cabinet du docteur Gall [au Jardin des Plantes] dans ■ la Presse du 15 mars 1840. Orientations étrangères. 1 80 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE avait fait tomber une tête qui paraissait remarquable, elle allait enrichir la collection de notre digne docteur... Dans la doctrine que nous ne jugeons pas ici, il tenait pour principe constant et certain, qu’on ne peut dire à l’inspection de la tête d’un homme, ni ce qu’il a fait ni ce qu’il fera, que l’homme n’est pas assujetti, comme sous une main de fer, sous le despotisme irrésistible de son organisation... » Que Balzac se soit personnellement risqué dans ce laboratoire inquiétant, ou qu’il ait simplement suivi le développement que prenait la doctrine phrénologique, il n’importe : Rastignac conseil¬ lant à Bianchon d’appliquer le système de Gall au cas tératologique de Goriot, et de lui « tâter la tête » plutôt que de le disséquer, c’est Balzac défendant la théorie des instincts localisés, strictement rat¬ tachés à une zone du cerveau, contre le scepticisme d’un élève des augures adverses. Et si Goriot, dédié à Geoffroy Saint-Hilaire, semble à son auteur fort digne d’une destination aussi caractéris¬ tique, c’est que l’histoire naturelle du genre humain y fait à son gré un pas formidable. Nous l’apprécions aujourd’hui pour d’autres mérites, mais il convient de jouer le plus longtemps possible, en ces matières, le jeu authentique d’un auteur : son œuvre sait assez vite, si elle est viable, prendre des directions divergentes ! Gall meurt à Montrouge le 22 août 1828, peu avant le départ de Balzac pour Fougères, où l’incident des chapeaux indigènes, trop petits pour épouser la circonférence crânienne du futur grand homme, a une parfaite saveur de démonstration phrénologique ; et, dans les Souvenirs d’un paria (1829-30), le disciple affirme sans retard sa fidélité. « On se rit maintenant de ses bosses et des or¬ ganes auxquels elles correspondent ; mais ses idées à cet égard ne sont peut-être pas aussi extravagantes que le prétendent ses adver¬ saires ». Enfin, aussi tard qu’ en juillet 1835, Balzac regrette que la Biographie Michaud ne lui ait pas confié l’article Gall, « que mes connaissances me mettaient plus à même de traiter, et qui vous aurait peut-être fait mon débiteur ». C’eût été pour lui, en tout cas, une façon de payer sa dette à un informateur fécond — et aussi de liquider son compte avec lui, car il semble que Balzac, sur le tard, n’ait pas laissé d’être impressionné par les objections faites aux hypothèses de Gall par de plus attentifs dissecteurs de la fibre humaine. Mais son œuvre n’en est pas moins imprégnée de sagesse — ou L INFLUENCE DE GALL 81 de prétention ■ — phrénologique L Louis Lambert a une tête d’une grosseur remarquable, un front dont les dimensions ont « quelque chose d’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut le croire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau » : c’est évidemment celui de tous ces signalements qui compte le plus pour la croyance de Balzac. Tous ses caractères forts et intelligents conserveront cette particularité, Argow et Montri- veau comme Z. Marcas et Claës, lequel a aussi « les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques » ; leurs anta¬ gonistes, les faibles et les débiles, Melle de Cormon et le comte d’He- r ou ville comme Mme Vaudremont, ont des crânes étroits, Goriot un front bas. Ajoutez-y tout de suite l’ampleur du front chez M. Clousier, sa hauteur chez M. Longueville, sa courbe chez Maître Cornélius — avec les exceptions que Balzac se pique de proposer au système du maître, Minoret-Levrault et sa forte tête, Isidore l’hydrocéphale, le comte Octave et M. de Mortsauf, de qui le front trop vaste dénote un penchant à la folie - — comme chez Vic¬ tor Hugo d’ailleurs, qui a pour Balzac, en 1845, «le crâne d’un fou ». M. d’Espard a une « cambrure du front qui aurait pu faire croire à quelque peu de folie », mais Bianchon a le front bombé, harmonieux et noblement modelé. Et Bianchon, ne l’oublions pas, est le témoin par excellence de la Comédie. H1 * * * 5 * * Tandis que le culte de Gall pouvait très bien se satisfaire des singularités connues du père de Balzac, grand partisan de 1’ « eugé¬ nique », disposé à ne connaître dans la nature humaine que des facultés simples, assignées à des centres d’impulsion très définis, la déférence à Lavater se serait plutôt accommodée des curiosités et des excentricités mystiques de sa mère. Cette singulière personne, trouvant volontiers, pour des tracas domestiques qu’elle s’exagé¬ rait, des échappées dans des bizarreries de songe et de foi, possé¬ dait-elle la Physiognomonie du pasteur zurichois dans les éditions 1. Le cas de Balzac, dans la littérature française, est assez rare pour que j’aie pu, dans l’étude citée plus loin, « isoler » une tradition voisine, mais différente, celle qui s’occupe des traits de la physionomie. On trouvera l’essentiel dans G. M. Fess, The correspondance of physical and material factors with character in Balzac (Publ. of the University of Pennsylvania Sériés in Romanic languages and litera- tures, n° 10) Philadelphia, 1924. Sur le succès de Gall, G. von Struve, Die Phréno¬ logie in und ausserhalb Deutschlands. Heidelberg, 1843. 82 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE que la tin du XVIIIe siècle et le début du XIXe ont multipliées ? Honoré, en tout cas, est tout fier d’avoir à lui, quand il s’éman¬ cipe pour de bon, ce grand manuel d’observation systématisée. « J’ai acheté, écrit-il à sa sœur le 20 août 1822, un superbe Lavater qu’on me relie- : on peut croire qu’il s’agit de la belle réédition, publiée en 1820 par le Dr Maygrier, du Lavater qu’avait donné Moreau de la Sarthe en 1807, avec les 600 gravures qui en illus¬ traient le texte 1. Ces dix volumes in-8° permettent au romancier, devenu l’heureux propriétaire d’un ouvrage aussi complet, de per¬ fectionner des présentations physiques qu’il voudrait parfaites et cohérentes comme les descriptions des naturalistes. Comme les romans informes de 1822 sont sans doute livrés au prote, en tout cas rédigés au moment de cette bienheureuse acqui¬ sition, ils ne tirent aucun bénéfice des détails de physionomie sys¬ tématique qui s’y trouvent. Rien de moins conforme à des données précises que cette présentation de Lunada dans le Sorcier : Ses yeux grands, ronds et brillants, annonçaient, par leur mobilité, une âme facile à exalter ; son front large, ses lèvres assez épaisses, semblaient dire combien son cœur était grand, généreux, et fier de cette fierté qui n’exclut pas la confiance et la bonté... Au contraire, la production balzacienne qui débute aux Chouans reste sensible, non point à une correspondance vague entre le mo¬ ral et le physique, mais à la convergence des traits, à la valeur des plus légers indices, à toutes les données préconisées par Lavater. Notre terrible pétrisseur de masques procède avec la prudence d’un animalier qui s’entourerait de documents, de relations de voya¬ geurs, pour ne point refaire au hasard le rictus des grands fauves ou la figure des gazelles et des antilopes. Peut-être a-t-il même tenu à ne se séparer de son précieux Lavater qu’assez longtemps plus tard, et quand les délais et les lenteurs des relieurs ne l’effrayaient plus. Car un Lavater en 10 volumes in-8° (à 2 francs par volume pour la reliure !) fait l’objet d’une mention dans les notes du 20 avril et du ir août 1831 ; pour calmer l’impatience du maître, le premier de ces mémoires l’avisait que « Lavater sera 1. Cf. F. Baldensperger, Les théories de Lavater dans la littérature française ( Études d histoire littéraire, 2® série, Paris, 1907). Ma suggestion me semble confirmée par ce détail : la Théorie de la Démarche, qui est en somme l’extension de divers prin¬ cipes lavatériens, cite incidemment le Dr Maygrier. l’initiation a lavater 83 prêt a là fin do la semaine », et le second facturait le précieux ou¬ vrage enfin relié. Sans doute est-ce au perfectionnement de sa manière à cet égard que faisait allusion Balzac, quand il représentait Lucien de Rubem- pré (Illusions 'perdues ) recevant son premier roman corrigé par D Arthez : « Ses portraits, un peu mous de dessin, avaient été accu¬ sés et coioriés ; tous se rattachaient aux phénomènes curieux de la vie humaine par des observations physiologiques, dues sans doute à Bianchon, exprimées avec finesse et qui les faisaient vivre... » Sur beaucoup de points d’ailleurs, cela va sans dire, Balzac per¬ fectionne ses maîtres. Que de remarques incidentes, parfois « sous- cutanées » comme le dit Sainte-Beuve si méchamment, raffinent sur 1 observation un peu grosse du pasteur zurichois et de ses adapta¬ teurs ! Surtout quand il s’agit de la femme, le grand romancier ne tarit pas de menues allusions à des indices légers, de détails quasi- secrets, dont le rapport à l’ensemble lui paraît garanti par les sub¬ structures du système auquel il accorde toute créance à l’heure de sa maturité. Le tome II du Lavater de 1820 renfermait un large développe¬ ment bien propre à justifier l’ambition, croissante chez le roman¬ cier, de « coordonner ses créations ». Élève intermittent du Mu¬ séum, fervent adepte de Geoffroy Saint-Hilaire pour l’unité de com¬ position organique comme il l’avait été de Cuvier pour la loi de dépendance des organes, Balzac devait lire avec enthousiasme ces lignes : ...Une partie tient à l’autre comme à sa racine... Chaque partie d’un tout organique est semblable à l’ensemble et en porte le carac¬ tère... Comme chaque partie du corps se trouve en rapport avec le corps auquel elle appartient, la mesure d’un seul membre, d’une seule petite jointure du doigt, peut servir de règle pour trouver et pour déterminer les proportions de l’ensemble, la longueur et la largeur du corps dans toute son étendue... C’est ce qui fait que chaque corps organique compose un tout dont on ne peut rien retrancher, et auquel on ne peut rien ajouter sans qu’il résulte du désordre ou de la diffor¬ mité... La nature ne s’amuse pas à apparier des parties détachées, elle compose d’un seul jet ; ses organisations ne sont pas des pièces de rapport... Le corps humain peut être envisagé comme une plante, dont chaque partie conserve le caractère de la tige... Conclusion première : le visage humain et le détail de ses traits, l’habitus corporis, démarche, attitude, sont strictement révélateurs 84 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE de l’être. Ces mille et une particularités dont s’agrémente, au repos ou en action, la marionnette humaine, ne sont pas seulement cet alphabet expressif qui amuse tout vrai disciple de Tristram Shandy: ce sont de parfaites algèbres qui permettent de mettre de sûres valeurs sous l’apparent caprice de leurs signes. En 1829, dans la Physiologie du mariage (Méditation XV), l’adhésion à Lavater prend la valeur d’un programme authenti¬ que : « La physiognomonie a créé une véritable science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances humaines... Les habitudes du corps, l’écriture, le son de la voix, les manières, ont plus d’une fois éclairé la femme qui aime, le diplomate qui trompe, l’administra¬ teur habile ou le souverain obligés de démêler d’un coup d’œil l’amour, la trahison ou le mérite inconnus. L’homme dont l’âme agit avec force est comme un pauvre ver luisant qui, à son insu, laisse échapper la lumière par tous ses pores... » La première forme que Balzac va donner à son zèle lavatérien — en dehors de quelques boutades corrigées encore par un sourire à la Sterne - — ce sont les « physiologies » qui suivent celle du ma¬ riage et qui, plus expressément que ce livre scabreux, s’en tiennent à reconstituer ces parfaits ensembles de l’apparence et de la subs¬ tance, les « essais analytiques » où des microcosmes paradoxaux nous sont présentés, d’accord avec la loi de l’unité de composition de tous les êtres. Étude de mœurs par les gants (janvier 1830), Phy¬ siologies de la toilette (juin-juillet 1830), gastronomique (août-octobre 1830), des positions (juillet 1831 ),du cigare (novembre 1831). Théo¬ rie de la démarche (août-septembre 1833), Monographies du gamin, de la grisette, du claqueur, surtout de l’épicier (1839),^ rentier (1840), et de l’employé (1841) :tout cela, entrelardé de morceaux in¬ cidents, d’« études de philosophie morale », etc., ce sont les gammes que multiplie le grand romancier pour se mettre en forme. Très inégaux d’importance et de valeur, ces exercices cachent tous, sous l’enrubannement humoristique ou la désinvolture parfois un peu lourde, une codification, à la Lavater, de quelques habitudes, in¬ dices, symptômes, accessoires ou colifichets, réputés indifférents ■ par le commun des hommes, rattachés ici à de parfaits ensem¬ bles. « De toutes les parties de la toilette, la cravate est la seule qui appartienne à l’homme... » « Lavater ayant bien dit, avant moi, que, tout étant homogène dans l’homme, sa démarche devait être au moins aussi éloquente que sa physionomie ; la démarche est la physionomie du corps... » FANTAISIES SUR L’UNITÉ 85 Aussi, quand Balzac s’attarde, dans Y Autre Étude de femme, à décrire la démarche de la Parisienne, avec « un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l’étoffe sa forme suave ou dangereuse..., une science de plis sur les bras, à la taille, autour du cou, qui drape la plus rétive étoffe..., une façon d’avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision qu’elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect » — ce n’est pas un dandy qui muse, ou un chroniqueur boulevardier qui fait de la copie ; c’est un « naturaliste » qui travaille. Pour reprendre le terme technique dont il lui plaisait de se servir [le Contrat de Mariage), c’est un « anthropologiste » qui fait de la science expérimentale. Exagérations d’un fantaisiste qui s’amuse ? Paradoxes d’un ha¬ bile homme qui sait bien que, pour piquer l’attention d’un public blasé, rien ne vaut la pointe de cocasserie qui, au fond, n’engage à rien si elle se glisse en assaisonnement, en condiment, dans une substantielle nourriture ? N’en croyez rien. L’exagération, le para¬ doxe, Balzac n’y atteint que si, entraîné par sa verve ou par le désir de la surenchère méridionale, il se lance dans des cocasse¬ ries que les maîtres du Muséum ne sauraient lui permettre : cer¬ taines Physiologies ne sont tolérables que si l’on y écoute Gau- dissart à la table d’hôte. De même, Balzac affirmera (Secrets de la Princesse de Cadignan, juin 1839) qu’ « une femme instruite peut lire son avenir dans un simple geste, comme Cuvier savait dire en voyant le fragment d’une patte : Ceci appartient à un animal de telle dimension, avec ou sans cornes, carnivore, herbivore, amphi¬ bie, etc., âgé de tant de mille ans... » Cuvier, bon chrétien, aurait sans doute rappelé à l’ordre un élève aussi aventureux que Balzac l’autodidacte, qui se lance dans la prévision des temps à venir. « On nous a donné les mœurs et le caractère des individus par les traits de la figure ou la manière de mettre sa cravate ; ce serait une étude curieuse que celle du caractère et des actions par l’ins¬ pection des gants, le lendemain d’un bal ou d’un raout ! » Balzac, causeur de salon, le Balzac des loges à l’Opéra, des grooms en livrée et des vêtements fashionables, poussera ce paradoxe à ses limites, et c’est un jeu parfait pour gens du monde ; c’est aussi l’un des points de départ du roman policier, puisque les Sherlock Holmes partiront volontiers de cette idee que « tout se tient », au moins dans un « beau crime », et qu’il s’agit, au moyen d’un indice qui peut être minime, évanescent, négligeable en apparence, de recons- 86 POUR UN «MUSEUM» DE L’ESPÈCE HUMAINE truire un ensemble dont l’acte meurtrier ou le vol prémédité sont en quelque sorte le principe vital et Y âme. Par bonheur, en général, le romancier jettera du lest et se con¬ tentera d’un minimum d’évocation physique et de saturation phy¬ siologique dans sa galerie merveilleuse d’êtres humains. Discrète¬ ment, il s’abstiendra même de donner trop tôt, à sa clientèle pré¬ férée, des signalements trop marqués. Ce n’est qu’à partir de trente ans qu’une femme a une physionomie caractérisée : jusqu’à cet âge, l’éducation, le désir de plaire, empêchent l’individualité fémi¬ nine de se marquer sur les traits. Mais plus tard • — à un âge qu’il n’a pas précisé — Balzac estime qu’un visage de femme âgée ne peut être déchiffré que... par une autre vieille dame. A l’observa¬ teur de tirer parti d’autres indices, la taille, le squelette invisible mais discernable ; « la taille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsi construites sont impérieuses, volontaires, plus volup¬ tueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie ; elles sont mieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle, la taille ronde est inflexible et jalouse (Lys dans la vallée) ». De même, dans Fleur des pois (Contrat de mariage), Nathalie avait la taille ronde, « indice immanquable d’une volonté qui souvent arrive à l’entêtement >., et ses mains de statue grecque annonçaient « un esprit de domination illogique... » A l’observateur aussi d’accorder quelques signes, inhérents à la structure féminine, avec d’autres indices faisant partie de la gamme accoutumée des physionomistes, comme ici (Beatrix) : Les femmes froides, frêles, dures et minces, comme est Mme de Ro- chefide, ces femmes dont le cou offre une attache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avec la race féline, ont l’âme pâle de leurs yeux clairs, gris ou verts... [D’autre part] Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille Maupin forme un contour renflé qui lie les épaules à la tête sans sinuosité, — le caractère le plus évident de la force... D’ailleurs, si l’individualité véritable de la femme reste, jusqu’à trente ans, indéfinie et flottante par nature, le fond de son être est tout de même inscrit, selon Lavater et Balzac, dans des détails de physionomie qu’il n’est donné à personne de répudier : les hé¬ roïnes de la Comédie humaine ont beau faire, elles rejoignent sous le verre grossissant de l’analyse expérimentale leurs compagnons LE DÉTAIL PHYSIOGNOMONIQUE 87 mâles, plus vite formés, moins malléables et plus grossiers. Mais Balzac est trop indulgent aux femmes pour ne pas leur laisser davantage le bénéfice des circonstances altérantes. Est -il nécessaire de faire défiler, en les décomposant, les innom¬ brables personnages de la troupe ? Peut-être, puisque, lecteurs, nous nous contentons en général de les voir dans leur unité, et qu’il importe de les décomposer ici dans leurs principaux éléments phy- siognomo niques. Comme Lavater, Balzac attribue au nez une va¬ leur révélatrice éminente ; il s’étonne que Melle Cormon (Une vieille fille) possède « un nez aquilin contrastant avec la petitesse de son front, car il est rare que cette forme de nez n’implique pas un beau front »;le nez aquilin de M. d’Hauteserre (Une ténébreuse affaire) « relevait un peu sa figure » ; celui de Sylvain Pons, donquichot- tesque, « exprime une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie », tandis que celui de Ro- guin est « ignoblement retroussé » ( Cousin Pons ) ; pour l’élève comme pour le maître, « l’immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse » (Camille Maupin dans Béatrix). « De grosses lèvres bien prononcées, avance la Physiognomonie, répugnent à la fausseté et à la méchanceté » : Melle Cormon aura « de grosses lèvres rouges, l’indice d’une grande bonté », et Popinot « une bouche sur les lèvres de laquelle respirait une bonté divine..., de bonnes grosses lèvres rouges, à mille plis... » (V Interdiction) . Tous les personnages vraiment sympathiques, l’abbé Bonnet, le Dr Benassis, auront de grosses lèvres. Inversement, le méchant homme a « les coins de la bouche abaissés », et des lèvres resserrées, remontant aux deux extrémités, dénotent un fond de vanité, peut- être aussi de malice : Grandet, Gobseck, le farouche Italien de V Autre Étude de femme. Quant au menton, Lavater lui attribuait une extrême impor¬ tance : « un menton mou, charnu et à double étage est, la plupart du temps, la marque et l’effet de la sensualité ». Chez Véronique (Curé de Village), «le menton et le bas du visage étaient un peu gras, et cette forme épaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie, l’indice d’une violence quasi-morbide dans la pas¬ sion ». « Les femmes à menton gras sont exigeantes en amour » (Béatrix). A l’inverse, « les mentons plats, disait Lavater, suppo¬ sent la froideur et la sécheresse du tempérament » : le déplorable mari du Lys dans la vallée, M. de Mortsauf, a le menton « droit et long ». Enfin, le menton de galoche, indice d’un vice rachitique, 88 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE marque de pusillanimité, échoit à M. d’Hauteserre et à son « air de soumission en parfaite harmonie avec son caractère »,et à Atha- nase Granson qui finit par le suicide. L’oreille humaine ne tient pas beaucoup plus de place chez Bal¬ zac que chez son informateur. En revanche, il a merveilleusement enrichi l’étude et la description de l’œil et surtout du regard : alors que son guide, médiocre coloriste, s’en tenait aux formes, à la coupe de l’œil, ou à quelques couleurs fondamentales, signalait quelques traces de « génie » ou de médiocrité qu’il associait à des observa¬ tions peu différenciées, Balzac a singulièrement étendu la gamme des iris humains et de leur signification, depuis les petits yeux jaune clair du juge Camusot, « pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse », jusqu’aux « yeux verdâtres de Mme de Mortsauf, semés de points bruns », depuis l’œil clair, jaune et dur, lumineux sans chaleur, de son mari, ou les yeux, jaunes comme ceux d’une fouine, de Gobseck, jusqu’aux yeux gris, à la fois doux et fiers, d’Ursule Mirouët, aux yeux gris mélangés de noir, et si résignés, de Melle Taillefer, aux yeux d’un bleu riche et clair de B. Claës. Il sait que la couleur apparente des prunelles trompe parfois : Natalie a des yeux « noirs en apparence, mais en réalité d’un brun orangé » (Contrat de mariage). Surtout, il sait distinguer entre l’œil et le regard, parle de « ces regards à l’aide desquels les femmes blondes paraissent être brunes » (Secrets de la Princesse de Cadignan) ; et ses thèses favorites se retrouvent dans le fluide impondérable qui flue entre les paupières, éclat solaire annonçant, chez Wilfrid ( Se- raphita ) « avec quelle avidité sa nature aspirait à la lumière », viva¬ cité brusque, chez B. Claës, « que l’on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes... 1 » Dans le détail, encore une fois, tout ceci n’a jamais inquiété les lecteurs de la Comédie humaine : ils ont été heureux de n’avoir guère à imaginer les silhouettes et les visages, puisque le romancier prenait les devants. Mais, en son fonds intime, le grand metteur en i. Un des témoignages indirects les plus significatifs est celui-ci, que donne Spœlberch de Lovenjoul dans son Histoire des œuvres de Balzac, p. 397 : l’auteur de Beatrix semble suivre de près, pour la présentation de plusieurs de ses person¬ nages, les Portraits contemporains de Th. Gautier. Or, quand il s’agit de donner une couleur à des yeux, une forme à un nez, une couleur à un regard, Balzac n'hé¬ site pas à se séparer du prosateur dont il tient à utiliser les ressources de style. Ceci se passe en 1838 ou 1839. La collection Spœlberch de Lovenjoul renferme, parmi les lettres de femmes reçues par le romancier, une protestation signée A. L. par laquelle une lectrice blonde proteste contre un propos du Père Goriot sur la fragilité féminine impliquée dans cette couleur-là. l’adaptation au milieu 89 scène ne se lassait point d’appliquer ses théories et de faire jouer des signalements complets. La chiromancie elle-même ne l’effraie¬ rait point. « Si Dieu a imprimé, pour certains yeux clairvoyants, la destinée de chaque homme dans sa physionomie, en prenant ce mot comme l’expression totale du corps, pourquoi la main ne résu¬ merait-elle pas la physionomie, puisque la main est l’action hu¬ maine tout entière et son seul moyen de manifestation ? » ( Cousin Pons). Et c’est un peu plus loin que, le plus sérieusement du mon¬ de, il déplore qu’on n’ait pas restitué, « sous le nom d’anthropolo¬ gie, l’enseignement de la philosophie occulte ». Gardons-nous de croire qu’à mesure qu’il s’éloignait de ses années d’apprentissage, l’initié se détachait de telles vues. Jusqu’au bout de sa carrière, Balzac y restera fidèle, puisqu’en 1847 encore, à Wierschownia, dans Y Envers de l’histoire contemporaine, il donnera à M. Bernard « un front, haut et d’un aspect menaçant, [qui] abri¬ tait sous sa coupole deux yeux d’un bleu d’acier, deux yeux froids, durs, sagaces et perspicaces comme ceux des sauvages... Le nez grand, long et mince, et le menton très relevé, donnaient à ce vieil¬ lard une ressemblance avec le masque si connu, si populaire attri¬ bué à don Quichotte ; mais c’était don Quichotte méchant, sans illusion ; un don Quichotte terrible... » * * * C’est au même maître qu’un trait moins spécial des construc¬ tions balzaciennes semble dû. « Les rapports de l’être moral avec les agents extérieurs de la nature » : c’est là, selon notre auteur, l’objet de la partie la plus intéressante de la physiologie, en tout cas d’une partie peu connue et féconde. « Pour qui contemple en grand la nature, fait dire Balzac au héros du Lys dans la vallée, tout y tend à l’unité par l’assimilation. Le monde moral doit être régi par un principe analogue ». Et, dans YEnvers de l’histoire con¬ temporaine : « La loi qui régit la nature physique relativement à l’influence des milieux atmosphériques pour les conditions d’exis¬ tence des êtres qui s’y développent, régit également la nature mo¬ rale... » Enfin, par une extension prévue du principe d’adaptation dans la vie (Muse du département) : «Les etres tendent, par le sens indélébile de l’imitation simiesque, à se modeler les uns sur les autres. On prend, sans s’en apercevoir, les gestes, les façons de parler, les attitudes, les airs, le visage des uns des autres... » 90 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE Fort d’une théorie dont il se dissimule sans doute le fatalisme menaçant et le danger secret, le romancier n’aura plus le moindre scrupule à décrire, puisque l’évocation du décor n’est qu’une autre façon de caractériser des personnages et, ainsi, de faire prévoir une action. La thèse, souvent, est ingénieuse. « A Paris, les différents sujets qui concourent à la physionomie d’une portion quelconque de cette monstrueuse cité, s’harmonisent admirablement avec le caractère de l’ensemble. Ainsi portier, concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce muscle essentiel du monstre parisien, il est toujours conforme au quartier dont il fait partie, et souvent il le résume. » N’est-ce pas trop ingénieux ? Et ne connaissons-nous pas des concierges mal placés dans des quartiers distingués ? « Le cor¬ don de tirage, au bout duquel pendait une olive crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible dévoilait une cas¬ sure dans le métal. Chaque objet était un trait en harmonie avec 1 ensemble de ce hideux tableau ( Cousin Pons) ». N’est-ce pas trop systématique, encore une fois ? Et telle loge de concierge, dans une rue lépreuse, ne nous frappe -t-elle point par sa propreté, sa bonne tenue et l’aménité de ses occupants ? N’est-ce pas jouer avec ces « lois éternelles qui veulent que chaque partie d’une créature organisée se teigne de sa cause intime ? » Les organismes authen¬ tiques ne sont pas, malgré tout, la règle générale ; et une bonne part de liberté, un élément de chaos si l’on veut, ne laisse pas d’ani¬ mer certaines parties d’un « tout » parfaitement cohérent par ail¬ leurs. Une fantaisie telle que Une rue de Paris et son habitant (1845) fait véritablement insulte, non seulement à la rue Duguay-Trouin en 1827, aux membres de l’Institut qui ont passé soixante ans, mais aussi à l’humaine possibilité d’échapper au mécanisme. Or ce qui est, philosophiquement, assez contestable, prend dans 1 ordre de 1 art descriptif, de l’évocation littéraire, une valeur sin¬ gulière, une force de vie extraordinaire. Villes toutes pénétrées d’une « atmosphère » ou demeures aussi vivantes que leurs habi¬ tants ; maison d’Eugénie Grandet à Saumur, mélancolique à cause de 1 âme souffrante qu’elle abrite ; visqueuse pension Vauquer où 1 odeur de graillon remplit les escaliers, pénètre dans les chambres, déborde dans le jardin 1 ; repaire de Gobseck dans une calme pro¬ vince qui n’en peut mais,' — et « Gobseck et sa maison se ressem¬ blaient. Vous eussiez dit de l’huitre et son rocher » ; pignon trian- 1. L. Stanley Galpin, The influence of environment in « le Père Goriot » (Mod. Lang. Notes, mai 1917). LES DÉCORS HOMOGÈNES 91 gulaire de Balthazar Claës à Douai, qui abrite « l’esprit de la vieille Flandre » endormi dans un jour tamisé et un clair-obscur de mys¬ tère ; immuable Guérande, qui confère aux habitants, tant elle est confinée sous ses remparts, le caractère de permanence « que la nature a donné à ses espèces zoologiques » ; simple maison du Chat- qui-pelote, (la toute première, sans doute, des évocations domici¬ liaires du grand écrivain, et qui mérite de ce fait d’être célébrée avec un accent particulier), temple traditionnel de la cupidité rusée du marchand, abritant d’ailleurs, pour les « harmoniser » peu à peu à son atmosphère, la femme et les filles du négociant, « fleurs de comptoir » qui risquent de prendre les teintes et les airs de l’en¬ semble, et les jeunes apprentis de qui la gouaillerie parisienne devra, elle aussi, s’accommoder ; logis notable par son enseigne sé¬ culaire, emblème d’originalité savoureuse chez nos aïeux, et par sa façade familière aux promeneurs de la rue Saint-Denis ; habitacle du mercantilisme qui fait à la fois l’admiration d’un jeune artiste noctambule à cause de son pittoresque vieillot, et son scandale pour l’évidence de son utilisation commerciale : autant de décors qu’il serait malséant, si l’on comprend Balzac, d’interpréter comme de simples daguerréotypes encadrant des comédies ou des drames humains. Ce qu’il y faut voir décidément, c’est l’analogue de ces toiles, panoramiques ou fragmentaires, où les musées d’histoire naturelle réunissent, autour de leur figuration exotique, pingouins, antilopes ou serpents à sonnettes, un ensemble explicatif, terre, ciel et flore, qui fait de chaque être animé un si parfait exposant de son petit coin du monde. * * * Gall avait prétendu, au nom d’une science plus authentique, signifier à la « physiognomonie » un certain nombre de fins de non- recevoir : des vues empiriques lui paraissaient compromettre ce moyen d’investigation. Lavater, de son côté, ne s’était préoccupé que très épisodiquement de déterminer, « depuis l’animal jusqu’à l’homme, les modifications qu’éprouve la tête dans sa forme... » Sur un point seulement les deux augures consultés par Balzac se trouvaient d’accord. Gall donnait, aussi bien que Lavater 1, une i. Cf. Physiognomonie, trad. Moreau, t. II, p. 64 ss. Chez Gall, passim. La prompte collaboration de Balzac aux Animaux peints par eux-mêmes et ce titre même. Vie publique et privée des Animaux ; scènes de mœurs, témoigneraient à eux seuls de vues permanentes chez le romancier. 92 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE grande importance à la persistance des types animaux dans l’hom¬ me : et en effet, la localisation des fonctions dans le cerveau et le cervelet, la détermination des traits extérieurs par un ensemble de tendances et d’instincts, n’exigeaient pas moins l’une que l’autre l’analogie secrète entre le roi des animaux et ses divers sujets. Balzac — le Balzac des Théories et des Physiologies — est disposé à suivre jusqu’au bout ses maîtres dans cette voie.1 Par bonheur, notre romancier ne poussera pas des vues de ce genre jusqu’à une transposition de Muséum ou de Jardin d’ Accli¬ matation. Mais il est certain que la Comédie humaine sous-entend, dans la plupart de ses parties, un belluaire, un bestiaire assez pré¬ cis : non pas le prudent allégorisme des Renard le Fox, la plaisante caractéristique des Fables de La Fontaine, mais un vrai catalogue de complète ménagerie, un répertoire de jungle animée. Et, comme la présentation des personnages se contentera le plus souvent d’une simple allusion à cet égard, le relief de ces innombrables individus s’en trouvera secrètement augmenté, comme par un de ces arti¬ fices de stéréoscopie qui donnent trois dimensions à des images. De bonne heure, Balzac se sert de ces suggestions, qui chez lui sont des convictions ; elles ne lui manqueront jamais, et l’observation passionnée de la mêlée humaine lui permettra plutôt d’ajouter des types imprévus à ses répertoires que d’abandonner ses assimila¬ tions : il les fera d’ailleurs endosser à son cher M. Benassis long¬ temps après qu’il les aura prises sous son compte dans la Peau de chagrin : « les ressemblances animales, inscrites sur les figures humaines et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissent vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps... » Ce que répétera son digne Médecin de campagne, il le fera dire, ou insinuer, par plus d’un sage porte-paroles, le Marmus de Guide- Ane, par exemple, si hostile au grand Cuvier « soutenant que cha¬ que classe était une organisation à part », et auteur d’un beau livre sur les Instincts comparés, « appropriation des moyens à la vie », gages d’Unité zoologique. Ou encore, pour son compte : Le hardi philosophe qui voudra constater les effets de nos sentiments i. Il semble probable que le fameux coup d’État « féministe » par lequel Balzac prolonge la vie amoureuse de ses héroïnes et fait la part si belle à la « femme de trente ans » — en attendant mieux — procède d’une vue de biologiste. La Physio¬ logie donnait une description « naturelle » de la femme qui invoquait « ces Messieurs du Muséum ». LES RESSEMBLANCES ANIMALES 93 dans le monde physique, trouvera sans doute plus d’une preuve de leur effective matérialité dans les rapports qu’ils créent entre nous et les animaux (Père Goriot). Conséquence : « L’Huître, le Polype du corail, le Lion, le Zoo- phyte, les Animalcules microscopiques et l’Homme étaient le même appareil modifié seulement par des organes plus ou moins éten¬ dus ». Par toute sa partie animale, le roi de la création tient à l’es¬ sence de son royaume. Comment, en bonne logique, pourrait -il en être autrement, si l’humanité participe avec le reste des êtres ani¬ més à un zoon, à un influx qui meut le monde en toutes ses par¬ ties ? « On ne connait pas encore la portée des forces vitales ; elles tiennent à la puissance même de la nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus ». Puisque, pour Balzac-Raphaël, dans les années où ce jeune enthousiaste essayait « de se glisser dans le sanctuaire de la vie », « les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense » (Peau de chagrin) , ce panthéisme implicite suppose des formes analogues témoignant de dispositions connexes, et il faut bien que la propo¬ sition avancée dans Ursule Mirouet trouve une commune applica¬ tion : La phrénologie et la physiognomonie, la science de Gall et de Lava- ter, qui sont jumelles, dont l’tme est à l’autre ce que la cause est à l’effet, démontrent aux yeux de plus d’un physiologiste les traces du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, et d’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crâne. Avec ce fluide vital comme animateur, le limon dont est fait la création sera modelé, façonné et mû de mille manières différentes : celle dont l’homme est pétri est loin d’être unique, comme nous le feraient croire telles doctrines de morale ou de sociologie. Plus rigoureuse qu’une répartition de castes, une détermination physio¬ logique continue à présider aux classements humains : et si Geoffroy Saint-Hilaire a raison de supposer qu’une adaptation différente a modifié une matière analogue pour en faire les types biologiques actuels, Cuvier reprend l’avantage quand il arrête la création à des formes différenciées. Il existe parfaitement, au gré de Balzac, des organismes humains inférieurs, comme Rogron (Pierrette) qui a « la stupidité indéfinissable des animaux à sang froid », ou le crétin ■94 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE que soigne le Médecin de campagne, avec ses yeux pareils à ceux d’un poisson bouilli. Il est heureux de trouver, pour les Employés, l’épithète de « mammifères à plume », où la classification s’aiguise d’un calembour. « Vous découvrirez dans les villages les plus recu¬ lés, affirme-t-il dans la Vieille fille, des mollusques humains, des rotifères en apparence morts, qui ont la passion des lépidoptères ou de la conchyliologie, et qui se donnent des maux infinis pour je ne sais quels papillons ou pour la coucha Veneris » : le goût spé¬ cial des collectionneurs prouverait presque leur nature propre ! M. de Bourbon (Madame Firmiani) appartient au genre fossile, et tout caissier de banque (Melmoth réconcilié) au genre hybride. Ce sont là les matériaux les plus passifs, ceux que la profession achèvera de déformer, puisque leur puissance de réaction est à peu près nulle. « Chaque métier, chaque profession, avait dit Moreau de la Sarthe commentant Lavater (tome VI), doit être regardée en général comme une éducation spéciale prolongée, et de toute la vie, qui développe, exerce, fortifie quelques organes, et établit un rapport particulier de l’homme avec la nature... » Chez des êtres plus haut placés sur l’échelle biologique, la détermination naturelle semble compenser ce terrible pli professionnel qui risque de défor¬ mer l’humanité dans ce qu’elle a de plus substantiel, de plus orga¬ nique. Déjà le Centenaire, dans le roman de jeunesse qui porte ce titre, « avait un large nez, dont les racines aplaties offraient une vague ressemblance avec celles d’un taureau » — similitude com¬ plétée par une bouche démesurée aux lèvres singulières tachées de noir en leur milieu. Marche-à-Terre, des Chouans, est un herbivore ; Goupil, dans Ursule Mirouet,a. « deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches », tandis que Melle Goujet, à' Une ténébreuse affaire, est « la grande haquenée ». Le duc de Massimilla Doni a des oreilles qui, fléchissant par leur propre poids, « donnaient à cet homme une bizarre ressemblance avec un chien ». Balthazar Claës a une tête de cheval. Le père Go¬ riot, « que son sentiment irréfléchi élevait jusqu’au sublime de la nature canine », fait passer un attachement de chien dans le plan des tortures et des passions humaines. La Chatte anglaise dont Balzac s’amuse à noter les peines de cœur est délicieuse de propreté, de pattes de velours un peu sournoises, mais victime du cant et de la respectabilité. Et voici, dans la région la plus dangereuse de cette jungle hu¬ maine, les beaux félins ou les féroces carnassiers, Grandet qui tient AUTRES RESSEMBLANCES 95 du tigre [par l’avidité] et du boa [pour la faculté d’absorption], Vau¬ trin aux yeux « clairs et j aunes comme ceux du tigre », Corentin « aux yeux de chat », Du Tillet aux prunelles de tigre, argent pailleté d’or, le comte d’Hérou ville qui a un nez de lion, avec des yeux « oii écla¬ tait la férocité lumineuse de l’œil d’un loup au guet », Fil de Soie, complice de Vautrin, qui ressemble à un loup par la largeur de ses mâchoires, et même M. de Mortsauf dont le visage « ressemblait va¬ guement à celui d’un loup blanc qui a du sang au museau... » Leur proie désignée, ce sont les timides herbivores que seul le génie de l’espèce peut munir d’une molle défense instinctive et vite dé¬ jouée, comme la bretonne Florine,« aux adorables yeux de gazelle ». Fleureux quand les grands fauves seront, comme Z. Marcas, des lions ayant eu eux-mêmes le contre-poids de la force : la généro¬ sité de l’animal quand le besoin ne l’aiguillonne pas ! Voici les loups- cerviers, les « chiens à la curée » que sont les gens de loi et d’affaires, les chacals et les hyènes du boulevard qui vivent des reliefs des rois de la jungle. Leur pendant féminin, c’est plutôt la gent à griffes et becs, Mme Vauquer qui a des yeux de pie, Mme Claës avec son nez courbé comme un bec d'aigle. Mais Mme de Rochefide est l’une de ces fem¬ mes « dont le cou offre une attache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avec la race féline ». Ce qui est peut-être la vraie nature de la Cousine Bette se révèle quand la rivalité d’Hortense donne à « ses yeux noirs et pénétrants la fixité de ceux des tigres ». Une Passion dans le désert fournit une sorte de contre-épreuve du fait qu’il existe des « femmes-panthères ». D’ailleurs des hommes aussi, et point seulement des femmes, se présentent sous les espèces ornythologiques : M. Sauvager, du Cabinet des Antiques, a un faciès d’oiseau de proie, tandis que le mulâtre de la Fille aux yeux d’or a même « des yeux noirs fixes, comme ceux d’un oiseau de proie et enchâssés comme ceux d’un vautour par une membrane bleuâtre dénuée de cils ». Les flibustiers de Paris sont « de hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente ». Là encore, l’exagération, le paradoxe, glissés subrepticement dans les coins de l’œuvre de Balzac, garantissent le sérieux profond avec lequel il accepte la thèse elle-même : le corollaire stupéfiant découle du théorème authentique. Dans la Nouvelle Théorie du déjeûner, par exemple, il renchérit sur Brillat-Savarin : « l’homme-oiseau a la pas¬ sion des graines : le pain, le riz, les lentilles, le maïs, le café ; Orientations étrangères. 8 96 POUR UN « MUSEUM » DE L’ESPÈCE HUMAINE l’homme-quadrupède aime le fourrage : les salades, les épinards, les chicorées ; l’homme-poisson a le goût des sauces et boit beau¬ coup ». C’est un feuilletonniste qui s’amuse, un Méridional qui se divertit de sa propre fantaisie : je ne jurerais pas qu’il n’est pas prêt à prendre la responsabilité de cette cocasserie. Après quoi, il pourrait imaginer aussi que l’homme-oiseau habite volontiers des gratte-ciel aux perchoirs superposés, que l’homme-quadrupède pré¬ fère les immeubles de plain-pied, et que l’homme-poisson se tien¬ drait volontiers, en sous-sol, au-dessous du niveau des mers et des fleuves. Et vous observeriez que l’homme-quadrupède se vêt en général de lainages et de tweeds informes, tandis que l’homme-oiseau invente la queue-de-pie et que l’homme-poisson donne à ses pan¬ talons une forme flasque de nageoires : le lendemain, une chronique du Charivari développerait cette idée pour le bref amusement des clients de Tortoni... Mais que ces fantaisies de chroniqueur, faisant de la copie avec les surenchères de ses théories les plus tenaces, ne masquent pas le sérieux fondamental et l’importance décisive de cette initiation : une partie du relief du monde balzacien, de sa vérité profonde aussi, vient de là. Des animaux ? Oui, au moins virtuellement ; en tout cas des êtres en chair et en os que leur physiologie détermine, que la société a modifiés ou développés, que l’intelligence peut guider pour une progression ou dépraver jusqu’à en faire — comble de perversité ! — des bêtes raisonnables. Des mécanismes ? Nullement; ou bien, chez certains seulement, à physionomie « prophétique » et à fatalité irrémissible, un agencement d’organes et de tendances tel que « ceux qui doivent mourir d’une mort violente quelconque » portent sur leur visage leur destinée (Ténébreuse af faire). Poul¬ ies autres, « la vie habituelle fait l’âme, et l'âme fait la physiono¬ mie », la beauté morale « réagit sur la forme » ( Grand homme de province) ; un influx, qui coïncide avec la volonté selon Balzac, opère une sorte de modelage sur la matière des linéaments comme sur la substance de la vie. On a dit de ces personnages qu’ils étaient des monomanes 1, et assurément leur libre arbitre semble plus limité que celui des per¬ sonnages de Shakespeare, auxquels on les a souvent comparés2, et qui puisent dans la force du tempérament une intensité assez ana- 1. On sait que, pour Geoffroy Saint-Hilaire, les monstres sont d’autres êtres nor¬ maux, ou plutôt que, la nature étant une, il n’y a pas de monstres. 2. Cf. plus loin, chap. xi. «HISTOIRE NATURELLE DU BIMANE EN SOCIÉTÉ fl 97 logue de vie et de désir, mais qui ont en général une compiexué plus grande de dispositions entre lesquelles hésiter, balancer, orien¬ ter finalement l’action. Chez Balzac, les gens dont il est sûr, ceux qui ne décevront pas la confiance mise en eux par leur créateur, sont nourris des plus fortes sèves naturelles avant de devoir à d’autres causes, moins physiologiques, certains caractères. Rappe¬ lons-nous ce que Bianchon écrit dans l’album de Dinah, la Muse du département : Ce qui distingue Napoléon d’un porteur d’eau n’est sensible que pour la Société, cela ne fait rien à la Nature... Et, toujours, on sentira chez Balzac un secret retour de l’ima¬ gination vers l’être physiologique par-dessous l’être social, si bien installé pourtant, et depuis si longtemps, dans son rôle de parti¬ cipant, d’héritier et de membre d’une grande communauté. Histoire naturelle du bimane en société : ce titre humoristique est bien celui qu’après tout, au contact des grands renouvellements de la biologie et de l’anthropologie comparées, de la paléontologie et de l’em¬ bryologie, l’émule littéraire de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire aurait le plus volontiers donné à son prodigieux répertoire. A la vie de lui révéler que, pour l’homme, les choses ne sont pas cepen¬ dant aussi simples : si « l’instinct est tout l’Animal, la pensée est l’Homme concentré » ( Guide-Ane ) . A une expérience plus ample des êtres, des idées, de la vie totale, de lui faire comprendre qu’il est « plus de choses au ciel et sur la terre » que n’en imagine une phi¬ losophie un peu courte. CHAPITRE VI DANS LA QUATRIÈME DIMENSION1. Hoffmann, le poète de ce qui n’a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie... Une fille d'Eve. Un monde subtilement mêlé à celui où nous respirons, et tout différent pourtant, par ses conditions, de cette société humaine et de cette vie tangible auxquelles nous adaptent et nous font tenir nos cinq sens et notre empirisme quotidien ; une région immanente de clair-obscur que nous permettent d’appréhender, non point la vue et le toucher, mais les songes, pressentiments, transferts secrets de pensée et de volonté, une sorte d’humour supérieur ou un « sixième sens » qui se passe d’organes distincts, les singularités de la « seconde vue » et les mystères de la télépathie ; un songe éveillé qui nous fait trouver délicieusement automatiques de vieux musi¬ ciens râpés, des professeurs maniaques, des colonels falots, de désuets conseillers auliques et des gouvernantes aigrelettes et pin¬ cées, mais qui, renversant aussi dans l’autre sens les valeurs cou¬ rantes, confère une vie fort acceptable aux ingénieux automates des mécaniciens, aux poupées articulées et aux soldats de plomb, aux bonnes vieilles horloges rustiques et aux coucous forestiers • — les pendules de tout genre étant devenues, d ustensiles domestiques agencés par l’homme, des tyrans à la fois ironiques et pédants ; une préférence perverse pour les vieilles villes surannées où le passé se défend d’être mort et revit dans les êtres et les choses, pour les tripots où la destinée fait des sauts périlleux incroyables, pour les coulisses et les loges de théâtre où déguisement, grimage et fard brouillent le réel et l’artificiel de la plus alliciante manière ; même dans la mêlée coutumière des grandes capitales affairées, un regard i. Quelques vues acceptables, mais bien sommaires, dans J. H. Retinger, Le Conte fantastique dans le Romantisme français. Paris, 1908 ; une position de la ques¬ tion pour la littérature française de 1830 par M. Breuillac, Hoffmann en France dans la Revue d’hist. litt. de la France, 1906, p. 427, et 1907, p. 74 ; une étude de détail dans H. Sattler, La Peau de chagrin. Halle, 1912 : des recherches d’ensemble sur le sujet restent fort souhaitables. 103 DANS LA QUATRIÈME DIMENSION de^somnambule qui dévisage les allants et venants, non pour la commodité des rapports humains, mais pour une sorte de révéla¬ tion hallucinatoire à laquelle se prêteront bon gré mal gré les « phi¬ listins » les plus raccornis, l’épicier d’en face, le changeur du rez- de-chaussée, le bureaucrate à son guichet, la fille perdue sur son trottoir, les passants qui vont et viennent, et puis tout, tout le monde enfin... Entre ces régions de songe où l’Allemagne sembla réfugier, au temps de la Révolution et de l’Empire, des velléités d’action que la vie réelle avait déçues et faussées, et les zones de franche lumière du pays de Voltaire devenu celui de la Déclaration des Droits de l’homme et du Code Napoléon, quelle commune mesure peut-on supposer ? Et pour Balzac en particulier, croyant aux transferts d’idées et de volontés, aux « pressentiments qui sillonnent l’âme comme un éclair de l’avenir », aux oreilles qui tintent, à la « phos¬ phorescence de la pensée », mais qui se déclare partisan de la plus directe et franche expression littéraire et d'un art intelligible, — comment la jonction se fera-t-elle entre la tradition raisonnable et réaliste et des suggestions littéraires aussi fuyantes ? Notons d’abord un certain amour-propre d’émulation et de riva¬ lité, le sentiment qui lui fera dire le 25 août 1831 à Charles de Bernard, le premier à subodorer l’inspiration authentique de la Peau de chagrin : « Vous accusez peut-être légèrement la jeune littérature de viser à l’imitation des chefs-d’œuvre étrangers. Croyez-vous que le fantastique d’Hoffmann n’est pas virtuellement dans Micromégas, qui, lui-même, était déjà dans Cyrano de Ber¬ gerac, où Voltaire l’a pris ?... Qui peut se flatter d’être inventeur ? Je ne me suis vraiment pas inspiré d’Hoffmann, que je n’ai connu qu’après avoir pensé mon ouvrage... » Ensuite les affinités qu’avaient satisfaites en lui, grossièrement, les « romans d’horreur » auxquels il avait jadis sacrifié, et que désor¬ mais encourageait le goût généralisé du public — non plus du vul¬ gaire public des cabinets de lecture, mais des lecteurs les plus distingués de 1830, applaudissant le violoniste Paganini qui exé¬ cute sur la corde unique d’un violon légendaire le trille du diable qu’il a pu pratiquer à loisir dans les plombs de Venise, se réjouissant d avoir la chair de poule, vers minuit, dans les salons où un conteur mondain narre des histoires de revenant, et souscrivant d’enthou¬ siasme aux premières livraisons de la Revue de Paris qui devient un moniteur officiel de tout cela. KOREFF A PARIS 101 Enfin, la rencontre impressionnante d’un Allemand extraordi¬ naire, vivante incarnation du fantastique hoffmannesque, mais donnant par surcroît tous ses apaisements à la curiosité scienti¬ fique chez Balzac, puisque, dans la personne et la destinée de ce singulier docteur Koreff x, il n’y avait pas seulement un conseiller Krespel en chair et en os et un ami très intime de Hoffmann en personne, mais un médecin authentique, un peu contesté par la Faculté et l’Académie, d’autant plus goûté par les snobs toujours friands de ces météores du ciel international, par les neurasthéniques appâtés par un guérisseur original qui a, de fait, des cures intéres¬ santes à son actif, entre autres celle de Custine, dont on sait l’inti¬ mité avec le grand romancier. * * * C’est en novembre 1822 que pour la seconde fois — mais pour de bon à ce coup — s’installe à Paris ce singulier personnage, ancien étudiant en médecine et littérateur à Berlin, ancien secré¬ taire du prince de Hardenberg, ancien conseiller officieux de la légation de France auprès de la Cour de Prusse — et Chateau¬ briand, ministre à Berlin, s’était empressé de lui demander des avis qu’il ne sollicitait pas de conseillers éprouvés. Il ressemble à Caglios- tro, quoique protégé par Cuvier et par le baron Gérard — chez lesquels, au Muséum et place Saint-Germain-des-Prés, le jeune Balzac l’aura d’abord coudoyé plus d’une fois. Il a sa légende de guérisseur hors cadres, de confident secret et de parfait initié dans de très graves choses ; nul ne sait au juste d’où il vient, ce qu’il a appris, de quelles affaires d’État il est détenteur. La police le sur¬ veille : mais le moyen de s’en prendre sérieusement à un homme qui a ses entrées à la fois à la Légation de Prusse et chez le grand homme de l’opposition, Benjamin Constant ? lout cela, même en dehors de la littérature, suffirait à donner à Koreff l’allure singu¬ lière qui classe un original parmi les favoris inquiétants de la mode : Ce médecin hoffmannique D’un vieux conseiller aulique A la mine didactique, La tabatière classique, 1 Marietta Martin, Un Aventurier intellectuel sous la Restauration et la Monar¬ chie de juillet : le docteur Koreff. Paris, 1925. 102 DANS LA QUATRIÈME DIMENSION Et l’ordre à son habit noir ; Il ne guérit que les reines, Et les royales migraines Cèdent à son grand pouvoir... Ces vers de Roger de Beauvoir, d’emblée, font allusion à ce qui sera, en littérature, le rôle par excellence du singulier métèque. Koreff, des 1803, avait fait partie a Berlin de la société secrète de l’Étoile polaire et des « thés poétiques » où de jeunes intellectuels se grisaient de métaphysique, de mystère et presque de conspira¬ tion , puis, de 1814 a 1822 où il résidé de nouveau dans la capitale prussienne, il avait été l’intime ami d’E. Th. Hoffmann, l’habitué de la taverne de Luther et Wegener, le principal fondateur des frères de Serapion et le personnage même de Vinzent dans ce groupe singulier qui élaborait, par divertissement et en surenchère, des moyens de donner le frisson aux philistins. Bohèmes à la manière de Callot qu’ils vénèrent, ils sont touchés par la philosophie de l’idéa¬ lisme transcendental professe par Schelling, mais plus encore par les sciences occultes dechamees dans ce temps, « aspects nocturnes de la Nature » dévoilés par Schubert, « apparitions et pressentiments » certifiés religieusement par Jung Stilling ; et, derrière ces mani¬ festations de mystiques, la science encore hésitante des psychiâtres et des neurologues, une tâtonnante recherche des facultés profondes de l’être humain les passionnent, ainsi qu’il arrive à toutes les épo¬ ques de crise rationaliste et d’hésitation dans la foi progressiste. Hoffmann est mort, le 25 juin 1823, dans l’angoisse et le déses¬ poir. « Vivre, rien que vivre, dans quelque condition que ce soit ! » Ce vœu febrile de son ami agonisant, le docteur magnétique n’avait pu 1 exaucer. Du moins s’emploie-t-il, lui qui a tant fait pour ali¬ menter la fantaisie et pour égayer l’humeur du conteur allemand, a étendre la zone de sa renommée. Il va lui conquérir la faveur des Parisiens. Son zèle officieux est vite récompensé : dès 1823, H. de Latouche, le révélateur d’André Chénier, publie sous l’anonymat Olivier Brusson, traduction anonyme et aventureuse de Made¬ moiselle de Scudéri b Mais ce Berrichon est peut-être trop armé 1. Latouche, dans une lettre signalée par Champfleury, Hoffmann, Contes post- iumes ( accord avec Quérard, France littéraire), mentionne un collaborateur, ou un fournisseur, inconnu : « Ce travail était celui d’un Allemand que je n’ai pas connu ». Il y avait eu une « affaire » Olivier Brusson, à laquelle J. J. Ampère fait allusion dans le Globe du 2 août 1828. Berlioz, dans sa lettre du 4 août 1830 à sa sœur, parle d’un certain Richard, traducteur des Contes. KOREFF EN DÉCEMBRE 1827 103 de lucidité narquoise pour entrer franchement dans le jeu hoffman- nesque. Mieux fait pour servir de premier truchement est un com¬ patriote de Koreff, un aventurier de grand style comme lui, Loève- Veimars, qui entreprend en 1829 une adaptation complète des contes d’Hoffmann, et qui distance ainsi quelques seigneurs de moindre importance, et des critiques un peu essoufflés à célébrer l’auteur allemand. Comme la Revue de Paris est fondée par un triumvirat où figurent, outre Louis Véron, Loève-Veimars lui- même et Philarète Chasles, grand connaisseur en littérature étran¬ gère, le lancement d’Hoffmann se fait par tous les côtés, et le Dr Koreff y préside en fournissant le portrait de son ami qui paraîtra en décembre 1829, en tête de la première édition. Que Balzac ait rencontré d’abord le « spirituel sapajou » grâce à Latouche ou grâce à Cuvier, ou dans les milieux de magnétiseurs où Balzac et Koreff avaient de grandes raisons de fréquenter — voilà qui est difficile à dire. Ce qui est certain, c’est qu’en faisant de décembre 182J la date qui compte vraiment à cet égard, Balzac tombe singulièrement juste. Pour Koreff d’abord : la Clinique des hôpitaux insère de lui, en décembre, un long article, et c’est le 24 de ce mois-là que le Moniteur universel publie une sorte de notifi¬ cation faisant de « M. le Dr Koreff, conseiller intime de régence de S. M. le roi de Prusse », le représentant officiel de la science prussienne auprès de la science française. Pour Balzac ensuite : l’imprimeur improvisé que l’on sait, et qui cherche une pro vende intéressante à jeter sur le marché parisien, devait être, à cette date, particulièrement curieux de singularités littéraires ; il est d’ailleurs toujours féru de ses théories sur le transfert des idées, ce mesmérien impénitent qui conduit sa mère chez un guérisseur aussi hypothé¬ tique que le prince de Hohenlohe, qui proposera, en 1832, qu’on lutte contre le choléra par la suggestion, ou qui s’offrira à guérir par son propre pouvoir les malaises de MmeHanska. Ajoutons enfin que Balzac se trouve être en 1827 le voisin de chambre de Latouche, rue de Tournon, et nous admettrons la parfaite probabilité de soi¬ rées où se pouvaient rencontrer, au Café Voltaire, autour de la « Table des Philosophes », des hôtes comme celui-ci (les Martyrs ignorés ) : Tschoern. — Allemand. Caractère indéfinissable, tantôt vaporeux comme une ballade, tantôt positif comme Dupuytren, impitoyable pour Kant, flagellant M. Cousin par le knout d’une satire affilée. Plus spi¬ rituel que Voltaire et Beaumarchais réunis, et croyant aux appari- 104 DANS LA QUATRIÈME DIMENSION Lions ; errant par les rues en inspiré, bête comme tout le monde à ses heures... Poète, grand politique, et néanmoins plaidant pour les sot¬ tises humaines contenues dans le bocal étiqueté du mot liberté. Assez courageux pour dire que Faust est un raccroc... Age indécis, costume de journaliste. Petite voix flûtée. Comment une conversation amorcée, au café Voltaire, par ce malin docteur qui se fait sans tarder l’avocat du diable, ne rappelle¬ rait-elle pas aussitôt les excitants entretiens qui se nouaient à Berlin, dans un de ces singuliers sous-sols servant de cafés, entre Hoffmann et ses amis nocturnes ? Koreff est, ici comme là -bas, l’âme du rond, l’homme qui interrompt et qui, de ses interruptions suggestives, fait rebondir la conversation et repartir les narrateurs sur nouveaux frais. Ce cosmopolite malicieux cite Jean-Paul et le prince de Ligne, Goethe qu’il dénigre et Méphisto « que tout le monde invente à sa manière », les savants de Londres qu’il vient d’aller relancer chez eux. Mais surtout, avant de raconter son his¬ toire et de payer ainsi son écot à la conversation, il mettra son récit sous la protection de l’ami allemand qui avait ouvert des ré¬ gions nouvelles à la fantaisie et préparé un frisson nouveau à la sensibilité. Si mon cher Hoffmann, un Berlinois que vous ne connaissez pas encore, mais qui viendra prendre ici son picotin de gloire, comme tout le monde ; si mon conteur avait connu cette aventure, nous possé¬ derions un chef-d’œuvre digne du Casse-Noisette, de Maitre Floh, de Y Homme au sable et du Petit Zach ! Le souvenir de ce génie me trou¬ ble. * * * Il va troubler Balzac bien davantage quand l’auteur des Chouans et de la Physiologie, obligé d’intensifier et de diversifier à fond son activité d’écrivain, flaire le vent et s’ingénie à plaire au public. C’est en décembre 1829 que la traduction Loève-Veimars crée une sorte de sensation dans la presse française : après Y Elixir du Diable, 1a. Revue de Paris, la même année, multiplie des échantillons du genre. Les Contes fantastiques sont lancés, et notre romancier ne veut pas être en reste d’imagination mystérieuse et de terreurs nocturnes. Pour le Français de 1830 comme pour l’Allemand de 1805, les régions troublantes de la « métapsy chique » sont un parfait domaine que l’esprit humain aurait tort de ne point exploiter. Pour Hoffmann en effet (Frères de Sérapion, 2) : LE MERVEILLEUX TÉLÉPATHIQUE 105 Il est certain qu’il y a des hypostases de conscience, dans lesquels l’esprit maîtrise le corps, ralentit son activité, exerce une puissance accrue et produit alors les plus singuliers phénomènes. Pressentiments, obscures prémonitions prennent une forme distincte, et nous voyons alors, avec toute la force de notre compréhension intégrale, ce qui sommeillait obscurément au fond de notre âme ; ici se place le rêve, assurément le plus merveilleux phénomène de l’organisme humain, celui dont à mon sens le somnambulisme serait la puissance maxima. Balzac va peut-être plus loin que Hoffmann, puisqu’il admet à cette époque un transfert de volonté par le magnétisme que son prédécesseur berlinois n’acceptait qu’avec des réserves, mais que le Dr Koreff exploitait professionnellement : sa confiance dans une thérapeutique toute d’influx spirituel fait de celui-ci la coqueluche des mondains, mais elle ira aussi jusqu’à le faire accuser en 1837, devant les tribunaux, de pratiques criminelles. Dans l’intervalle, il avait réconforté et peut-être guéri bien des neurasthénies ; même après un procès retentissant, il aura encore des pratiques dans le monde des théâtres et des aventures, entre autres la « dame aux Camélias », à qui il sera présenté par Liszt en personne... La thérapeutique aventureuse à laquelle n’a guère cessé de croire l’auteur de la Comédie humaine n’était donc pas moins intéressée que son activité d’écrivain à tout ce que représentait d’inédit le bizarre Allemand. Il ne s’agit ici, cependant, que des tentatives par lesquelles, bousculant les sceptiques amateurs de merveilleux littéraire du XVIIIe siècle 1 en même temps que les amis de la stricte évidence, le grand conteur va introduire dans ses affabu¬ lations des éléments que n’auraient jamais soupçonnés un Henri Monnier ou un Pigault-Lebrun. Là encore, Balzac fait ses gammes : Adieu (mars 1830) est l’his¬ toire d’un officier qui retrouve folle la comtesse qu’il aime et qui a perdu la raison à la Bérésina ; il met en scène sous ses yeux une reproduction de ces tableaux terribles : elle recouvre la raison, et meurt ; Sarrasine (novembre 1830) imagine l’aventure d un cas¬ trat romain qu’aime un sculpteur français : le croyant femme, il l’enlève et l’amène à Paris, où cette inquiétante figure intrigue tout le monde. 1. On sait que le seul précédent français que pouvaient donner des historiens littéraires un peu informés, quand ils présentaient l’ascendance de Hoffmann, était le Diable amoureux de Cazotte (par exemple Saint-Marc Girardin dans les Débats du 17 juillet 1829). Il y a, assurément, une part d'« initiation r, chez Cazotte comme chez beaucoup d'intellectuels français à la veille de la Révolution , mais du point de vue littéraire, on n’en est encore qu'à l’enfance du lantastique. 106 DANS LA QUATRIÈME DIMENSION Daté d’octobre 1830, l’Elixir de longue vie rappelle de si près, dès le titre, les fameux Elixirs du diable de Hoffmann, qu’on ne peut se dispenser de les signaler dans cette série : une traduction de Jean Cohen, qui attribuait l’original à C. Spindler, avait paru chez Marne le 28 février 1829. Loyalement, Balzac rappelle au lecteur « une fantaisie due à Hoffmann de Berlin, publiée dans quelque almanach d’Allemagne, et oubliée dans ses œuvres par ses éditeurs. » Quelques mois plus tard, Y Auberge rouge {mai 1831) nous fait entendre par la bouche d’un Allemand le crime le plus étrange, commis à Andernach en l’an VII : un sous-aide chirurgien résiste à l’envie de tuer un riche voyageur, mais le crime est commis par un autre, son camarade de lit, chez qui la volonté de son voisin a pénétré et a été ainsi suivie d’un plus cruel effet : histoire vraie, nous dit Mme Surville, à l’exception d’un dénouement « aj outé » - — et c’est là, vraisemblablement, qu’opérait l’exemple de Hoffmann. Sans doute faut-il rapporter à la même année une improvisation, d’un caractère tout hoffmannesque, dont un des amis de Balzac nous transmet les données. Un peintre de Metz envoyait à un ca¬ marade, dans une ville voisine, un mannequin, une de ces grandes poupées que les peintres emploient dans leurs ateliers. Habillée sans doute par un caprice de son propriétaire, cette singulière figure voyage dans la diligence avec un poète, qui flaire une bonne fortune, et ne laisse pas de s’inquiéter du silence de sa compagne, de son immobilité. Et puis, elle sent la térébenthine ; et puis, c’est peut-être du sang qu’elle a au visage... L’inquiétude de l’imagina¬ tif voyageur est à son comble, quand, au premier relais, la portière s’ouvre, le conducteur paraît, et empoigne d’un bras vigoureux la passagère, qui est arrivée à destination. Regrettons que Balzac n’ait fait, de cette histoire, que l’enjeu d'une gageure d’été, et que nous ne puissions le suivre en plein progrès dans la voie qui marque son initiative féconde : la création d’une atmosphère 1. La Peau de chagrin met au service de Balzac moraliste, philo¬ sophe, amer confesseur de son temps, une donnée fantastique et quelques détails de mise en scène dont Hoffmann n’aurait pas refusé la paternité. Le romantisme du tripot d’abord. Le voici selon l’écri- ï. Spœlberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Balzac, p. 404. Pour les his¬ toires de mannequins, le prototype hoffmannesque est naturellement les Auto¬ mates dans les Frères de Serapion.Ci. Sucher, les Sources du merveilleux chez Hoff¬ mann. Paris, et sur les automates, E. Heilborn, Hoffmann und das Automat (Die Literatur, novembre 1925). SCENES DE MAISONS DE JEU 107 vain allemand, grand habitué des nocturnes maisons de jeu, cher¬ chant de vives émotions dans un passe-temps que Balzac se donnera surtout par procuration : Le chevalier s’éveilla le lendemain dans une sorte d’ivresse. Les pièces d’or qu’il avait gagnées étaient là, étalées près de lui sur la table... Il put à peine attendre la nuit pour retourner à la table de jeu... Il y a deux sortes de joueurs. Beaucoup jouissent du jeu en lui- même, sans .égard au gain, et y éprouvent une volupté secrète et indes¬ criptible... D’autres n’ont sous les yeux que le gain lui-même et n’y voient qu’un moyen de s’enrichir rapidement. Le chevalier se joignit à cette dernière catégorie et vérifia ainsi cette vérité que le vrai goût du jeu réside au fond de la nature individuelle et doit être inné (Bonheur au jeu). La fièvre du jeu, selon Balzac, se répartit surtout selon les heures de la journée : Entre le joueur du matin et le joueur du soir, il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pouvez admirer un véritable joueur... Et si Raphaël, après avoir vu son dernier, son seul louis d’or ratissé par le croupier, songe longuement à se tuer, pareil dénoue¬ ment a souillé le tripot tenu chez Hoffmann par le chevalier. Il arriva qu’un jeune homme de bonne maison, après avoir perdu toute sa fortune à cette table de jeu, se tira un coup de pistolet au tripot même et dans la salle où le chevalier tenait sa banque : du sang et de la cervelle jaillirent sur les joueurs, qui s’enfuirent pleins d’hor¬ reur. Le chevalier garda seul son indifférence et demanda, au moment où tous faisaient mine de disparaître, si c’était la règle de quitter la table de jeu avant l’heure prescrite, à cause d’un niais qui s’était mal comporté pendant la partie. Les perdants font, dans des endroits différents, une rencontre semblable, « un petit vieillard tout sec, pauvrement habillé, d’aspect presque misérable », « un petit vieillard «ec et maigre,... aux yeux verts pleins de je ne sais quelle malice calme... » Mais dès lors l’action diverge, puisque le vieillard de Balzac, au lieu d’être sim¬ plement l’interlocuteur qui va prendre la parole pour une nouvelle histoire, est un diabolique marchand de bric-à-brac chez qui Valen¬ tin découvre la fameuse peau de chagrin L i. Sur l’origine de cette amulette, l’investigation balzacienne n’est pas encore arrivée à une certitude. Signalons que les Annales romantiques — -auxquelles Bal- 108 DANS LA QUATRIEME DIMENSION Mme Surville a beau nous dire enfin que, mécontent de Quentin Durward Balzac composa Maître Cornélius (novembre-décembre 1831) : cette histoire reconstituerait plutôt l’atmosphère de Made¬ moiselle de Scudéri, où René Cadillac jouait un rôle si troublant. Ici, le changeur lombard de Tours, l’avare Cornélius, étant somnam¬ bule, se vole lui-même ; et comme il a des accointances avec Louis XI, il fait pendre ses commis, jusqu’au jour où tout se découvre. Récit historique, donc, pénétré d’influences hoffmannesques. Le Dôme des Invalides est de la même année, et cette « hallucination » de 1831 a tout l’air de se rattacher à une partie fine organisée par Loëve- Veimars, le traducteur d’Hoffmann et le co-directeur de la Revue de Paris : « la cellule de la rue du Bac », où le baron de Werther régale, pourrait bien être en effet le logis où le personnage traitait ses amis en leur faisant entendre le « physarmonica ». Et c’est en sortant de là que le convive halluciné croit voir le dôme des Inva¬ lides quitter son assise de pierre et le suivre, jusqu’à ce que les incidents de la rue finissent par faire « revenir l’être extérieur » de la dépossession dont il fut victime : ainsi se présentait, chez l’auteur de la Fenêtre d’angle du cousin , le singulier envahissement d’une sen¬ sibilité par des hallucinations prenant dans la réalité la plus banale leur point de départ et leur raison d’être. Il y a enfin du Hoffmann dans la figure du vieux peintre Fren- hofer qui s’imagine peindre un chef-d’œuvre sur une toile où il accumule les empâtements « en un chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme » : Chef -d’ œuvre inconnu, songe d’un faux artiste éperdu, fasciné, mais à qui la technique fait défaut, et qui n’est en rien transmissible à autrui, zac collaborera, comme imprimeur et auteur, en 1828 — donnent en 1825, à la page 288, un « conte traduit de l’espagnol », V Étoffe merveilleuse, où l’on voit (comme dans un fameux récit d’Andersen) un roi vêtu de sa seule chemise, alors qu’il se croit habillé d’une étoffe rare dans laquelle on a taillé son vêtement de gala : des aventuriers l’ont trompé en lui disant « qu’ils savaient fabriquer une étoffe qui exigeait de grands frais, mais dont l’artifice serait tel, que quiconque aurait le malheur d’être né d’une race déshonorée, d’être bâtard, ou honni de sa femme, ne pourrait la voir de ses yeux ni la toucher de ses mains ». Mais c’est bien plutôt, selon moi, dans la fiction asiatique que Balzac a trouvé les éléments tout au moins de son talisman. Herbelot, dans la Bibliothèque orientale, signalait ('article Gefr ou Giamê) un parchemin sur lequel Ali et Giâfa Sadek écrivirent en caractères mystiques la destinée de leur peuple. Dans la 596e des Mille et Une Nuits (His¬ toire de la princesse de Daryabar) , la peau de chagrin était donnée comme la dé¬ pouille d’une âne sauvage. Ne peut-on admettre que Balzac, enfiévré à cette épo¬ que de richesses à gagner, de puissance à exercer, imagine une amulette dont le prototype parfait ne se trouve dans aucune de ses lectures, mais suppose cepen¬ dant celles-ci ? LE « FANTASTIQUE » 109 pas plus que, dans Y Élève de Tartini des Frères de Serapion, le jeu du baron de B. n’existe ailleurs que dans sa fantaisie de maniaque. Balzac n’a pas manqué de donner à son récit le sous-titre de « conte fantastique » dans Y Artiste des 31 juillet et 6 août 1831. Et, l'hi¬ ver qui suit, Balzac est comme spécialisé dans ce genre : il improvise chez Mme Gay, le 12 janvier 1832, « avec un étrange et incroyable aplomb, des contes fantastiques et drolatiques qui ont beaucoup amusé ces dames » h Les Contes bruns de 1832, auxquels Balzac collabore avec Philarète Chasles et Charles Rabou, portent sur leur titre la représentation même de la tête à l’envers. La Con¬ versation entre onze heures et minuit qu’y donne notre romancier est un de ces récits « où l’art essaie de jouer le naturel », avec un réalisme de détails concourant à l’étrangeté de l’impression, fort analogue aux entretiens relatés par Koreff. Et il faut louer la dis¬ crétion des collaborateurs des Contes bruns de s’être tenus à ce titre même, puisque Y Illustre Gaudissart sait bien, à ce moment-là, le prestige du mot fantastique : « un mot vaut une idée dans un pays où l’on est plus séduit par l’étiquette du sac que par le contenu... » Sans doute Mme Hanska — plutôt romantique dans ses goûts littéraires, et en tout cas informée de cette littérature de mystère, assez conforme à ce que nous connaissons de son esprit - — fait- elle à Balzac, dans ses lettres, la même observation que Charles de Bernard dans la Gazette de Franche-Comté ; et c’est pourquoi le romancier marque quelque impatience, quand il lui répond le 2 novembre 1833 1 2 : « J’ai lu Hoffmann en entier ; il est au-dessous de sa réputation ; il y a quelque chose, mais pas grand’chose ; il parle bien musique ; il n’entend rien à l’amour ni à la femme ; il ne cause point de peur, il est impossible d’en causer avec des causes physiques ». * * * « Il parle bien musique. . . » Pour Balzac, qui vient à fond à la musi- 1. Fontaney, Journal intime, publié dans la Bibliothèque romantique, p. 103. Pour l’association du fantastique et du drolatique chez Balzac, voir le chapitre suivant, et dans le même Journal, p. ni (26 janvier 1832) : « Balzac a lu des contes. Le gaillard ne se fait pas prier ; à peine avait-il lu son conte drolatique, que sans nous laisser crier merci, il a tiré les épreuves d'un conte brun qu’il a fallu aussi es¬ suyer ! » 2. Il incorpore désormais, semble-t-il, le conteur berlinois à sa bibliothèque : son relieur lui facturera, le 21 février 1834, un Hoffmann en cinq volumes (sans doute les vingt petits volumes de la traduction Loève-Veimars reliés quatre par quatre) : or cet artisan garde d’ordinaire plusieurs mois les brochures à lui confiées. 110 DANS LA QUATRIÈME DIMENSION que, lui aussi, vers ce moment-là, c’est une supériorité qu’il accorde, à défaut des autres, à un auteur qu’il avait pratiqué pour divers mérites. Celui-ci, non sans raison, subsiste. Dans la même lettre où il délimitait ainsi la zone de supériorité de son émule germanique, il disait, à propos de Mme Vigano qu’il admire et qui lui est défé¬ rente : « Je suis un Kreisler pour elle... « 11 convient d’ajouter que Tieck, dont l’œuvre était loin d’être ignorée de Balzac, avait, lui aussi, infléchi son romantisme du côté de l’évocation des « joies et douleurs musicales ». Et, désormais, les musiciens resteront attachés, d’un lien néces¬ saire, à la galerie des portraits hoffmannesques. Gambara, mélomane éloquent, est, dès la dédicace, « ce personnage digne d’Hoffmann, ce porteur ^trésors inconnus, ce pèlerin assis à la porte du paradis, ...croyant exprimer la musique du ciel à des auditeurs stupéfaits. » Dans Facino Cane, deux ménétriers qui jouent, l’un du flageolet, l’autre du violon, ouvrent un défilé de personnages que clora l’inef¬ fable Schmucke des Parents Pauvres et à’ Une fille d’Ève. Dès qu’il paraît, ce musicien allemand, c’est toute une ambiance qu’il en¬ traîne avec lui : celle de ces falots personnages que nous avons tous vus dans les orchestres d’Allemagne, dont le Bavreuth de jadis fut en quelque sorte l’apogée ; qui, humbles et insignifiants dans la vie courante, à la brasserie, dans leur ménage, sont comme transfi¬ gurés quand la fee Symphonie les enlève, quand ils chevauchent l’Hippogriffe des sons. Bien que le goût de Schmucke pour la musique — tient à nous dire Balzac — ne soit point « la manie d’un Kreisler d’Hoffmann », l’auteur ne manque pas d’associer sa « musicalité» à tout un ensem¬ ble physique un peu grotesque, un peu vieillot : Son vieux corps, mal assis sur ses vieilles jambes nouées et qui dé¬ montrait jusqu’à quel point l’homme peut en faire l’accessoire de son âme, appartenait à ces étranges créatures qui n’ont été bien dépeintes que par un Allemand, par Hoffmann, le poete de ce qui n'a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie. (Fille d'Éve). Placez un chat, aux yeux de mystère, dans l’intimité coutumière d’un de ces artistes singuliers, et vous achèverez de susciter le sou¬ venir de l’illustre Murr, de hoffmannesque mémoire ; puis, en face des fièvres politiques de la France, des vanités éclatantes d’une salle parisienne, évoquez la parfaite humilité du bonhomme : Les Allemands, s’ils ne savent pas jouer des grands instruments de BIZARRERIES DE MUSICIENS 111 la Liberté, savent jouer naturellement de tous les instruments de mu¬ sique. Schmucke ne connaissait que le chemin souterrain qui menait de l’extérieur du théâtre à l’orchestre. Dans les entr’actes, quand il assis¬ tait à une représentation, le bon vieux Allemand se hasardait à regar¬ der la salle et questionnait parfois la première flûte, un jeune homme né à Strasbourg d’une famille allemande de Kehl, sur les personnages excentriques dont sont presque toujours garnies les avant-scènes... Schmucke le rêveur, Schmucke le distrait, Schmucke le cœur incomparable sous la plus médiocre enveloppe, Schmucke dont l’adoration va « aux fleurs, aux riens de la création », représente au gré de Balzac un des traits essentiels de l’âme germanique, celle « qui produit les œuvres inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées de Hoffmann et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il ne se trouve qu’un Allemand. » C’est dire que désormais, pour l’animateur de la Comédie humaine, un lien nécessaire — assez différent de celui que Mme de Staël avait établi entre l’humble Germanie et l’idéaliste Germanie, mais tout aussi contestable — • rattache l’âme allemande à d’incroyables prestiges d’imagination, de transcendance et. d’art. Dans quelle mesure Balzac (qui faisait volontiers passer par une sorte de trans¬ figuration expressive les personnages de la vie réelle, appuyant ainsi, comme le conseillait Hoffmann, sur la terre ferme l’échelle qui doit mener dans les nuages) pouvait-il trouver autour de lui quelque vérification de cette hypothèse ? Pour ce mystico-réa- liste, il est nécessaire d’alléguer des faits réels, des silhouettes connues, afin de permettre à la fantaisie de s’ébattre à son aise. Or, Paris regorge, aux alentours de 1830, de réfugiés ou d’aventu¬ riers allemands, parmi lesquels les musiciens sont légion : déjà quand le père de Mme de Berny faisait les délices de Marie- Antoi¬ nette, de nombreux artistes d’outre-Rhin rendaient la vie dure, et le gagne-pain difficile, aux Italiens traditionnels, aux Français moins recherchés des amateurs et des dilettantes. Après la Révo¬ lution de Juillet, la mélomanie dont Paris fut saisi, le développe¬ ment des concerts symphoniques offrirent des chances excellentes à une plèbe d’artistes que Balzac a vus de près. Un type tel que son ami Jacques Strunz1, à qni il dédiera Massimilla Doni en 1839, pou- 1. Son dossier, aux Archives administratives de la Guerre, est plutôt décevant, et en contradiction fréquente avec l’article que Fétis lui a consacré dans son Dic- Orientations étrangères. 9 112 DANS LA QUATRIEME DIMENSION y ait lui offrir quelque vérification de cette singularité hofiman- nesque : les contingences de la vie presque répudiées par un musi¬ cien éperdu, ne se retrouvant en son élément que dans ce royaume dans lequel on pénètre « sur les ailes du citant v. Ce Bavarois attaché tout enfant à la Chapelle royale de Munich avait dû fuir son pays pour une imprudence de jeunesse : des concerts organisés dans plusieurs capitales lui permettent de vivre, et il finit par devenir en 1800 — à dix-sept ans — chef de musique d'un régi¬ ment français. Il fait campagne en Italie : mais à Anvers où il est en garnison, une désobéissance a son colonel 1 oblige à quitter l'armée • il s installe a Faris comme professeur de musique, et meme, après 1^07. comme compositeur. I n singulier retour de fortune, en i8j p fait de lui un ion c t i o un aire des subsistances militaires, et il est possible que ce soit en cette qualité que Balzac, qui tient par son père à ce milieu assez particulier, ait fait avec lui sa jonction. Strunz est alors appuyé, dans ses démarches officielles, par le général Guilleminot, et doit faire la guerre d'Espagne. Mais il a le tort de ne pas se présenter à temps quand b administration le réclame, et sa commission lui est retirée : il en sera de même en lézS, quand s organise 1 expédition de Morée : il est alors agent d'un négociant. M. Olive, domicilié rue Neuve-des-Matliurins. 21. En 1831. il fera défaut d'une bien autre manière, et il est impossible à l’Administration de mettre la main sur lui : c'est alors qu'une faillite 1 aurait rendu à sa chère musique. Pour finir. Strunz se retire a Munich, mais non sans avoir fait faillite dans le lancement d on « Théâtre nautique ». et voilà qui nous remet dans le milieu fréquenté par Rubempré à l'heure des Illusions porMus... ' Nous ne signalons que pour mémoire la destinée incertaine, toute soutenue par la passion musicale, d un homme qui fut avec Balzac en relations avérées. Sans le coudoiement d'un personnage de ce genre, les fictions musicales de Hoffmann lui auraient sans doute semblé fort invraisemblables ; mais sans 1 art supérieur avec lequel i auteur du C hot Mttrr a traité cette bizarre duplicité des êtres qui sont à la fois niais dans le courant et sublimes dans la jouissance .'u>>! K de la scélératesse de Franz Moor. Dans quelle mesure Mme de Bemy guidait-elle de ce côté les curiosités de son jeune ami, c’est difficile à dire; mais il y avait en France une sorte de tradition pour le drame de jeunesse de Schil¬ ler, très prôné par la Révolution française, rejeté ensuite par les régimes de conso¬ lidation sociale, mais toujours goûté de la jeunesse romantique. Balzac relira les Brigands avant d’écrire la Dernière Incarnation de Vautrin. Son ami Custine peut rafraîchir sa mémoire : Karl Moor est évoqué, en 1835, dans Le monde tel qu’il est Orientations étrangères I4 192 SUR LES PAS DE GŒTHE d’âme qui, bientôt, se transformeront en des aspirations mystiques. Il a même fallu quelque temps — comme à la moyenne française en général — pour que Balzac ne vît pas simplement, dans Goethe, l’ancien auteur éploré de Werther devenu le sarcastique poète de Faust, car la figure de Méphistophélès se détachait en un relief gri¬ maçant qui masquait non seulement les autres protagonistes du drame, mais ses intentions profondes. Chemin faisant, Balzac avait appris à goûter le charme ingénu de Gretchen, tenue en grand mépris par la plupart des critiques pari¬ siens, et qui lui fait aimer ses sœurs inconnues « quand, innocentes et pures, elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres, ornées de chèvrefeuille et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette... » Ursule Mirouët, plus tard, réa¬ lisera dans une certaine mesure une transposition du personnage : et, persécutée par Goupil, à l’atroce, au méphistophélique sourire, elle aura par contrecoup quelque chose de l’ingénuité de la simple héroïne gœthéenne. Emin Eugénie Grandet ■ — Balzac tient lui-même à le dire — c’est Gretchen moins la faute. Mais Eaust lui-même, le personnage central du drame indistinct que ses commentateurs n’aidaient pas précisément à rendre plus clair, qu ’Euphorion n’avait guère servi à élucider, inquiète Balzac sans le satisfaire. Longtemps Eaust ne signifie pour lui (en dehors des acceptions que nous avons vues) qu’une victime de la con¬ cupiscence et de l’orgueil, qu’un pacte diabolique liera avec l’éternel Ennemi, que nulle rédemption sérieuse ne pourrait rache¬ ter. Contrat fatal de Raphaël de Valentin, allusion au « pacte », et aussi au Brocken, dans la Physiologie comme dans la Peau de- chagrin : ce sont là, nous l’avons vu, des sollicitations caractéris¬ tiques ; « pacte infernal », « contrat mystérieux » entre Jacques Collin et Rubempré, comme il ne s’en voit « que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux assises. » du romancier aristocratique. Dans son voyage à Milan, Balzac se voit offrir, par André Maffei, poète et traducteur, « un essai de mes traductions de Frédéric Schil¬ ler, ...marque d’admiration et non... offre indiscrète et prétentieuse» (23 février 1837). Une scène de Guillaume Tell (la 2e du dernier acte) alarme, dans Une Femme de trente ans, une conscience de jeune fille scrupuleuse. Beatrix fait allusion à « cette Isis de Schiller, cachée au fond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaient expirants les hardis lutteurs qui l'avaient consultée », Albert Savarus fait allusion à Fridolin. Les contacts, on s’en doute assez, sont superficiels. 11 en est de même pour Kant, dont Balzac serait assez en peine de justifier l’impératif catégorique. Les papiers de Mme Hanska (collection Spodberch de Lovenjoul à Chantilly) renferment un cahier d’extraits de Schiller MEILLEURE COMPRÉHENSION DE «FAUST» 193 Il laut, semble-t-il, la nouvelle d’une maladie de Goethe en 1830 * en m(me temps qu’une maladie du Pape — pour qu’une compa¬ raison assez commode lasse imaginer à Balzac la perte que le monde éprouverait, à prendre à la lois le deuil de ces deux têtes du monde spirituel : l’un dans l’ordre idéaliste et l’autre, croit-il, dans l’ordre matérialiste. Mais quand Goethe est mort, et que des nécrologies avisées per¬ mettent de discerner, et la « ligne de vie » de ce grand homme et le fil conducteur de son œuvre, quand le Second Faust, vaguement révélé, commence à compléter la première partie du drame, Balzac se sent attiré par une réalisation de ce genre. Faust est une ascen¬ sion, un tâtonnant cheminement vers des cimes, un « voyage du pèlerin » à travers les embûches de l’intérieur et de l’extérieur, de la faiblesse humaine et de l’univers désordonné, un itinéraire de l’âme humaine au milieu des grands problèmes. Ardemment, fiè¬ vreusement, s’élabore un livre qui, dans son essence, devra lui faire pendant. Sa liaison avec Mme Hanska n’en est encore qu’à ses débuts, que déjà, pour mériter Y Étrangère, il donne des gages à un spiritualisme qui, pour n’être pas chrétien, sera d’autant plus exalté. Dès le mois d’août 1832, il écrit à sa sœur qu’il a voulu « lutter avec Gœthe et Byron,... et c’est une joute qui n’est pas encore terminée. » Quand l’ouvrage est achevé, la sûre confidente, Z. Car- raud, sera instituée la première arbitre de cet ambitieux tournoi. C’est dire qu’il y a vraiment, chez l’auteur de Louis Lambert, simple « notice biographique » pourtant, une audacieuse rivalité avec une des œuvres les plus significatives de toute la littérature moderne. Le souvenir de Faust, si paradoxal que cela paraisse, projette son ombre sur l’œuvre que nous avons vue tout-à-l’heure baignant dans la lumière boréale du « livre mystique ». * * * Louis Lambert, daté d’abord de Saché en juin-juillet 1832, ha¬ sardé une première fois en octobre 1832 et puis, très augmenté, en février 1833, porte en effet le témoignage de l’effort fait par son auteur pour donner à cette « histoire intellectuelle » une très haute valeur philosophique. Sans doute manquait-il à Balzac une puis¬ sance d’abstraction, de création symbolique, égale à son pouvoir de narrateur concret : l’œuvre reste, sous sa forme d’autobiographie, moins substantielle qu’il ne faudrait pour trouver place parmi les 194 SUR LES PAS DE GŒTHE réussites de la glande littérature figurée. Mais pour l’auteur des Contes drolatiques, embarqué dans une entreprise qui risquait de faire succéder d’ingénieux centons à de savoureuses gaillardises, et de masquer à toute une partie de son public son visage véritable, c’était une vraie libération que cette Notice biographique, consacrée à un être d'élite marqué dès le berceau pour l’inquiétude métaphy¬ sique, précocement intéressé aux grandes spéculations de la pensée, et pouvant « dès l’âge de quatorze ans, émettre facilement des idées dont la profondeur n'a été révélée que longtemps après » à ses camarades de collège. Les divers courants intellectuels auxquels Balzac lui-même est soumis en ce moment se heurtent dans cette œuvre singulière : nous le savons, et aussi qu’elle a beau être dédiée à celle qu’il appelle charitablement « et mine et semper dilectae », c’est déjà la super dilecta qui sollicite une partie essentielle de sa rêverie spéculative ; Mme de Bemy, présente au cœur, s’efface pour l’esprit de Balzac. Le mens divinior que le biographe de Louis Lam¬ bert se plaît à faire revivre chez son héros, il l’alimente à un ordre de lectures qui dépasserait les affabulations romanesques ou sensibles auxquelles se tenait la sentimentale Mme de Berny. L’Apocalypse et les extatiques, Sainte Thérèse et Mme Guyon, ne tardent pas à fondre leurs prestiges dans cette traduction du Ciel et l’Enfer que découvre le fils d’un tanneur vendômois, et qui fait l'étonnement de Mme de Staël. Voici le futur génie au collège de Vendôme, maigre et fluet, avec son regard d’archange et sa faculté « d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires et de rassem¬ bler ses forces sur un point donné pour les projeter » ; le plus quel¬ conque des écoliers, mais qui dissimule, dans sa « tête féconde » et dans sa torpeur d’élève distrait, toute une préfiguration de génie. Et c’est à beaucoup d’égards, sans doute, Balzac tel qu’il se revoit après vingt années, mais un Balzac qui aurait pratiqué, dans la compagnie de son camarade Barchou de Penhoën l, de précoces envolées métaphysiques. Son Traité de la Volonté, c’est peut-être — inspiré par des tra- i. Sur cet ami de Balzac, il y aurait lieu d'écrire toute une biographie intellec¬ tuelle. Ce Breton apparenté à la famille du général Moreau, officier d’avenir du corps d’état-major et prenant part en cette qualité à l’expédition d'Alger et à ses suites, renonce à une carrière très aimée, dès la Révolution de juillet. Il demande à l’histoire, à la philosophie, l’emploi de son activité, entre à la Revue des Deux Mondes et s’y retrouve probablement avec Balzac, qu’il ne semble guère avoir fréquenté avant 1832 ou 1833. Sa traduction de la Destination de l’homme de Fichte, le complément qu’il donne à la partie métaphysique de Y Allemagne de Mme de L’iDÉALiSME DE <( LOUIS LAMBERT » 195 vaux analogues dont le principal du collège était l’auteur (à la Cabanis) — un ensemble de vues sur l'« exercice de l’intelligence » considérée, non comme une faculté de discernement dialectique, mais comme le dynamisme des impondérables : et ainsi la Psycho¬ logie et la Logique de son système se confondent dans l’espèce d’ Energétique de l’ esprit dont est féru Balzac : peut-être s’y ajoutera- t-il, avant le dernier remaniement, un écho des hypothèses assez fumeuses, mais excitantes, que pouvait lui fournir Hoené Wronski, mathématicien transcendant. Mais son Ontologie est tout de suite swedenborgienne : « Le Ciel, me disait-il, serait après tout la survie de nos facultés perfectionnées, et l’Enfer, le néant où retombent les facultés imparfaites ». Non pas un Ciel et un Enfer de schèmes ou de symboles, puisque les anges étaient pour lui de « délicieuses illusions auxquelles ne voulait pas renoncer Lambert, qui les cares¬ sait encore au moment où le glaive de son analyse en tranchait les éblouissantes ailes. » « Peut-être ses chimères sur les anges domi¬ nèrent-elles trop longtemps ses travaux », dit encore Balzac : c’est avouer que des conceptions scientifiques moins hasardeuses, aux¬ quelles il se soumettait lui-même, ne chassaient pas entièrement de sa pensée la forme swedenborgienne dont il s’enchantait. La lutte engagée entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, entre partisans d’un monde évolué, lui paraît terminée en faveur de l’hypothèse d’un homme final assurément, mais point fini. Le ni sus du monde continue ; et là, au lieu de supposer — comme feront les Saint - Simoniens, les Fouriéristes, ou même les disciples de Condorcet — une progresion dans le sens de l’organisation sociale, Louis de¬ mande à Swedenborg de satisfaire à la fois sa religiosité latente et son scientisme ingénu : l’homme se continue, s’il le peut, dans le sens de l’ange — non dans la direction du surhomme, ou de l’homme social. «S avez- vous pourquoi je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d’immenses études sur les religions et m’être démontré, par la lecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne, l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible ? Évidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt la seule religion de l’humanité... Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient Staël (surtout en matière schellingienne) ont fait impression sur le romancier qui y goûtait sans doute, non pas la métaphysique, mais des vues sur l’homme enra¬ ciné dans l’Univers et ne pioclamant pas, cependant, un nécessaire fatalisme. Voir, plus loin, page 200.. 196 SUR LES PAS DE GCEl'HE ses livres, il s'y trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquels l’ont entortillée les autres cultes humains ; il l’a laissé où il est, en faisant graviter autour de lui ses créations innombrables et ses créatures, par des transfor¬ mations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’est l’éternité catholique. 11 a lavé Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles il punit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté. Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. « Balzac a supprimé, pour la publication définitive, passage de son manuscrit et de ses épreuves qui mettait expressément son héros dans le sillage du grand personnage gœthéen et de son émule byronien : La vie de cet immense cerveau qui, sans doute, a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, n’est éloignée du sublime de Faust que par les espaces qui séparent les fictions du génie des hasards de la nature ; mais Gœthe et lord Byron seuls auraient pu suivre dans tous ses développements probables un grand génie qui, pour les hommes vulgaires, semble arriver à la folie, quand pour certains autres, il s’avance dans les plus hautes régions de la pensée, et tente l’assaut de vérités inconnues. C’eût été peut-être une invention féconde en d’autres mains que de rendre l’amour d’une femme le seul interprète possible des idées inchoisies, des visions de cet être incomplet par trop de force ou par faiblesse . . Louis Lambert aurait donc, au gré de son créateur, dépassé Faust dans la mesure même où Mll° de Villenoix était supérieure à l’ignorante Gretchen : F éternel féminin selon Balzac — et l’hom¬ mage n’est pas mince — eût ainsi résidé dans l’union de la spiritua¬ lité et du dévouement, et non dans l’instinct et la spontanéité comme pour l’héroïne de Gœthe. La « notice biographique » se termine actuellement par une transcription (ajoutée bien postérieurement) de soi-disant reli- quiae de Louis Lambert : méditations transcendentales qui se ratta¬ chent, on le verra, à un ordre de préoccupations que Balzac abor¬ dait à peine en i8g2. Ces témoignages doivent justifier, plus encore que l’histoire elle-même, la trajectoire extraordinaire d’un esprit unique : « fleur née sur le bord d’un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus. Comme beau- « FAUST » ET « LOUIS LAMBERT » IÔ7 coup de gens incompris, n’avait- il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie ? » Anxieusement, l’œuvre à peine bâtie, son auteur la place dans le prolongement et comme sur le plan de Faust 1.11 semble craindre à la fois qu’en mettant trop haut ce poème, on le situe hors d’at¬ teinte, et qu’en le mettant trop bas, on diminue son mérite à lui, qui s’est efforcé, à son tour, défigurer l’ascension d’une âme humaine vers les cimes. « Cette Notice biographique, écrit-il à Mme Surville en août 1832, est une œuvre où j’ai voulu lutter avec Goethe et Byron, avec Faust et Manfred, et c’est une joute qui n’est pas encore finie...» Vers la sage Mme Carraud, l’aveu, l’appel, le besoin de confrontation sont plus insistants, puisqu’elle s’astreint, la bonne âme, à faire un pensum de littérature comparée d’où son ami sorte vainqueur : elle tient à ce que Louis Lambert l’emporte sur le poème — • encore inachevé — du grand Allemand 2. Le coup d’aile qui entraîne Louis Lambert quelque part, loin du monde, la tendre complicité de sa femme qui le sait familier avec le monde des esprits, une certaine transcendance de la pensée qui aborde, d’une façon métaphysique les questions du mouvement, de la masse, de la pesanteur, tels seraient les éléments supérieurs qui permettraient la comparaison : est-il besoin de dire que dans la littérature universelle, Faust garde son rang de prééminence ? Une intensité plus poétique l’anime : la médiocrité de son intrigue humaine est rachetée par les prolongements donnés par son auteur à ce simple drame ; les résonnances philosophiques y sont plus pro¬ fondes, la variété des styles plus attrayante. Et si ces raisons de 1. On sait d’ailleurs qu’il y a, dans le Faust de Goethe, des éléments swedenbor- giens aussi bien que herdériens : rencontre singulière de deux grands esprits. 2. Voir (Revue des Deux Mondes, Ier février 1923, p. 628) le long passage où Mme Z. Carraud, sagement, douloureusement pourrait-on dire, compare Louis Lam¬ bert à Faust. « Faust me paraît bizarre avant tout ; Méphistophélès n’est point le diable qui, selon moi, devrait le guider. Les tentations sont par trop vulgaires ; je conçois une composition de ce genre, avec toutes ces singularités, mais bien plus grandiose. Il y a de belles pages de philosophie, mais si connues quelles n’apportent aucune idée nouvelle ; enfin, je suis mécontente de moi, n osant 1 être de 1 ouvrage. Bien entendu, je n’entends pas juger de la poésie ni du style, puisque je n’ai en main qu’une traduction... Enfin, Lambert est pour moi, toute affection à part, à mille piques au dessus de Faust. Je conçois la folie de Lambert, sa langueur mo¬ rale, à laquelle succèdent des transports ineffables ; sa seconde vue, sa religion du pressentiment, puis son amour d homme, tribut payé a 1 humanité, jeté sur le tout, mais sentant encore sa nature supérieure. Faust aime comme aiment les bêtes , sa Marguerite ne l’aime que parce qu’il est beau, et il s’appelle l 'homme-dieu ! Oh non ! » Et, aux objections de Balzac, le ier février 1833 : '< Je suis bien plus sûre encore de lui préférer Lambert ». 198 SUR LES PAS DE GŒTHE supériorité sont déjà plausibles au sujet de l’œuvre incomplète que pouvait connaître Balzac, en 1832, dans les traductions connues, celle de Gérard de Nerval en tête, que dire du Faust complet, et du drame de Marguerite couronné par l’intermède à! Hélène, de l’ac¬ tion et de 1 histoire venant parachever la présentation allégorique d une destinee humaine ? Ad augusta per angusta : cette antique devise, assurément, s applique egalement à l’une et à l’autre œuvre ; mais ce sont des mondes plus complets, mieux engrenés l’un dans 1 autre, que fait graviter le poète de Weimar autour d’une vieille légende populaire. * * * Et maintenant, la lutte avec Gœthe disparu ne s’engageait-elle pas sur un autre terrain ? ? Dès le 30 janvier 1834, Balzac annonçait, avec une nuance de dépit que corrige quelque vanité, que la France faisait la petite bouche et n avait même pas acheté 200 exemplaires de l’édition parisienne, alors que le public allemand avait déjà consommé « 2.000 Louis Lambert de la contrefaçon ». Deux traductions, en 1836, de la seule Séraphita, représentaient de leur côté un chiffre de vente supérieur à ce que fournissait la France. Faut-il tirer, de chiffres qu il est aujourd hui malaise de vérifier, la moindre conclu¬ sion sur les dispositions moyennes des deux pays ? Il serait plus équitable d’admettre que le public de « nouveaux riches » et de bour¬ geois d affaires qui modifia rapidement l’aspect des auditoires et des clientèles du Régime de Juillet, justifia le succès d’opposition de Chatterton et explique en partie le silence de Vigny, était peu dis¬ posé à goûter d’affilée un livre aussi fermé à la commune intelli¬ gence , au contraire, 1 Allemagne, difficile à conquérir au réalisme dans 1 art, impregnee de romantisme à tous égards, peut avoir apprécié sans retard un livre dont elle comprenait plus aisément les aspirations. Quoi qu il en soit, ces années 1832 à. 1836 marquent le mieux, dans la destinee du grand romancier français, une « européanisation » consciente, un déplacement d’axe vers l’Allemagne du même coup. Fes témoignages biographiques coïncident avec les indices fournis par les œuvres, pour nous permettre d’observer un « glissement » que nous comprendrons mieux si nous nous rappelons l’intérêt croissant pris à la politique par Hugo et Lamartine — et surtout COUP D’ŒIL VERS L’ALLEMAGNE 199 l’orientation assez inquiétante manifestée par le goût moyen des lecteurs français et de la critique parisienne en général : glissement vers une situation extérieure plutôt que nationale, à mesure que le Régime de Juillet incline vers sa liquidation. Balzac se demandait en 1832, à la fin du Curé de Tours, si ce « cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne », est une fantasmagorie pure ou un dévouement efficace, et si même un cer¬ tain égoïsme n en est pas la condition, puisque les esprits qui se déclarent amis d’une humanité étrangère et lointaine se dégagent de leurs vrais devoirs. Il n’importe ; il l’écrit à sa mère : « Je veux gouverner l’Europe intellectuellement » ; ce propos napoléonien, comment lui donner quelque substance ? Le gage le plus manifeste de la gravitation de Balzac vers le con¬ cept d’« Europe », c’est son adhésion presque immédiate à l’Europe littéraire et les termes dans lesquels elle est formulée 1. C’est le 27 octobre 1832 qu’était lancé le premier Prospectus annonçant cette entreprise, qui tarda quelque peu à se réaliser ; dès mars 1833, notre romancier avait quitté pour le nouveau péiiodique la Revue de Paris, à laquelle pourtant l’avait lié, le Ier septembre, un traité pro¬ mettant sa collaboration exclusive. Meme si l’on admet que seules des raisons financières — les honoraires éblouissants promis par l 'Europe littéraire — l’amenèrent à reprendre à Amédée Pichot et à la Revue de Paris les épreuves de la Théorie de la démarche pour les donner à l’entreprise rivale, il est très significatif que, devenu actionnaire de l’Europe littéraire lors de sa réorganisation, il ait pris vraiment à cœur le succès de ce périodique. Peut-être même est-ce à dessein qu’il y publia signée, parmi d’autres nouveautés anonymes, la fameuse Histoire de N apoléon contée dans une grange par un vieux soldat qui devait être un chapitre si émouvant du Médecin de campagne: si vraiment l’intelligence européenne devait trouver réunis, dans un même périodique, des représentants de tous ses éléments, n’importait-il pas que celui de la France rappelât qu’une « légende » napoléonienne, un souvenir simplifié et quasi- mystique de l’« épopée », faisait désormais partie de l’apport français, même populaire, même démocratique ou démagogique, dans la conscience collective de l’Occident ? Et sur ce point, ce n’est pas. 1. Cf. Th. R. Palfrey, L’Europe littéraire (1833-1834) ; une tentative de journa¬ lisme cosmopolite. Paris, 1927. Le 23 septembre 1832, déjà, Balzac écrivait à sa mère à propos de certaines possibilités politiques : « Croyez-vous que ie veuille, quitter le monde des idées et la chance d’être un homme européen.. . ? » 200 SUR LES PAS DE GŒ7HE Heine, auteur des Deux Grenadiers, qui lui eût donné un démenti ! Quant au déplacement vers l’Allemagne de l’axe intellectuel du romancier, il est plus délicat d’en fournir la preuve. Ses voyages de 1835, et puis de 1843, de 1845, 1846, 1847 ne signifient pas grand chose ; l’expérience directe, en ces matières, est affaire de second .ordre, et l’on peut même dire qu’à pratiquer de plus près cette Alle¬ magne dont il ne parle pas la langue, ou l’Autriche où l’aristocratie lui fait si grand accueil, il voit mal l’ensemble. En parcourant « le» Allemagnes », Balzac se persuade surtout que la Germanie est « le pays le plus gueux, le plus dénué du monde ». Mais c’est de l’effort intellectuel, d’autant plus méritoire, de ce pays, qu’il s'agit pour lui. Et cette patrie réputée de l’idéalisme, de la métaphysique, de la musique, même privée de son grand représentant weimarien, ne laisse pas de le tenter. Balzac, en 1832, avait rendu compte, dans la Caricature du 3 juillet, des Œuvres complètes de Tieck, lequel, en Allemagne, était resté une sorte de « suppléant mineur » de l’auteur de Faust: il ira voir au passage à Postdam, conduit par A. de Hurnblodt, cette sorte de rival et d’ émule h II ne dut pas être effrayé de sa concurrence : Tieck était plus que sexagénaire, fort effaré de la production fran¬ çaise la plus récente, incapable de comprendre les jeunes: « c’est par eux que nous voulons être compris », déclarera la Revue des Deux Mondes, qui tâte le terrain en Allemagne le Ier janvier 1835. D’autre part, Barchou de Penhoën avait publié, en 1832, une traduc¬ tion de la Destination de l’homme de Fichte qui prélude à son His¬ toire de la philosophie allemande (1836). Balzac, qui lui dédiera Gobseck en 1840, est au courant de son exégèse métaphysique et semble accepter l’optimisme qui se dégageait du traité de bichte, « anéantissement du mal », lois du monde intelligible progressive¬ ment dégagées pour l’homme, nécessité de faire accepter une philo¬ sophie spiritualiste à une société préoccupée d’intérêts positifs. Et, sans doute, Ballanche aussi apportait cela, mais le renom de la philosophie transcendent ale pouvait faire accepter, surtout d’un ami comme Barchou, l’autre doctrine de préférence. L’intention cosmopolite de Balzac, avec centre de gravité allemand, semble évidente : elle s’explique surtout si l’on tient compte des svm- 1. Il y aurait lieu de scruter les données du problème Balzac-Tieck. Il est assez singulier que Th. Gautier (Balzac, Paris, 1859, p. 114) signale que « Balzac lisait [ses pièces de théâtre] comme Tieck, sans indiquer ni les actes, ni les scènes ni les ,.oms ». DÉPLACEMENT DE L’.AXE BALZACIEN VERS L'ALLEMAGNE .'201 pathies légitimistes du romancier en pleine monarchie bourgeoise et de 1 action exercée sur ses dilections; sinon sur le fond de son génie, par une femme qui ne devait pas imaginer, comme nous le faisons, un Occident faisant contrepoids à un Centre européen. Et d ailleurs, ceci est assez probable : c’est Dresde qu’élirait le grand homme pour capitale de 1 esprit européen. La mesquine conversa¬ tion dpnt il a eu, à Berlin, un échantillon au dîner de l’Ambassade, le dégoûterait de la capitale prussienne ; Munich l’a déçu ; Vienne est tout en frivolité. Au lieu que Dresde, à portée de la Pologne et de la. Bohème, est une résidence charmante, dont il apprécie la Bibliothèque, les Musées surtout, le Grüne Gewôlbe. C’est le carre¬ four de l’Émigration polonaise ; et même une colonie française limitée, mais d’autant plus distinguée, y résidait. « Je rêve de Dresde », écrira le voyageur en 1845... La grande affaire, d’ailleurs, n’est pas de plaire spécialement aux Allemands cultivés, mais d’avoir surtout, à sa lyre, des cordes aussi variées qu’il se puisse. A un reproche banal de Charles de Bernard, dénonçant dans la jeune littérature un désir de « viser à l’imitation des chefs-d’œuvre étrangers », Balzac avait répondu, le 25 août 1831 : « Croyez-vous que le fantastique d’Hoffmann n’est pas virtuellement dans Micromégas, qui, lui-même, était déjà dans Cyrano de Bergerac, où Voltaire l’a pris ? Les genres appartiennent à tout le monde, et les Allemands n’ont pas plus le privilège de la lune que nous celui du soleil ou l’Écosse celui des brouillards ossia- niques... » Désormais, cette protestation d’artiste, cette riposte d’un bon ouvrier qui ne veut pas qu’on lui prescrive d’avance son chantier, se fortifie d’une sorte de détermination volontaire. Pour être un auteur européen, il faut préparer les vraies concordances entre son œuvre et ce vaste public possible. Balzan a dû connaître (par Mme S. Gav, qui les connaissait elle-même par le prince Puckler- Muskau : cf. Les Causeries du monde, janvier 1833) les jugements élogieux à tout prendre, prononcés par Goethe sur son originalité, sur l’amertume de cette « littérature de désespoir » : sûre incitation, en tout cas, à se maintenir dans un plan de création qui dépasse les barrières des octrois de paroisse ! Dans sa Lettre aux, écrivains français, le ier novembre 1834, Balzac supplie ses confrères de se grouper, de se former en société, de défendre des intérêts corporatifs qu'un faux individualisme néglige, et il insiste sur l’action extérieure que représente, pour la France, ce rendement des intelligences et des talents : c’est qu’il a 202 SUR LES PAS DE GŒTHE pu constater sur place l’importance du rayonnement littéraire et de l'action intellectuelle, et surtout qu’il n’a pas la naïveté de croire que l’étranger accepterait pêle-mêle des « valeurs » qui seraient trop indifférentes à un triage, à une sélection préalables. Et, en 1836, il écrit la France et l’Étranger pour lutter contre un absurde égocen¬ trisme, qui est trop souvent le fait de ses compatriotes. * * * Même à Paris, le Balzac de cette époque vit dans un monde for¬ tement imprégné de ce cosmopolitisme qui est un si grand danger pour les snobs, pour les débiles et les incertains, pour ceux que l’hé¬ rédité ou le tempérament n’enracinent pas assez dans leur vrai sol : ceux-là cèdent à la légère à tous les attraits de la singularité exo¬ tique, de nouveautés qui, souvent, sont les redites étrangères de choses parfaitement indigènes, mais ignorées. Pour les forts au con¬ traire, quelle chance d’enrichissement, quel parfait gage d'émulation et de comparaison que les coudoiements hétérogènes qu’offre la grande ville, et que multipliaient les années opulentes et aveugles de la monarchie bourgeoise des Doctrinaires ! La finance cosmopolite s’est révélée à notre romancier dans la personne des Rothschild : c’est au baron James qu’il dédiera Un homme d’ affaires, à sa femme qu’il offrira, de même, Y Enfant maudit. 11 est lié avec plusieurs membres de la colonie italienne, et les noms en ski et en ska sont chers au correspondant de Mme Hanska. Surtout à l’ambassade d’Autriche, la diplomatie internationale et l’aristocratie plus ou moins ancienne qui gravite autour d’elle accueillent volontiers, sans toujours le prendre au sérieux, l’écrivain qui s’est rangé du côté de la légitimité et du système de Metternich en raison même, pourrait-on dire, de ses vues révolutionnaires sur le profond renou¬ vellement des sociétés modernes ; le milieu des lettres et sa Bohème, le monde des artistes, cosmopolite par excellence, multiplient au¬ tour de lui les rencontres que peut souhaiter son avidité obser¬ vatrice et documentaire. Mme d’Agoult, qui revit entre 1838 et 1844 dans le roman et dans le personnage de Beatrix, et dont on sait les relations aigres-douces avec Balzac, forme un lien entre l’aristocratie cosmopolite, ses curiosités intellectuelles un peu désordonnées, et le romantisme sur¬ tout musical de l’heure ; et, derrière cette rivale de George Sand, la grande ombre de Gœthe lui-même était associée à un émouvant RELATIONS COSMOPOLITES 203 souvenir . la bénédiction donnée à la petite de Fia vigny par le vieux poète francfortois. Peut-être cependant 1 amie de Liszt avait-elle témoigné aux révo¬ lutionnaires d Allemagne et de France un intérêt trop vif pour que les idées politiques de Balzac se sentissent parfaitement à l’aise dans un milieu artiste, assurément, et intellectuel à souhait, mais trop voisin, pour la sagesse foncière du romancier, des surenchères politiques et des hasardeuses expériences novatrices en matière sociale. Les milieux artistiques pouvaient mieux le contenter. Quelle joie de coudoyer, dans le salon du baron Gérard, « peintre des rois et roi des peintres », les « illustrations européennes » de ce quart de siècle ! Avec quel orgueil goguenard Balzac confie, à sa par¬ faite amie Mme Carraud, que sa renommée se peut mesurer aux ports de lettres qu’il lui faut payer, le destinataire d’un pli ayant alors à régler les frais d’envoi, fort élevés s’il s’agit de la poste étrangère. « Croiriez-vous que la gloire se traduit pour moi par des ports de lettres, et que je reçois jusqu’à trois et quatre lettres de femmes par jour ? Elles viennent du fond de la Russie, de l’Alle¬ magne, etc. » (2 juillet 1832). L’Angleterre seule est un peu en défaut pour l’instant, sans doute parce que l’émancipation féminine, impliquée ailleurs dans tous ces appels et ces saluts épistolaires, y est plus lente que sur le continent — - et c’est avec une sorte de surprise que, deux ans plus tard et non sans superbe, Balzac mande à Mme Hanska : « Une lady a traversé le détroit, m’a écrit une belle lettre en anglais, et j’ai répondu que je n’entendais que le français, et que je respectais trop les dames pour faire traduire cette lettre. » C’est chez le baron Gérard, en juin 1833, que trois familles alle¬ mandes, « l’une de Vienne, l’autre de Francfort, la troisième prus¬ sienne », se précipitent sur l’écrivain pour clamer une admiration dont il hume avec complaisance l’encens un peu gros. « Elles me confient qu’elles viennent fidèlement depuis un mois chez Gérard, écrit -il dès le lendemain à sa sœur, dans l’espérance de m’y voir, et m’apprennent -u’à partir de la frontière de France ma réputation commence (cher ingrat pays !) « Persévérez dans vos tra¬ vaux, ajoutent-elles, et vous serez bientôt à la tête de l’Europe litté¬ raire ! » De l’Europe ! ma sœur, elles l’ont dit !.. Ma foi. c’étaient de bons Allemands, je me suis laissé aller à croire qu’ils pensaient ce qu’ils disaient, et, pour être vrai, je les aurais écoutés toute la nuit. * 204 SUR LES PAS DE ’OCETHE • Les bons Allemands disaient vrai, et il suffit de parcourir les pério¬ diques de Berlin, de Munich et d’Augsbourg vers cette date pour sé convaincre qu’une contre-partie essentielle de la renommée de Balzac s’y élaborait à ce moment. La Jeune-Allemagne, désabusée du médiévisme confiant des sous-romantiques et soucieuse de prendre pied dans le réel, un peu inquiète malgré tout des suren¬ chères imaginatives de Victor Hugo et de l’outrance féministe des Muses saint-simoniennes, voyait assez volontiers dans Balzac un modèle — à peine compromis peut-être par ses persistances légi¬ timistes. C’est en 1835 très particulièrement que dans le Literari- scher Zodiakus et son supplément littéraire, dans la Deutsche Revue, dans le Phônix, les œuvres de Balzac et son aspect physique, Sera- phita comme le Pcre Goriot étaient présentés avec enthousiasme à un public docile. Le mot de « génie » est prononcé dans le Literatur- blatt du 4 juillet 1835 Par Gutzkow b Les traductions allemandes se multiplient cette année-là et l’année suivante, les Erzâhlende Schriften entreprises par Fr. Seybold s’ajoutent à nombre de traduc¬ tions isolées. Ce n’est pas ici qu’on rechigne, comme autour de Sainte- Beuve, à retrouver la figuration persistante de la Comédie humaine, tel un peuple familier, dans les divers compartiments de l’œuvre ! « Ce qui plaît surtout dans ces créations, dit un étranger de culture allemande, c’est un lien mystérieux qui les relie entre elles ; ce sont ces personnages que nous retrouvons sans cesse 1 2 . « A ces raisons d’internationalisme intellectuel, il convient d’en ajouter une qui a sa valeur pour un écrivain en perpétuel mal d’argent : une « consommation » d’outre-frontières est un sérieux supplément d’honoraires. Que chaque nation étende son« marché», rien de plus naturel. Et la jeune Société des gens de lettres est aussi¬ tôt mise (30 octobre 1836) par Balzac en face de cette question des droits d’auteur à l’étranger. Chaque nation sera tributaire l’une de l’autre pour les œuvres de l’intelligence, et, certes, la France a consommé assez d’exemplaires des traductions de Goethe et de Schiller, de Walter Scott et de Byron, pour nous permettre de croire que la soulte ne sera pas toujours en notre faveur ; le talent est de tous les pays, et son industrie pourra lutter ainsi corps à corps dans l’échange des intérêts matériels de pays à pays. Cooper n’aurait-il pas touché à lui seul, en France, autant de 1. Sur la dépendance de Gutzkow à l’égard de Balzac, cf., en attendant une étude historique en même temps que littéraire, J. Dresch, Le roman social en Alle¬ magne, Paris, 1913, p. 18 et 38. 2. Ch. de Forster, Quinze ans à Paris (1832-1848). Paris, 1848, t. II, p. 354. « MODESTE MIGNON » 205 droits d’auteur que trois des nôtres en auraient touché aux États- Unis ? ❖ * * Un coup d’État, pour réussir, suppose non seulement l’implicite docilité de ceux qui sont prêts à l’accepter, mais l’énergique volonté de celui qui tient à faire figure dominatrice. N’admirons-nous pas que, dans cette période fiévreuse de la vie de Balzac, le cri de la sor¬ cière : « Tu seras roi ! » trouve un écho chez cet éternel besogneux, courant après des renouvellements de billets et des disponibilités précaires — et rêvant en même temps d’une situation vraiment impériale, dans le monde des lettres, trente ans après la domina¬ tion militaire de Napoléon ? La meilleure façon de préparer son règne, c’est de donner à l’ensemble de ses exploits la grande allure qui en impose, de revêtir, s’il est possible, le manteau dont un prédécesseur se drapait : Napo¬ léon n’a-t-il pas, de la sorte, jeté sur ses épaules les plis de Char¬ lemagne ? De nouveau le mage de Weimar surgit. Puisque Goethe s’était trouvé exercer, à l’âge immédiatement antérieur, une magis¬ trature européenne, ou occidentale, dont on s’est pathétiquement avisé à l’heure de sa mort, comment l’impatience souveraine de cet héritier présomptif un peu puéril, à la fois astucieux et naïf, ne serait-elle pas sollicitée par la haute figure gœthéenne ? Nous avons vu Louis Lambert glisser, sans guère rencontrer son vrai centre de gravité, de la transcendance swedenborgienne à une prétendue rivalité avec Faust, peut-être aussi avec Vérité et fiction — comme s’il était possible de concentrer des prestiges que le poète de Weimar avait, su répartir sur toute une carrière et sur une grande diversité d’œuvres. Un fameux épisode sentimental, lié à la vieillesse de Gœthe et à la jeunesse d’une femme du monde, incite à présent Balzac à une réplique romanesque : Modeste Mignon a son prix comme fiction, mais s’éclaire d’un jour supérieur à la lumière de la lutte balzacienne pour le renom européen. Divulguée en 1835 après avoir été, même en France, maintes fois commentée à la suite de demi-indiscrétions 1, l’aventure de Gœthe avec Bettina Brentano vint, dix ans après la mort du « patriarche de Weimar », ranimer le souvenir et galvaniser la figure d’un homme qu’on s’imaginait figé dans une impassibilité marmoréenne. Eh 1. Cf. Sainte-Foi, Souvenirs de jeunesse. Paris, 1911, p. 319- '206 SUR LES PAS DE GŒTHE quoi ! l’Olympien qui s’était libéré de la sentimentalité en écrivant Werther, le gestionnaire avisé de son génie, le sculpteur impassible de sa propre statue aurait éprouvé, sur le tard, un caprice dont une petite fille de Rhénanie, échappée du couvent, aurait pendant quatre ans tiré parti pour une vraie correspondance amoureuse ! De 1807 à 1811, date de son mariage avec un gentilhomme poète prussien, des lettres s’échangeaient entre « l’enfant » et le grand homme Que penser de ce cas extravagant ? Un peu partout, dans la presse parisienne, on évoqua l’anecdote 1 ; on publia en 1843 une traduction de la correspondance inédite de Goethe et de Bettina, devenue Mme d’ Arnim. Balzac aurait pu s’aviser qu’un beau thème, « l’âge de l’amour », comme dira Paul Bourget, s offrait ainsi à l’auteur de la Femme de trente ans. Cependant comme il était, sinon en froid, du moins sur la défensive à l’égard de Goethe, admettant tout juste que « les grands hommes appar¬ tiennent à leurs œuvres », et que le reproche d’égoïsme est pure niaiserie (Cousine Bette), il semble bien qu’il serait passé à côté d’une riche suggestion si Mme Hanska ne lui en avait fourni le thème et l’indice. C’est elle qui, à Pétersbourg, prête à son hôte la Corres¬ pondance de Gœthe avec Bettina ; le premier volume le fait d’abord éclater de rire, tant il lui semble que les deux personnages jouent des rôles controuvés : Panurge en sait là-dessus plus que les cours d’amour ! En août 1843, Balzac fait, sur l’aventure elle-même, et sur le tome I qui l’a intéressé surtout, toutes sortes de commen¬ taires qu’on trouvera dans sa correspondance. La matière, c’est visible, le tente à fond. Que sera-ce, quand Mme Hanska, se rappe¬ lant peut-être leur propre aventure, et cette initiative assez hardie qui l’avait jetée à la tête d’un auteur français inconnu d’elle, se met à traiter ce beau sujet ? Elle écrit pendant l’hiver 1843-1844 une nouvelle qu’elle jette au feu, mécontente, et que Balzac l’en¬ gage à récrire. Lui, de son côté, transpose à sa façon la même his¬ toire. Fort habilement, il multiplie les précautions romanesques : je veux dire qu’en faisant choix de la ville du Havre, assez cosmopo¬ lite par son négoce, pour y situer son héroïne, en imaginant des cir¬ constances de famille particulières qui laissent une certaine liberté à une de ces jeunes filles de la bourgeoisie française, si peu indé¬ pendantes dans la première moitié du XIXe siècle, en créant même une hérédité spéciale à son personnage, il rend possible, et 1. Cf. ma Bibliographie de Gœthe en France. Paris, 1907, n03 1251-1260 ; y ajou¬ ter : L. Prévost, article sur Mme d'Arnim dans la Revue de Paris de janvier 1841. « modeste mignon » 207 même assez vraisemblable au temps du Romantisme, une anecdote dont la substance est tout allemande : de la sorte, il plaisait au Gemüth d’outre- Rhin et à une certaine forme du « culte des grands hommes » assez familière à la jeunesse féminine de certains pays, parce qu elle ne tire pas toujours à conséquence ; en même temps il narrait une fois de plus une belle histoire, parisienne et provin¬ ciale, éclatante et étouffée, romanesque et positive, morale et dan¬ gereuse, au vieux public de ce « cher ingrat pays » de France. Si Modeste Mignon appartient à ce genre de femmes nommées « les blondes célestes », et si « elle offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l’être, » c’est parce que son père, le beau lieutenant Charles Mignon de la Bastie, en 1804, à Francfort, avait fini « par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis gar¬ çons » et par être adore d une Allemande dont Balzac ne s’ingénie même pas à compliquer ou à modifier l’identité : Bettina Wallen- 1 od-Tustall-Bartenstild est la fille unique d’un banquier francfor- tois. Le bel officier méridional triomphe aisément d’un cœur bour¬ geois et allemand, et fonde un foyer franco-germanique où les possi¬ bilités de bonheur ne font pas défaut, mais où la discordance est pourtant fatale. Modeste est la seconde fille née de ce mariage aven¬ tureux ; sa sœur aînée, Bettina-Caroline, meurt à vingt deux ans en 1827, et désormais la reverie solitaire se donnera libre cours. La jeune fille est « le portrait de sa mère » ; elle a donné « pour pâture à son âme les chefs-d’œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française » j puis « a la période affamée de ses lectures succède, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve ». Enfin, d une troisième période d’idées « naquit chez Modeste un violent désir de pénétrer au cœur d’une de ces existences anormales, de connaître les ressorts de la pensée, les malheurs intimes du génie, et ce qu’il veut, et ce qu’il est... » Le romancier n’a-t-il pas pris toutes ses précautions ? Le « futile et niais hasard » peut-il désormais opéier, sur cette jeune havraise exceptionnelle, alors que le simple attrait de la Schwârmerei aurait suifi à tout expliquer chez une Allemande de 1800 ? Balzac donne, dans ce roman, un parfait exemple de ces exigences satisfaites de crédibilité qui sont l’une des grandes leçons léguées par le maître à d’innombrables disciples, et où gît peut-être la raison Orientations étrangères 15 208 SUR LES PAS DE GŒTHE qui lui a fait attribuer si légèrement la dénomination de réaliste. Après la vestale, le dieu ; après l’enthousiaste lectrice, le poète qui la fait vibrer : Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d’une figure vituline, et d’une tête un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d’orgueil. . La nature a bien servi ses prétentions. Il a ces yeux d’un éclat oriental qu’on demande aux poètes, une finesse assez jolie dans les manières, une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages... Canalis n’a pas assez de foi pour être don Quichotte, mais il a trop d’élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions... Comme il arrive très souvent, l’homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée... Il est extrêmement rare de trouver un ac¬ cord entre le talent et le caractère. Les facultés ne sont pas le résumé de l’homme. Résistons au plaisir pervers de mettre des noms — même celui de Lamartine — sous ce portrait : car ce n’est décidément pas ainsi, par une médiocre utilisation des personnalités, que Balzac opère. Canalis lui-même, par habileté de coquetterie autant que par franchise passagère, nous rappelle que c’est l’aventure jouée entre Weimar et Francfort qui est au point de départ de cette histoire française, car il a dit à Modeste : «Tenez, votre poème projeté n’est qu’un plagiat. Une jeune fille de l’Allemagne, qui n’était pas, comme vous, une demi-allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l’ivresse de ses vingt ans, adoré Goethe ; elle en a fait son ami, sa religion, son Dieu ! tout en le sachant marié. Madame Goethe, en bonne Allemande, en femme de poète, s’est prêtée à ce culte par une complaisance très narquoise, et qui n’a pas guéri Bettina ! Mais qu’est-il arrivé ? Cette extatique a fini par épouser quelque bon gros Allemand. » L’aventure française, on le sait, est différente ; et d’ailleurs M. d’Arnim n’était pas un « bon gros Allemand » quelconque. Il n’importe : encore une fois, dans sa transposition d’une idylle fameuse et paradoxale, Balzac s’est rapproché par la pensée du grand écrivain qui en avait été le héros. C’est que, décidément, les années voisines de 1835 sont hantées, pour son émulation, par cette figure dominatrice qu’il ambitionne d’égaler. * * * L’avenir devait démontrer que Balzac avait vu assez juste dans son audace, et que les grandes destinées européennes, en littérature, BALZAC COMPARÉ A GŒTHE 209 lui étaient en effet réservées. La postérité acceptera-t-elle sans révision un classement qui, à plusieurs reprises, a pu sembler défi¬ nitif ? Voilà un autre problème. Mais c’est ici le lieu de rappeler ses titres à figuier dans quelques voisinages éclatants. Oue Balzac n’ait rien à mettre en balance pour faire pendant à la grande culture de Goethe, à cet admirable arbitrage entre l’indé¬ pendance et la soumission, à cette universelle curiosité armée de tant dé dons, et surtout d’une parfaite discipline propre à faire pro¬ fiter l’être intérieur de toutes les expériences possibles et à choisir celles qui peuvent le mieux l’enrichir ; que le collégien atone de Ven¬ dôme et de Tours, l’autodidacte escalabreux de la rue Lesdiguières, le basochien de l’étude Derville ou le forçat de lettres de dix logis parisiens ou provinciaux, que même le dandy endetté demandant à son cabriolet, à son groom et à sa loge à l’Opéra, un moyen de dé¬ fense contre les créanciers et de crédit pour les bailleurs de fonds ; qu 'enfin le moribond de cinquante-un ans dans son hôtel plein de bric-à-brac et en face de sa Russe déconcertante, fasse mince figure à côté du grand bourgeois de Francfort, s’acheminant vers une mort sereine à travers des aventures qu’il a l’air d’avoir choisies pour en faire de la beauté et de l’harmonie — voilà qui est trop évident. C’est en surface et en volume plutôt qu’en hauteur, en solidité plus qu’en légèreté que le monument balzacien se prête à une confrontation dont la Comédie humaine ne sortirait nullement humiliée. Le grouille¬ ment d’humanité qui anime cette littérature de rude effort et de fièvre, la recherche des causes qui lui confère sa dignité supérieure, la vraisemblance des propos et la fidélité du rendu dont est faite sa probité artistique, soutiennent la comparaison avec le respect des « Mères » chez Goethe, sa vénération magnifique pour tout ce qui fait vivre et durer l’Humanité, et même la Nature distincte du Chaos. Théophile Gautier a eu raison d’observer que Balzac « ne sut jamais, comme Goethe, évoquer du fond de l’Antiquité la belle Hélène et lui faire habiter le manoir de Faust » : dès lors une civi¬ lisation qui négligerait le culte de la vraie Beauté pourrait être indif¬ férente à ce qu’il y a, chez Balzac, de vulgarité et de brutalité insou¬ cieuses de discrimination esthétique. Il a évoqué, côte à côte plutôt que face à face, les éléments antagonistes dont est faite la vie, jux¬ taposé plutôt qu’interpénétré le mal et le bien, le laid et le noble ; et c’est par l’ensemble de ses Scènes ou de ses Livres, non par l’heu¬ reuse union, dans cette oeuvre, du savoir et de l’art, de la sagesse et de l’émotion, que Balzac a montré qu’il est dans la confi- 210 SUR LES PAS DE GŒTHE dence des grands secrets : raison de durée plutôt que de déchet. A une moindre altitude, mais dans un plan qui lui paraissait fort enviable, il triomphe de W. Scott. Selon lui, l’auteur des Waver- ley Novels, maître fécond dont il n’a jamais contesté l’influence sur sa propre activité, ne s’était pas avisé du procédé qui, au gré de Balzac, lui confère à lui-môme une maîtrise inégalée de romancier total. « Quoique grand, le barde écossais n’a fait qu’exposer un certain nombre de pierres habilement sculptées, où se voient d’admi¬ rables figures, où revit le génie de chaque époque, et dont presoue toutes sont sublimes ; mais où est le monument ? .S’il se rencontre chez lui les séduisants effets d’une merveilleuse analyse, il y manque une synthèse... » En d’autres termes, ce sont les « soudures » pratiquées dans la Comédie humaine par le retour des mêmes personnages, qui mettent Balzac bien au-dessus de son maître. Procédé facile, cela va sans dire, une fois le thème donné : encore fallait -il s’aviser des moyens par lesquels le caractère cyclique, esquissé dans W. Scott, devenait chez son disciple un système donnant l’impresrion de la vie ; et, par exemple, le retour du Dr Horace Bianchon, acteur à la fois et observateur — observateur surtout — dans de multiples histoires, conférait à l’ensemble une première cohésion que d’autres per¬ sonnages peu à peu précisaient. W. Scott n’en était pas là. Plus évidente est une autre supériorité que s’attribuait Balzac se comparant à son maître : selon lui, on l’a vu, le baronnet écossais a manqué la peinture de l’amour — tout au moins de l’amour moderne, avec ses incertitudes, ses traverses, et ces nuances de « maladie secrète du cœur » qu’ignorent les ingénus des deux sexes qui sont amoureux chez Scott. Les difficultés que rencontrent les héros des Waverlev Novels ont chance de rester tout extérieures, de n’être que rarement le fait de ces complications de caractère, de ces incompatibilités entre gens qui peuvent, par ailleurs, être attirés l’un vers l’autre. Avec le solide réalisme dont l’auteur de la Physiolo¬ gie du mariage se trouvait muni, comment ne se serait-il pas senti sûr de distancer, sur une carte du Tendre semée par lui de bien autres obstacles, le romancier d ’lvanhoe et de Peveril du Pic, presque dou¬ cereux et dameret chaque fois que ses preux et ses chevaliers plient le genou devant les dames ? Ambitieusement, Balzac s’est proposé comme rivaux, sinon comme modèles, les grands parmi les grands : on ne voit pas que Molière, ni surtout Lesage ou Beaumarchais, avec qui bien des lecteurs se BALZAC ET DANTE 211 contentaient de le comparer, l’aient jamais satisfait. Et puisque Dante, en définitive, s’est trouvé désigné par le titre de la Comédie humaine, force nous est bien de revenir ici à un poète qu’il ne s’agit plus de considérer comme une «valeur » italienne, mais comme un répondant, et presque un symbole, largement humain. On a déjà rappelé, chez Balzac, une prescience assez curieuse des découvertes les plus modernes sur la Divine Comédie. Il est à peu près admis aujourd’hui que ce poème met en œuvre des éléments en partie empruntés à l’eschatologie musulmane 1 : or, l’auteur des Aventures d’une idée heureuse qualifiait le poème dantesque de « pont hardi jeté entre l’Asie et l’Europe ». Lui aussi, oui a tant vécu dans des rêves asiatiques, il s’enorgueillirait d’une telle mission et d’un semblable trait d’union. Et, puisqu’il a donné lui-même à son propre monument, qui désormais s’élève hors du sol et a déjà pris sa forme définitive sinon sa définitive ampleur, un titre qui suggère et rappelle le cycle poétique du Florentin, il est permis d’attribuer une pleine valeur à un rappel insistant, que nous avons déjà fait pressentir dans notre premier chapitre. La première allu¬ sion faite par Balzac à une œuvre étrangère introduit aussitôt les vastes recueils de contes, que l’Orient avait rassemblés pour sa joie et son édification, mais auxquels manquait toujours l’unité organique chère à l’Occident. Les Études de mœurs auraient été des espèces de Mille et une nuits, de Mille et un jours, de Mille et un quarts d’heure, enfin une vaste collec¬ tion de contes, de nouvelles, de récits, comme il en existe déjà, sans la pensée qui en unit toutes les parties les unes aux autres. L’Orient juxtapose, l’Occident organise. Balzac n’a peut-être, de cette distinction essentielle 2, qu’une vue instinctive, un pressenti¬ ment de créateur qui n’entend pas être confondu avec une Schehe- razade disputant sa tête, de nuit en nuit, au bourreau, avec des récits captivants dont chacun appelle, ruse suprême ! la suite au lendemain. L’organisation donnée par Dante à l’ensemble des ch⬠timents et des béatitudes lui permet de passer en revue les passions X. Cf. Revue de littérature comparée, 1924. Cf. le même périodique, 1921, p. 638, pour une suggestion possible de Reeve. Custine, le 4 décembre 1811 (Mémoires et Voyages ; Paris, 1830), imagine à Spolette un « enfer » terrestre, opposé à l’enfer diabolique de Dante. Noter que le Dr Koreff est du voyage. Il faudrait savoir si le titre de la Comédie injernale de Krasinski (1837-48) a pu toucher Balzac. 2. Revue de littérature comparée, 1922, p. 22. 212 SUR LES PAS DE GŒTHE humaines, bonnes ou mauvaises, et d’animer, dirait-on, d’un mouve¬ ment ascensionnel le triple monde transcendant où les morts sont évoqués. La « comédie » de Balzac est « humaine » et n’est point « divine ». Mais en attribuant un titre dantesque à son œuvre totale, il nous invite à y chercher, non seulement le pandémonium des ambi¬ tions, des vilenies et des stupres, l’enfièvrement des luttes pour la vie qui sont l’enfer de « l’homme qui pense, animal dépravé», mais aussi une justice immanente, toute terrestre — le « tout se paie » de Napoléon et de Vautrin — , et surtout des échappées en hauteur, si l’on peut dire, offertes à l’humaine souffrance : les extases et les ravissements paradisiaques du Livre mystique, les délices faciles de telle « vie privée », les enivrements d’amour ou de pouvoir qui embellissent épisodiquement de ternes destinées ; puis aussi, chez un curé de village, un médecin de campagne, chez une femme dévouée, chez un consciencieux défenseur de la faiblesse, une sorte de trans¬ cendance de mérite qui est bien, selon Balzac, une sublimité morale, participant de l’incorruptible Absolu, et mise ainsi hors de l’atteinte des contingences et des médiocres relativités. Par là, par cette immanence de divinité dont son œuvre reste saturée, Balzac se rapproche de Dante malgré les apparences, dans la mesure même où il s’éloigne de Shakespeare, l’autre grand « Européen » duquel il lui eût plu d’être rapproché — celui qu’il est assez d’usage en effet de proposer à la comparaison L Lui-même, à propos de la Cousine Bette, a rappelé le souvenir des grands scélérats shakespeariens, Iago, Richard III ; la Gma est « Othello retourné » ; Cibot, la concierge criminelle du Cousin Pons, est « une affreuse lady Macbeth ». C/est un peu vite dit, et Balzac commet ici la même erreur que nos dramaturges du XVIIIe siècle, les Diderot et les S. Mercier, qui négligeaient l’élément aristocratique ou royal des héros shakespeariens pour n’en conserver qu’un contenu réputé « humain » — auquel faisait défaut du même coup un élément de grandeur qui est partie intégrante de ces âmes terribles ou laides, splendides ou résignées, mais presque toutes sei¬ gneuriales. Les personnages de Shakespeare, sans avoir peut-être un libre arbitre plus assuré, sont soumis à des influences plus mul- i. Un des premiers qui l’ait fait, c'est André Maffei en février 1837 (H. Prior, Balzac à Milan dans la Revue de Paris du 15 juillet 1925) : 0 ...l’homme qui, après le grand tragique anglais, a scruté le plus profondément les secrets du cœur hu¬ main ». Aujourd’hui, cette évocation est banale • — même chez les Anglo-Saxons. Cf. George Moore, Shakespeare et Balzac (Rev. bleue, 26 février, 6 mars 1910). BALZAC ET SHAKESPEARE 213 tiples, ont le sens intérieur de la diversité de leurs tendances — partant de la possibilité du choix — moins compact que l’inexo¬ rable « physiologie » dont Balzac a doté les créatures issues de son cerveau. Quelque chose d’opaque, bien souvent, accompagne le déve¬ loppement des psychologies à la Balzac ; leurs crimes, leurs fautes, leur avilissement ou leur triomphe, semblent impliqués dans leur pré¬ sentation même : Goriot pourrait-il rester libre et digne vis-à-vis de ses filles et de leurs cruels égoïsmes ? Claës serait-il capable de ressaisissement à l’égard de l’idée fixe, Grandet en face de l’avarice envahissante ? Mme Marneffe n’a-t-elle pas, une fois pour toutes, choisi le sentier décisif ? Shakespeare reste soumis à des souffles moins impérieux, et qui tournent autour de la rose des vents, parce qu’il y a du chevaleresque, de la fantaisie, aussi bien que de l’audace aristocratique, dans les possibilités qui viennent solliciter ses caractères : leur support physiologique les détermine sans doute, mais sans les enclore dans des barrières aussi infranchissables. Le Roi Lear (pour prendre un des cas où il peut y avoir mieux qu’une coïn¬ cidence des sujets) laisse à un vieillard maniaque d’autres réactions encore que la douloureuse paternité animale de Goriot ; sa détresse nous paraîtra dès lors plus pathétique, car elle comportera une chute royale, et pas seulement une déchéance de l’instinct ou les meurtrissures infligées par l’indifférence filiale. * * * En Angleterre, du temps de Balzac, on n’aurait guère admis une comparaison avec le poète britannique. La Revue d'Edimbourg en 1833, la Quarterly plus tard, reprochaient encore à un homme « de talent incomplet » son cynisme, la « gaudriole gauloise » qu’il avait portée « à son dernier degré d’indécence et d’audace ». Reproduits en français par la Revue britannique, de tels jugements passaient ensuite, la malveillance aidant, dans l’opinion de nombreux contem¬ porain? : et, loin que Séraphita fût un correctif et une réhabilitation à leurs yeux, c’était simplement une quintessence de prétentieuse absurdité surajoutée à la gaillardise des Contes drolatiques. Le régime bourgeois de l’époque exigeait de ses écrivains, comme de ses agents de change, des valeurs de tout repos, et non ces façons de sauter du purgatoire au septième ciel. Or il se trouve que le Balzac de 1835» si désireux qu il pût être de recueillir la grande succession européenne de Gcethe, trouve 214 SUR LES PAS DE GOETHE ailleurs qu’en Germanie un des points d’appui de sa renommée : quand la Jeune-Allemagne, le parti qui surtout s’intéressait à lui, inquiète et déçoit la teutomanie réveillée pour longtemps chez les intellectuels d Outre-Rhin, superstition raciale qui bientôt devait si mal servir les Allemands et le monde, sa réputation n’a plus les mêmes garants et la meme substance. Comme son héros Napoléon, Balzac traverse en réalité la Germanie pour livrer bataille au-delà, sur les confms de 1 Occident. Une singulière affinité établit des contacts de plus en plus nombreux entre le romancier parisien et une clientèle invisible, d autant plus attentive, qui fera rebondir sa réputation et fructifier ses leçons. Déjà le Lys dans la Vallée, vendu à Pétersbourg, avait paru d’octobre à novembre 1835 dans la Revue etranger e de cette ville. La curiosité de Balzac pour ces loin¬ tains pays n’est pas médiocrement stimulée par l’amitié de M. de Custine, spécialiste de la Russie, ou par ses amours étrangères que 1 Orient slave domine de plus en plus. En 1840, si boulevardière qu ait pu être la Revue parisienne « dirigée par M. de Balzac », elle fait place immédiatement à des Lettres russes qui prétendent abor¬ der les plus hauts problèmes d’équilibre européen et examiner sans retard la position respective de la Russie et des Turcs. En 1842, sous 1 influence enfiévrante de sa romanesque liaison avec Mme Hanska, mais aussi par un glissement caractéristique sur une autre trajectoire, Balzac proclame qu’il va se faire Russe, solliciter du tsar le consentement à leur mariage, et surtout s’établir à Péters¬ bourg où il fera « une littérature et un théâtre », et d’où il jugera les œuvres de 1 Europe : c est le moment où Gutzkow, présent à Paris, observe que la Russie est plus proche que l’Allemagne de la France. 11 serait plus curieux encore de rappeler que la gloire de Balzac se répandait, par des canaux moins apparents, jusqu’à des régions où se préparait sourdement 1 avenir. On ne connaît que depuis peu de temps la belle lettre où Dostoievvski, en attendant de traduire Eugénie Grandet qui lui dépeignait une de ces vies encloses dont il devait lui-même analyser bien des analogues moscovites, disait à son frère Michel son admiration 1 : j ai lu au moins autant que toi : tout Hoffmann, en russe et en alle¬ mand, presque tout Balzac. Balzac est grand ! Ses caractères sont le produit de l’intelligence de l’univers ! Ce n’est pas l’esprit de l’époque. 1. Bienstock, Dostoïevski et Balzac (Merc. de France, Ier décembre 1924). 215 LE « DYNAMISME » AVENTUREUX DE BALZAC mais des milliers d’années de lutte, qui ont abouti à produire ce résul¬ tat dans un cœur humain ». Cet aveu, qui permet de jalonner, si l’on peut dire, un embranche¬ ment russe de Balzac dont Melchior de Vogüé n’avait nul soupçon, ne soumet pas encore à l’empire du maître un district tout entier, mais augmente d’un élément formidable la somme des inspirations que lui ont dues les lettres européennes. * * C est ainsi, par des moyens qui sont, peut-on dire, les voies supé¬ rieures de 1 esprit, et sans que jouât cette « camaraderie littéraire » dont on avait déploré l’avènement dans les affaires de la littérature, que la renommée de Balzac devenait une force agissante dans tout le monde occidental. Sa primauté à la suite de Gœthe n’a jamais été, si 1 on peut dire, officiellement proclamée ; sa situa¬ tion, aux confins du Romantisme et du Réalisme, n’a pas donné lieu à un constat européen, parce que les circonstances de sa vie et celles mêmes de l’Europe en ont décidé autrement : c’est affaire à l’histoire littéraire de la rendre manifeste, rétrospectivement. Le romancier qui a délié la langue à de nouveaux interprètes de l’existence contemporaine et donné satisfaction à des générations hésitantes de lecteurs a pour lui sa magnificence de vie, sa solide intelligence des causes, ses deux mille personnages fictifs, — et jusqu à ses défauts, le style neutre ou prétentieux, «l’ abîme entre la pensée et la forme », les descriptions trop longues, les métaphores difficiles, le romanesque gratuit rentrant par la fenêtre, quand il a été mis à la porte. « Les romans, avait dit Napoléon, transcrit par Balzac, sont 1 histoire des désirs humains. » La Comédie humaine est allée au-devant des désirs du XIXe siècle, et peut-être du XXe... Comme on comprend qu’à Chateaubriand nostalgique, introdui¬ sant dans son œuvre son moi indiscret et somptueux ; qu’à Hugo de plus en plus séduit par une mystique sociale impossible à véri¬ fier, — l’« esprit européen » se soit emparé de l’ensemble balzacien ! Il y avait de plus abondants témoignages de génie chez l’auteur de Werther et de Meister: cette infériorité est peut-être compensée, dans le cas de Balzac, par les gages qu’il donne à d’autres possibi¬ lités. Gœthe, grand plastique, prudent et sage ami des tradition- 216 SUR LES PAS DE GŒTHE nelles données, a peu concédé au sens du risque, au dynamisme aussi, capable de susciter des valeurs imprévues dans le domaine littéraire comme dans d’autres régions. Or, chez son émule éventuel, quelques sollicitations à demi voilées dues à des curiosités, à des fièvres que s’était interdites le sage de Weimar, font pressentir, en somme, d’autres « règnes » — qu’il n’est pas interdit aux écri¬ vains de considérer comme étant, sinon leurs domaines les plus évidents, du moins des zones promises à l’effort de l’esprit. CHAPITRE XI SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS. Le bonheur consiste en émotions fortes qui usent la vie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaise fonctionnant par temps réguliers... Gobseck. La légende que la plupart des biographes de Balzac ont héritée, soit de la chronique enfiévrée de 1840, soit de tout un romantisme de contrebande et de badauderie qui a succédé à l’autre, voit dans Balzac un éternel « excité ». atteint de folie des grandeurs et de manie ambulatoire, incapable de résister à une frénésie démente qui, dès l’adolescence, l’aurait entraîné dans sa course à l’abîme. Délire des rêves démesurés, des ambitions à la Napoléon, des hypertrophies du moi : cet homme qui parfois a pu sembler recommencer à sa façon la vie toute d’abnégation d’un reclus du moyen âge, ne vivant que pour son œuvre bénédictine ou pour la liquidation de dettes plus pesantes qu'un rocher de Sisyphe, se présenterait, à des ima¬ ginations adolescentes et à des égoïsmes de jouisseurs, comme un modèle d’existence luxueuse et satrapesque, comme un surhomme de la sensualité ou de la fantaisie débridée et échevelée. « Sauvage plaisanterie ! » gémissait-il lui- môme. En réalité, la vie de Balzac subit toujours un rythme qui est fait — comme tous les rythmes — d’impulsions contraires. De même que nous l’avons trouvé enfant, sujet à des ciises de passi¬ vité et de torpeur que secouaient seules les magies de la Fiction orientale ou d’une Chimère capable de rivaliser avec elles, le Balzac du plein épanouissement cède à l’attrait des plus ambitieuses réussites humaines ; ou bien, presque aussitôt, il se plaît à se repré¬ senter la félicité obscure et douce des conditions moyennes et n’hé¬ site pas à s’en donner l’avant-goût. Il rivalise tour à tour avec les ambitieux et avec les ascètes : et il observe, le 14 novembre 1842, que ces alternatives sont sa vie et que « la retraite et la vie publique 218 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS lui vont également bien ». Lui qui, dès la Physiologie , n’imaginait pas de « fille exquise » sans qu’elle devinât « que les plaisirs, les idées et la morale d’un lord Byron ne doivent pas être ceux d’un bonne¬ tier », ou qui, dans la Peau de chagrin, dispensait lord Byron du « boston babillard qui charme nos rentiers », il a toujours immolé le poète, le plus tempétueux des «lions» en littérature, à son compa¬ triote Walter Scott, calme châtelain d’Abbotsiord, placide évo¬ cateur d’une humanité sans passions violentes, laborieux enlumi¬ neur des Waverley Novels. Lui qui prétendait, en portant « une société tout entière dans sa tête », égaler son effort à ceux de Napoléon, de Cuvier et d’O’Connell, le soldat qui s’était « inoculé des armées », le savant qui avait « épousé le globe », l’agitateur qui s’était o incarné un peuple », il a eu souvent la nostalgie des humbles destinées qu’il comprenait si bien, celle d’un instituteur dans son école ou d’un petit curé dans son presbytère, celle d’un homme de famille qui se vouerait à l’accomplissement d’une tâche quotidienne. Lui qui n’imaginait pas, à certaines heures, de grande aventure humaine sans l’éclat de la vie parisienne la plus enivrante, sans des honneurs à la Talleyrand ou à la Metternich — - dont il avait pu prendre la mesure — et qui finit par préparer à la femme de son choix une demeure qu’il voulait somptueuse et étincelante, il déclaie souvent que « Paris fatigue », qu’il s’accommoderait à merveille d’une réclu¬ sion cellulaire avec quelques livres : les séjours qu’il fait chez des amis comme les Carraud laissent l’impression de la quiétude oua¬ tée, mais peu aérée, que peut donner toute existence poursuivie régulièrement, et notre visiteur se demande, en ces moments de prédilection, si le bonheur n’est pas là. Bien moderne en ceci, Balzac n’a donc jamais cessé de sentir entre quels pôles une vitalité totale était incluse. Les poussées magnifiques de convoitise comme les abnégations que récompense la tranquillité de l’âme, les ardeurs dominatrices comme les renon¬ cements qui s’abstiennent de rien changer à l’ordre apparent du monde - — il est entré pour son compte dans ces deux variétés de conceptions morales. Pour son œuvre, il va de soi que le père de Rastignac et de Mme Marneffe doit beaucoup plus à la première attitude qu’à la seconde, si importante que nous devions la trouver. Pour sa propre sensibilité, l’élancement vers des sommets enfiévrés, dominateur pendant une partie de sa vie, comporte des exalta¬ tions qui mettent en jeu toute une série de manifestations d’art : on n’atteint pas à ces cimes de feu sans en garder la cicatrice et LES ÉLANS DE L’AME 219 la nostalgie, et c’est un problème que d’y rebondir à force d'exal¬ tation. Parmi les « excitants » de l’âme moderne, Balzac, qui n’a connu le jeu que tard et mal, qui s’est refusé au haschisch comme à la plupart des drogues suscitatrices de « paradis artificiels », a toujours demandé à l’amour embelli par l’imagination son principal encou¬ ragement. « Il n’y a rien d’égoïste dans ma vie, dit-il noblement. Il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes senti¬ ments à un être qui ne soit pas moi, autrement je n’ai plus de force. » La religion ne s’est offerte à lui que sous des formes d'hy- postase swedenborgienne tellement peu communes que ce sont la de rares coups d’aile : il annonce comme un phénomène excep¬ tionnel la prière, à laquelle l’a fait revenir sa grande détresse de 1833. Au contraire, pendant toute une partie importante de sa car¬ rière, il a demandé à des sensations musicales, ou plutôt à une sym¬ pathie essentielle avec les manifestations de cet ordre, le souffle excitateur dont avait besoin sa sensibilité. Elle est de lui. cette for¬ mule qui dit tout en pareille matière : « La religion, l’amour et la musique ne sont-ils pas la triple expression d’un même fait, le besoin d’expansion dont est travaillée toute âme noble ? » ¥ * * Rien, dans ses antécédents de famille ou d’adolescence, ne pré¬ parait le grand romancier à s’intéresser ainsi à la musique, comme à un ingrédient nécessaire, et de plus en plus indispensable, à la palpitation de l’âme ; pas même comme à l’art d 'agrément que les temps modernes voient simplement en elle. Le petit violon rouge qui l’enchantait, enfant, et dont une indulgente sœur l’enten¬ dait tirer des sons déchirants, c'était plutôt un confident docile pour un petit garçon que le monde environnant décevait un peu, qu’un instrument de délicieux ravissement pour un mélomane en herbe. On ne voit pas que le collège de Vendôme ait iait, sous le 1. G. Rouchès, Le sentiment musical chez les écrivains de 1830 (Courrier musical, 1904 et 1905) ; les articles consacrés à Balzac, Ier et 15 janvier 1905, s'arrêtent malheureusement à Gambara et Massimilla Doni. Peu de profondeur dans C. Bel- laigue, Balzac et la musique (Revue des Deux Mondes, Ier octobre 1924 ; A. Cellier Un chapitre musical de la « Comédie humaine » (Ménestrel, 27 août 1926 ) . J'ai arrêté, dans Sensibilité musicale et romantisme (Paris, 1925), mon exposé à l’avènement du romantisme, parce que je tenais à marquer ce qui, dans l’ascension du romantisme, était devenu une lame de fond commune à poésie et musique. 220 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS régime napoléonien, la moindre place à ce grand élément d’éduca¬ tion et de culture, et Louis Lambert écoutera plus volontiers les mélodies des anges que celles des hommes : puisque Balzac dit avoir été en froid avec son aumônier, même les extases faciles que les cérémonies religieuses offrent à l’adolescence n’ont pas l’air d’avoir été son fait. Le voici écrivain, et la musique vient prendre sa place documen¬ taire dans son œuvre. Balzac romancier n’en est qu’aux besoins mélodiques, si l’on peut dire, pour lui et pour ses personnages, quand il fait allusion, dans la Duchesse de Langeais, au sens profond que prend la musique pour certains rêves humains, et quand l’air de Fleuve du T âge lui semble suffire à marquer les dispositions songeuses auxquelles répond la musique. Souvent, çà et là, dans le monde, une jeune fille expirant sous le poids d’une peine inconnue, un homme dont l’âme vibre sous les pin¬ cements d’une passion, prennent un thème musical et s’entendent avec le ciel, ou se parlent à eux-mêmes dans quelque sublime mélodie, espèce de poème perdu. . L'orgue néanmoins — souvenir possible des émotions de cha¬ pelle afférentes aux messes de l’internat — inspire au romancier quelques lignes inattendues. En ces matières encore, on peut croire que Mme de Berny, la fille du musicien allemand, a dû exercer une action heureuse sur le jeune Honoré. C’est en se mêlant à la vie contemporaine, cependant, et en se prêtant à sa « musicalité » montante, puis à son admiration pour les virtuoses, que Balzac a fait, du même coup, ses classes. « Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Bee¬ thoven. » C’est en 1828 que la reconstitution des concerts du Conser¬ vatoire, sous la baguette impérieuse d’un Rhénan d’origine, pro¬ cure aux Parisiens des jouissances que la Ville-Lumière ignorait à peu près : du même coup, Beethoven symphoniste est enfin révélé à la France par des exécutions admirables. Balzac n’a garde de pas¬ ser à côté de ce monde nouveau qui lui est ouvert : Raphaël, dans la Peau de chagrin, confesse que « Beethoven et Mozart furent sou¬ vent ses discrets confidents », et l’on peut prendre cet aveu pour un témoignage de l’auteur. Mais ne doit-on pas mettre aussi à sa charge l’éloge voisin des « divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zin- garelli » qui sont assurément d’une inspiration fort différente, — et imaginer ainsi le parfait désarroi de notre mélomane improvisé, l’initiation symphonique 221 devant cet art pour lequel lui manquait toute vraie initiation ? « Ces alternatives de silence et de bruit eurent une vague ressem¬ blance avec une symphonie de Beethoven », dit narquoisement un personnage, qui sans doute ne comprend pas plus que Balzac le pathétique des grands vides muets qui donnent aux plénitudes symphoniques le loisir de se développer alors dans les cœurs : il est bien loin des conditions propices à la pleine intelligence du Maître ! De même, une « charge » de 1831 insiste sur le silence complet qui succède à d’impérieux crescendos... Cependant, ô miracle ! la fa¬ meuse lettre du 24 février 1833 à l’Étrangère est le commentaire d’une scène fameuse de Fidelio 1. La crise décisive, en la matière, ne se produira que plus tard ; mais les approches en sont faciles à discerner. Balzac connaît Rossini personnellement, et la véhémence, la mobilité, la souplesse du maestro le ravissent, au détriment d’une forme plus absolue de musique. L’auteur du Barbier est « le compositeur qui a transporté le plus de passion humaine dans l’art musical » : ceci est dit dans la Duchesse de Langeais, et ce récit est dédié à Liszt, qui précisément ruine en ce moment la conception purement scénique et mondaine de l’expression musicale. On est en 1834, alors que se poursuit l’édu¬ cation « transcendentale » de l’auteur des Contes drolatiques. A côté de l’ineffable, quelle pauvre chose que les mots, assemblés à grand ahan par les ouvriers de lettres, même les plus prestigieux ! Déjà, dans la Peau de chagrin, comparé à Cuvier, un poète réputé sublime faisait mince figure : « Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales. » Oue sera-ce, quand l’artiste verbal devra s’humilier devant les metteurs en œuvre de magnifi¬ cences autrement sensibles ! Puisque « la religion, l’amour et la musique sont la triple expression d’un même fait, le besoin d’expan¬ sion dont est travaillée toute âme noble », et que « ces trois poésies vont à Dieu, qui dénoue toutes les émotions terrestres », ce n’est plus dans un plan de médiocre technicité qu’il faut envisager les choses. Séraphita, d’accord avec ces vues qui sont des visions, condamne la littérature, même la plus haute, à n’être qu’une misé¬ rable évocatrice de verbes humains, à côté de réalisations autrement puissantes. « Le poème de Dante Alighieri fait à peine l’effet d’un point, à qui veut se plonger dans les innombrables versets à l’aide 1. « ...Je suis comme un prisonnier qui, du fond de son cachot, entend au loin une délicieuse voix de femme. Il porte toute son âme dans les fragiles et puissantes perceptions de cette voix », etc. 222 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS desquels Swedenborg a rendu palpables les mondes célestes, comme Beethoven a bâti ses palais d’harmonie avec des milliers de notes, comme les architectes ont édifié leurs cathédrales avec des milliers de pierres. Vous y roulez dans des gouffres sans fin, où votre esprit ne vous soutient pas toujours... » Elle est de la même date, mais sans impliquer encore une parfaite complicité du mélomane avec le maître qu’elle salue, cette pure phrase que le correspondant de l’Étrangère applique à Beethoven : « Tout ce qui a été grand, noble et solitaire m’émeut... » •*fs * L année 1837 marque évidemment, dans l’initiation musicale de Balzac, une date sans précédent. Sa collaboration, en juillet et août, à la Gazette musicale témoigne d’un contact assuré avec une des régions de 1 art où l’effervescence est très grande à ce moment : c est en 1836 que Liszt a enlevé la palme de la grande virtuosité à Thalberg, en 1838 que Chopin malade sera obligé de quitter des milieux que Balzac connaît et pratique. Or voici qui est tout à 1 honneur de son genie, du « dynamisme » qui y est impliqué : Balzac perçoit, mieux que la plupart des gens de lettres en général, tout ce que la grande symphonie recèle de puissance. L’a immor¬ tel finale du Don Juan de Mozart « est vanté dans le Cabinet des Antiques (1837) : choix déjà significatif, mais qui n’est rien à côté du rôle dévolu de plus en plus à Beethoven. Bien qu’un vague au¬ teur de romances, un faiseur de contredanses comme tel person¬ nage croqué par Balzac, annonce que la « nouvelle école » a dépassé le maître, Beethoven devient de plus en plus le génie dominateur au gre de 1 écrivain français. Même s’il était enjoué, sa grandeur frapperait d admiration tout musicien impartial ( Gambara ) : La musique existe ihdépendamment de l’exécution... En ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven, un homme de musique est bientôt transporté dans le monde de la fantaisie sur les ailes d’or du thème en sol naturel, répété en mi par les cors. Il voit toute une nature, tour à tour éclairée par d’éblouissantes gerbes de lumières, assombrie par des nuages de mélancolie, égayée par des chants divins. Cela, c est 1 avis d’un chef d’orchestre à demi sourd, comme Beethoven lui même ; et voici l’opinion du comte, « admirateur forcené » du maître de Bonn : ÉBLOUISSEMENTS MUSICAUX 223 Beethoven a reculé les bornes de la musique instrumentale, et per¬ sonne ne 1 a suivi dans sa route... Ses ouvrages sont surtout remar¬ quables par la simplicité du plan et par la manière dont est suivi ce plan. . Chez la plupart des compositeurs, les parties d’orchestre folles et desordonnées ne s’entrelacent que pour produire l’effet du moment, elles ne concourent pas toujours à l’ensemble du morceau par la régu¬ larité de leur marche. Chez Beethoven, les effets sont pour ainsi dire distribues d’avance. Semblables aux différents régiments qui contri¬ buent par des mouvements réguliers au gain de la bataille, les parties d’orchestre des symphonies de Beethoven suivent les ordres donnés dans l’intérêt général, et sont subordonnées à des plans admirablement bien conçus... C’est le procès de l’école allemande de la symphonie contre l’école italienne de la mélodie qui s’engage ici1. On ne saurait dire que Balzac donne partie gagnée au « système beethovenien », puisque son hoffmannesque héros, Gambara lui-même cette fois, semble vouloir encore le dépasser en ébauchant une manière de « drame de l’avenir », ce Mahomet d’un visionnaire qui n’est pas encore Richard Wagner, mais qui met en oeuvre, comme le futur maître de Bayreuth, tous les prestiges assemblés de l’histoire légen¬ daire, de la poésie représentée par le libretto du compositeur lui- même, de la beauté du chant, du volume de l’orchestre, pour produire « toutes les émotions divines et humaines ». Il ne manque, hélas ! à « l’Orphée inconnu de la musique moderne », « l’un des plus grands génies de ce temps », que de réaliser ces merveilleuses intuitions : par là, par le caractère irréel de cette œuvre d’art totale que son auteur porte en lui sans pouvoir en donner jamais que des aperçus incom¬ plets ou des fragments tronqués, le personnage de Gambara rentrait bien dans la figuration hoffmannesque où Balzac, dès la dédicace à M. de Belloy, l’apparentait franchement. Écrite la même année que Gambara, Massimilla Doni faisait, à l’égard de la musique italienne et de la mélodie, une amende hono¬ rable qu’expliquent les enseignements redoublés de Stendhal et les incursions personnelles que Balzac a pu faire à la Scala de Milan et dans les loges charmantes de l’aristocratie mélomane, et qu’il est aisé de transposer à Venise. Un opéra chanté dans ces condi- i. L’histoire de la colonie musicale allemande à Paris serait à faire. Il convient d’y ajouter ici Henri Karr, le père d’Alphonse, fils d’un violoniste allemand ; venu à Paris à l’âge de trois ans (1754-1842), il appartient en somme à la même origine et à la même formation que Mme de Berny : il y paraîtra dans le premier roman de son fils, Sous les Tilleuls. Pour J. Struntz, moniteur de Balzac, voir plus haut, chap. vi. Orientations étrangères. 16 224 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS lions, avec des solistes qui sont pour ainsi dire portés par la musi¬ calité de tout un auditoire, quelle révélation d’art méditerranéen ! Quelle collaboration divine d’un public et d’une prima donna ! Cependant, c’est là, pour Balzac, une réalisation plutôt exception¬ nelle : il revient à la symphonie dans la mesure même où la force déchaînée des sons concertants peut soulever et transporter des milliers d’hommes jusque sur ces sommets prestigieux dont le ver¬ tige l’attire. La Symphonie en ut semblait, à Gambara, un des arcs- boutants de l’histoire de la musique, et il suffisait de compléter son mouvement héroïque, purement instrumental, par un dévelop¬ pement des voix, pour augmenter la valeur expressive qui s’y trouve incluse : vue très juste qui explique toute une partie du développe¬ ment ultérieur de la musique symphonique jusqu’à Wagner. Tout cela trouve dans la correspondance de Balzac une contre¬ partie et une confirmation. « Ce que vous jette Beethoven est infini, écrit-il en novembre 1837. Comprenez- vous que je ne connaisse encore que la Symphonie en ut mineur et le petit bout de la Sym¬ phonie pastorale ? » Il s’applique à parfaire son instruction; il peine, dirait-on, sur les partitions, se laisse en tout cas endoctriner par des techniciens. Mais le voici qui rejoint le Maître sur un des Sinaïs de l’Art. C’est en 1837 encore : Beethoven est le seul homme qui me fasse comprendre la jalousie. J’aurais voulu être plutôt Beethoven que Rossini et que Mozart. Il y a dans cette (sic) homme une puissance divine. Dans son finale, il semble qu’un enchantement vous enlève dans un monde merveilleux, au milieu des plus beaux palais qui réunissent les merveilles de tous les arts, et là, à son commandement, des portes, semblables à celles du Baptistère, tournent sur leurs gonds et vous laissent apercevoir des beautés d’un genre inconnu, les fées de la fantaisie. Ce sont des créa¬ tures qui voltigent avec les beautés de la femme et les ailes diaprées de l’ange, et vous êtes inondé de l’air supérieur, de cet air qui, selon Swedenborg, chante et répand des parfums, qui a la couleur et le sen¬ timent, et qui afflue et qui vous béatifie ! Après cela, César Birotteau, terne et médiocre histoire, en appa¬ rence, sur laquelle il gémit, est terminé à la pointe de l’épée en vingt- deux jours. Gœthe avait demandé que du Gluck lui fût joué, ou du Bach, tandis qu 'Iphigénie était sur le chantier : ici Beethoven collabore avec Balzac. Et, comme s’il fallait insérer dans la texture même de ce roman l’aveu des joies absolues que le romancier a trouvées au Conservatoire, le livre reprend les images débor- SUPRÉMATIE DE LA MUSIQUE 225 dantes que l’audition avait suscitées en lui ; Birotteau le parfumeur devient lyrique rien qu’à se trouver sous le charme de la musique dont Balzac a été lui-même enthousiaste h Car c’est le moment où Liszt lui écrit : « 11 me faut des auditeurs tels que vous et à défaut d 'auditeurs au pluriel, il me faut vous au singulier. » * * * Les cimes où souffle l’esprit, ce sont bien, pour l’ambition inté¬ grale de Balzac vers ce moment, celles que balaie l’ouragan des vastes déchaînements musicaux. A la liste des grands noms qu’il évoque à l’appui de sa merveilleuse émulation, Napoléon, Cuvier, O’Connell, que n’ ajoute-t-il celui d’un symphoniste qui serait en même temps chef d’orchestre et virtuose ? Voyez plutôt : c’est un empire aussi (et le plus intégral qui soit, puisqu’il tyrannise les sen¬ sibilités) que l’impérieuse suprématie d’une grande œuvre musicale sur les foules haletantes ; c’est la reconstitution d’un règne invisible, l’exhumation d’un monde insoupçonné, cette architecture irréelle bâtie pour un moment, dans une salle de concert, par des armées d’instruments ; et c’est quand un peuple se reconnaît et se salue dans une inflexion musicale, que le génie d’une race trouve son expression la plus parfaite. Ajoutez à ces prestiges la consécration suprême au gré d’un roman¬ tique de 1830 : les femmes ne sont-elles pas la récompense et la proie promise au triomphe d’un grand conquérant de salle de con¬ cert ? La légende ne nous certifie-t-elle pas que, son archet mis de côté, son piano redevenu silencieux, sa baguette rangée sur le rebord de son pupitre de conducteur, un Paganini, un Thalberg, un Liszt trouvent l’amour palpitant qui les attend ? Des rois ou des princesses partagent leur couronne ou leur diadème avec les triomphateurs du clavier et de l’archet... Et enfin, ce qui est plus important que tout le reste, au fond (car cela seul correspond, chez le Balzac de ce moment, à une inquié¬ tude et à un tressaillement profonds) : n’est-il pas angoissant, pour un homme de lettres ambitieux comme lui, de penser que ces hypostases de l’être, ces coups d’aile qui doivent transporter un homme jusqu’aux sommets qui dominent la médiocrité humaine, ces ascensions du génie aux promontoires absolus, — l’art du musi- 1. Cf. H. S. Worthington, The Beethoven Symphony in Balzac’ s « César Birotteau (Mod. Lang. Notes, novembre 1924 ). # 226 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS cien les réalise bien mieux, et par des moyens plus immédiats, que les autres activités artistiques ? S’il est vrai que c’est l’âme du monde qui traverse les esprits pour les soulever ainsi au-dessus de la triste matière, si le chant d’ Ariei est plus capable que le verbe de Prospero de faire sortir Caliban de sa torpeur, la voici bien dans son immédiate expression, cette force dont Balzac n’a point cessé de célébrer le culte, et qui peut trouver un chemin plus direct que les mots pour passer, des mystérieux réceptables cosmiques, aux centres nerveux d’un public humain. Même si l’on se croit, comme le Balzac de 1840, un des grands manieurs de vocables de la France contemporaine parce qu’on puise à pleines mains dans le lexique des métiers et des professions, n’est-il pas désespérant de songer que l’effet suprême de l’art, la « fascination » qui avoisine la souveraineté politique et le commandement guerrier, sont atteints d’office par ces musiciens qu’un bourgeois méprise, dont se gausse un rapin, qu’un journa¬ liste traite par le dédain, ou avec une indulgence pire ? Cependant même un Balzac ne se maintient pas sans vertige à ces altitudes. La musique continuera à l’intéresser, mais les grands déchaînements orchestraux semblent céder la place, dans son enthousiasme, à l’initiative des solistes géniaux : et c’est déjà une déchéance, malgré tout, que cette réduction de l'art musical au monologue, si éloquent soit- il... Enchantement, fantasmagorie, émerveillement ! Entre le fameux bal de Birotteau, évocateur de ces beaux prestiges, et la faillite de la maison Birotteau, où l’on songe tristement à tout cela, c’est toute la dure vie quotidienne qui a fait sentir sa loi. Qu’il est diffi¬ cile d’accorder la. sublimité et la médiocrité ! Et Candide n’avait-il pas raison de trouver que la vie se passe en exaltations, qui fatiguent, et puis en dépressions, qui abrutissent ? La symphonie, désormais, ne tiendra plus qu’une place secondaire dans les constructions de Balzac : 1837 a vraiment marqué une date culminante. Non que le royaume des sons se ferme au roman¬ cier ou à ses personnages. Voici Ursule Mirouët: la Symphonie en la de Beethoven, « musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise », cette septième symphonie qui n’est pas, au gré des sévères appréciateurs du maître, un de ses chefs-d’œuvre, est citée avec une sympathie qu’on lui mesure à l’ordinaire ; Paganini et Chopin fraternellement invoqués, dans le même roman, à l’appui d’une théorie contestable sur l’âme de l’exécutant, capable de don- CONTRASTES ET ANTINOMIES 227 ner « du sens et de la poésie à des phrases sans grande valeur » : c'est là, peut-être, déplacer indiscrètement l’axe du plus haut mérite mu¬ sical, et Balzac s’exagère la hauteur d’âme de virtuoses qui bien sou¬ vent sont des gens de métier, des techniciens, et rien de plus. Il y tient, car le Cousin Pons reprend ce couple de noms illustres pour en ajouter un troisième. « Chopin, Liszt, les deux organisations musi¬ cales qui se rapprochent le plus de celle de Paganini. L’exécution, arrivée à ce degré de perfection, met en apparence l’exécutant à la hauteur du poète, il est au compositeur ce que l’acteur est à l’auteur, un divin traducteur de chœurs divins. » Un peu plus tard, Chopin lui semble supérieur à Liszt : oui, pour sa sensibilité musicale pro¬ fonde, et comme interprète du mystère des choses ; comme le poète populaire, à sa façon, de toute une nationalité nostalgique ; non, si l’on songe à l’organisateur, au génial metteur en œuvre de ta¬ bleaux symphoniques et d’ambitions sublimes... Et, comme il est de sa génération malgré son génie, Balzac ne se fatigue pas des mono¬ logues surhumains auxquels se livrent, sans modération, les grands virtuoses d’un âge musical déclinant. Il faut s’en enchanter, même (il le reconnaît) si ce sont des « bulles de savon » que la réalité fait éclater, même s’il faut « jeter à la mer » une partie de ce lest idéal. * * * Le terrible, c’est que ces cimes humaines sont foudroyées. L’iso¬ lement de la grandeur est douloureux, Balzac le sent bien pour Beethoven, il l’éprouve pour lui-même. Il le sait aussi pour d autres sublimités, et lui qui reproche Chatterton à Vigny, il fait une place, dans Béatrix, et sur les lèvres de Claude Vignon, à « 1 hymne hor¬ rible », aveu de la détresse de la supériorité de l’esprit, « qu un poète a mis dans la bouche de Moïse parlant à Dieu : Seigneur, vous m’avez jait puissant et solitaire ! » « Le ciel est-il donc trop haut », comme dit un proverbe polonais dont Balzac a fait son profit ? Et faut-il, au contraire, chercher le bonheur dans les conditions moyennes ? Ce sont celles où la majo¬ rité des hommes se contente de vivre ou de végéter. Une « petite existence » en province, dans cette profession medicale qui peut être partout bienfaisante, humaine, salvatrice, semble au jeune interne qui s’appelle Horace Bianchon un idéal fort admissible . ne serait-ce pas que dans ses années incertaines, vers 1810, Balzac 228 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS imaginait fort bien une destinée de ce genre ? « Les affections de 1 homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence... Notre bonheur tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput. » Fort bien pensé, jeune sage ! Mais combien peu de vos contemporains, à vingt ans, sont d accord avec vous ! Et Balzac lui-même ? C’est une des périodes de la vie de l’écrivain sur lesquelles nous sommes le moins renseignés. Les lettres à Laure sont à peu près seules à nous faire pénétrer dans sa sensibilité de la vingtième an¬ née. Mais comme on sent qu il lui faut « crâner», renchérir d’ambi¬ tions, opposer à l’incrédulité de sa famille une sorte de confiance superstitieuse dans son étoile ! Certaines lectures ont trouvé dans son esprit un écho dont la résonnance se serait vite éteinte, s’il n’y avait là un unisson tout prêt. Il connaît, quand il écrit la Physiolo¬ gie du mariage, un auteur britannique aussi obscur alors que Crabbe — obscur d’une obscurité presque symbolique, ayant commencé par être précisément chirurgien de province dans sa bourgade natale, gardant plus tard, dans des conditions brillantes, une pré¬ dilection pour d’humbles sujets, une sorte de cordialité dénudée pour de petites vies resserrées et stagnantes. Sans doute grâce à Mme de Bernv, il apprécie le romancier allemand Lafontaine, fai¬ sant sourdre de vraies nappes souterraines d’effusion hors de l'exi¬ guïté des conditions, réhabilitées par le côte-à-côte des cœurs sen¬ sibles : Balzac le citera en particulier dans Eugénie Grandet. La Clarisse de Richardson, de son côté, peut être interprétée, comme une « épopée de la vie domestique » (Modeste Mignon) où la famille a raison contre Lovelace : puisque Balzac abomine la doucereuse vertu des heioïnes richardsoniennes, c’est un coin de réhabilitation qui a son prix. Enfin il sera l’un des premiers écrivains français à citer sans rica¬ nement Tôpffer, que la Suisse romande a tant de mal à faire goûter à des lecteurs parisiens : et c’est, on le sait, la vie du presby¬ tère ou du pensionnat qui prétend, là aussi, revendiquer ses titres à l’expression littéraire et à l’émotion. Rien, pour le Balzac de la période de formation intellectuelle 1819 à 1827 — ne valait une vérification biologique de ses idées sur 1 homme. C est sans doute a ce moment qu’il a pu apprendre, de ses maîtres éventuels du Muséum, une vérité qui lui permettra d’établir (dans les Employés) une certaine équivalence essentielle SYMPATHIE POUR L’HUMILITÉ 229 entre deux variétés apparentes de destinées. Les unes et les autres ont, en réalité, un potentiel intérieur, de qualité identique malgré les irradiations différentes : et c’est dans sa courbe et son point culminant que réside la valeur intrinsèque de la vie : Dans les existences les plus illustres comme dans les plus obscures, n’y a-t-il pas pour l’animal comme pour les secrétaires généraux un zénith et un nadir, une période où le pelage est magnifique, où la for¬ tune rayonne de tout son éclat ? Il y a donc, très sûr de lui, très fondé en raison, en sagesse, très enraciné en même temps dans le sous-conscient, un « modérantisme « balzacien à l’égard de la destinée humaine. D’autres époques au¬ raient pu, d’elles-mêmes et par le simple effet de l’ambiance, lui enseigner le renoncement : mais le moyen de vanter ainsi l’humilité des conditions, en un temps où le plus médiocre folliculaire rêve de Napoléon et de Byron ! Il est déjà beau de ne pas laisser tant d’abné¬ gation virtuelle s’étioler sous les attraits multipliés de la littérature et de la société... Aussi est-ce surtout, bien entendu, quand il a pu sonder la grande vanité illusoire de la renommée et de tout le reste, qu’il aspire souvent à « vivre dans un coin sans entendre parler de quoi que ce soit ». Il consentirait, ses dettes payées et son œuvre écrite, à se terrer, sans plus, et il reproche à Mme Hanska de ne point le connaître, si elle croit qu'il verrait « un mécompte dans une exis¬ tence paisible, secrète, obscure, heureuse par le ménage et la con¬ fiance » — quelque chose comme la monotonie honorée et paisible que tant de braves gens n’ont aucun désir de dépasser ! Philémon et Baucis peuvent bien former le groupe terminal qui fait face à Paul et Virginie, dont l’histoire est « l’un des plus touchants livres de la langue française » (Curé de Village). Si bien que, même sans l’exhortation religieuse à l’humilité qui peut se faire entendre à une conscience chrétienne, même sans le pj-gyia.ire de tout ascétisme, 1 Imitation de Jésus-Christ , Balzac n est pas plus démuni de garants ici qu’ailleurs. On peut même dire que sur ce point comme sur tant d’autres, son ampleur de vie a atteint d’elle-même le stade où son expérience personnelle rejoint des préceptes moraux qu’il n avait nullement pratiques jusque-la. Une disposition foncière, aidée par l’observation, intéressée par quelques lectures, est là : la Vieille fille, en 1836, laisse percer cette possibilité du renoncement un peu béat — à laquelle bien vite, d’ailleurs, il surajouterait une palpitation de tendresse : 230 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS t ^ retour exact et journalier des memes pas dans un même sentier n'est pas le bonheur, il le joue si bien que les gens amenés par les orages d’une vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là était le bonheur... Le Curé de Village, en 1837, serait tout indiqué pour donner déci¬ dément une place à ce calme bonheur : mais on dirait que Balzac, soucieux de faire à tout prix un sort aux idées sociales qui lui tiennent a cœur, désireux de donner une expression à un certain tra¬ ditionalisme qui convient à ses conceptions légitimistes du moment, laisse dévier le rôle de 1 abbé Bonnet, curé de Montignac, vers tout autre chose. Montignac est avant tout la résidence de Mme Graslin, et le rôle biemaisant de cette femme jadis coupable, l’expiation catho- catholique de Balzac met 1 accent principal de l’œuvre sur un autre thème que 1 humble félicité d’un Jocelyn repenti. * * * Balzac semble avoir été hanté depuis longtemps par l’idée de donner, a la manière du Vicaire de Wakefield', un tableau de la vie «campagnarde et paysanne» : elle attend un historien, observe-t-il dans Y Échantillon de causeries françaises, qui est de 1S32 au point de départ, et qui rappelle la nécessité de « je ne sais quel hasard» pour que Goldsmith ait écrit son petit chef-d’œuvre. S’il est Aurai qu’en 1821 déjà, au cours du séjour que fit à l’Isle-Adam le futur romancier, le convoi funèbre d’un « médecin de campagne » ait frappe 1 imagination de Balzac, une sorte de nécessité commandait que cet hommage, rendu à une existence utile et obscure dans un cadre limité, fût lié à l’évocation d’un médecin, et non d’un ecclé¬ siastique. Transposition qui est, d’ailleurs, assez d’accord avec les vues de Balzac sur le rôle dévolu à la profession médicale dans les sociétés modernes h A mesure qu’il avance dans son interprétation des choses, en effet, l’auteur de la Comédie humaine semble voir dans le médecin le « mainteneui » obligé de sociétés matérialistes, fondées sur la lutte pour la subsistance et l'argent, le successeur, par conséquent, du prêtre en des sociétés recherchant le salut, ou du juriste parmi 1. Cf. mon article Guérisseurs et biologistes dans l’œuvre de Balzac (Le Médecin chez lui, juin 1926), avec l’indication des principaux articles et ouvrages consacrés a ce sujet presque inépuisable : la médecine et les médecins chez Balzac. LE RENONCEMENT APRÈS L’AMBITION 231 des esprits assoiffés de légalité formelle. Sagace. directeur des tem¬ péraments individuels, confident des détresses cachées, déten¬ teur de 1 honneur des familles, le médecin « social » doit, de même, maintenir l’intégrité moyenne des groupes humains, o On ne donne aux peuples de longévité qu’en modérant leur action vitale », dira le romancier du Médecin de campagne avec beaucoup de profondeur : et il est admirable de trouver dans ce livre une première jonction du « modérantisme vital » de Balzac avec ses meilleures thèses sociales. « A 1 heure où 1 idee du Médecin de Campagne commençait à prendre corps » sous sa plume, lui arrive l’exemplaire, secrètement envoyé par la lointaine correspondante, d’une Imitation de Jésus- Christ relié en maroquin vert. La note de grave ascétisme qui émane de ce bréviaire de tout renoncement a-t-elle quelque difficulté à s harmoniser à 1 inflexion plus joviale de Goldsmith, au moment où le romancier pratique sa mise en marche, si curieuse à observer ? Nulle œuvre ne coûte, à Balzac, autant de peine, « dix fois plus de travail que ne m’en a coûté Lambert », écrit-il à Mme Carraud en mars 1833. « Il n’y a pas de phrase, d’idée, qui n’ait été vue, revue, lue, relue, corrigée ; c est effrayant ! Mais, quand on veut atteindre à la beauté simple de l’Évangile, surpasser le Vicaire de Wakefield et mettre en action 1 Imitation de Jésus-Christ, il faut piocher, et ferme ! » Ce livre qui, au gré de son auteur, devrait se vendre « comme on vend les paroissiens », et qui, par conséquent, devait apporter à la multitude des lecteurs le genre d’apaisement que donne la religion bien entendue — comment aurait-il proposé d’autres leçons que des préceptes de sagesse et de vertu ? Il n’est de bonheur que dans les voies communes, mais à condition que celles-ci soient parfumées de dévouement et d’abnégation. Des couples ? Balzac en connaît, comme le ménage du vieux Sismondi à Genève 1, qui réhabiliteraient la formule sévère d’un égoïsme à deux parce que les deux partici¬ pants font assaut mutuel de concessions, gentillesses et sollicitudes. Des destinées Bolées ? Elles ne trouvent la véritable paix de l’âme qu’à condition de se dépenser en altruisme, de s’attendrir en cha¬ rité, de rayonner en idéalisme constructeur. Le grand roman¬ cier est à la fois trop doué lui-même d’active solidarité, de vie débordante et d’intérêt pour les autres, il est trop avisé de tout ce qui permet aux sociétés de vivre et de ne point végéter simplement, x. Spœlberch de Lovenjoul. Un roman d’amour, p. 45. 232 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS pour ne pas imaginer toujours, au cœur de ces existences resserrées qu’il lui arrive d’ambitionner, un flux, un échange, une mutualité — ou bien la tutelle des « vocations » tout encadrées. « Si j 'avais à recommencer ma vie, lui est-il arrivé de dire, peut-être entrerais-je dans un séminaire et voudrais-je être un simple curé de campagne, ou l’instituteur d’une commune... » Mais, pour être pleinement senties, ces vies de renoncement sup¬ posent quel contraste ? Celui qui les affronte aux grandes ambi¬ tions, aux plans démesurés, aux velléités surhumaines. « Je conce¬ vais, dira Benassis, les plus vastes plans, je rêvais la gloire, je me disposais au travail : mais une partie de plaisir emportait ces nobles velléités. Le vague souvenir de mes grandes conceptions avortées me laissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient à croire en moi, sans me donner l’énergie de produire... » Ce stade une fois franchi — et il n’est guère de romantisme excessif qui tienne contre les exigences de la vie acceptée dans sa réalité, du devoir quotidienne¬ ment réincarné, — se présentent les meilleures conditions d’une belle existence : Balzac le sait bien, et que la soi-disant sagesse qui s’embarque sans étoiles et prétend n’obéir qu’à la vague et à la brise ne guide que de pauvres navigations. C’est, au contraire, l’une des plus pénétrantes inspirations de ce grand imaginatif qui lui fait trouver des accents apaisés comme en ont à peine, dans la lignée des écrivains qui ont enrayé le romantisme, les plus beaux apôtres du renoncement, une George Eliot, un Gottfried Relier : Ils allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans le sentier avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par le long rideau des peupliers rendait encore plus sensible, et ces vigoureux jets de lumière enveloppaient de leurs teintes rouges une chaumière située au bout de ce chemin sablonneux... La chaumière se voyait à peine dans ce brouillard de lumière ; mais les vieux murs, la porte, tout y avait un éclat fugitif, tout en était fortuitement beau, comme l’est, par moments, une figure humaine sous l’empire de quelque passion qui l'échauffe ou la colore . Il se rencontre dans la vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères qui nous arrachent le souhait de l’apôtre, disant à Jésus-Christ sur la montagne : « Dressons notre tente et restdns ici. » * * * Entre les deux appels, celui des cimes, celui des mi-côtes, lequel en fin de compte l’eût emporté dans l’âme de Balzac ? Vaine l’acceptation du romanesque dans la vertu 233 question. C’est en pleine ascension qu’il devait être terrassé, et la seule angoisse qui, à cinquante-un ans, devait l’étreindre était celle de 1 œuvre inachevée, non point celle de la destinée personnelle plus ou moins satisfaite. Mais que ses ambitions à la Talleyrand fussent, jusqu’au bout, contrebalancées par un rêve de quiétude, ceci n’est pas douteux, et cela ajoute à son éminence véritable. La fiction du vicaire de Wakefield est évoquée dans l’Envers de l’Histoire contemporaine, c’est-à-dire tout à la fin de la carrière de Balzac, quand Alain rappelle que Mme de La Chanterie, sublime dans sa prison, ramenait à la foi plusieurs des femmes de mauvaise vie qui l’entouraient : ainsi faisait le bon Dr Primerose. Mais, chez une femme « sacrée par tant de malheurs, qui sait tant de choses, à qui toutes les infortunes ont dit leur dernier mot, qui de chaque adversité garde un enseignement, de qui toutes les vertus ont eu la double sanction des épreuves les plus dures et d’une constante pratique », cet évangélisme efficace a une autre ferveur, une qualité plus émouvante que la bonhomie propagandiste et l’espèce d’humour en action qui guident le vénérable et un peu ridicule ecclésiastique de Goldsmith, réduisant en huit jours le plus singulier auditoire au respect, formant en quinze jours « un quelque chose de social et d’humain », et faisant figure de « législateur qui, de la férocité natu¬ relle, amène des hommes à l’amitié et à l’obéissance ». Tandis que chez Goldsmith c’est vraiment une bonhomie de brave homme, la médiocrité tenace d’un esprit moyen, et rien de plus, qui semble opé¬ rer parmi ses misérables compagnons de geôle, pour Balzac, « de mê¬ me que le mal, le sublime a sa contagion. » La « nature divine » de Mme de La Chanterie opère des miracles : « l’humilité vraie, sincère », l’abnégation « que la France ignore » font figure de hautes vertus : la lumière, en somme, rentre dans le champ psychologique d’un récit qui s’annonçait comme une étude de clair-obscur. Cette divergence n’empêche nullement le bon Vicaire d’être en tiers dans la carrière bienfaisante de Mme de La Chanterie ; seule¬ ment une atmosphère moins unie, plus fiévreuse, règne ici ; témoin ce que Balzac fait dire à Godefroid : « Quels romans, parmi les plus célèbres, valent ces réalités ? se disait- il. Quelle vie que celle où l’on épouse de pareilles existences !... où l’âme en pénètre les causes et les effets en y remédiant, en calmant les douleurs, en aidant au bien !... Aller ainsi s’incarner au malheur, s’initier à de tels intérieurs ! Agir perpétuellement dans les drames renaissants dont la peinture nous charme chez les auteurs célèbres... Je ne croyais pas que le bien fût plus piquant que le vice. » 234 SOMMETS ROMANTIQUES OU COTEAUX MODÉRÉS « Le bien plus piquant que le vice ! » S’agirait-il de revenir à Berquin ? F.st-ce d’un prix Montvon que l’on se soucie ? Ce serait, à prendre une telle formule pour devise, le renversement de tout... En particulier, quel singulier démenti elle donnerait au romancier d 'Une Fille d’Ève, qui avait écrit, d’accord avec la plupart de ses devanciers romanesques et l’unanimité de ses contemporains ro¬ mantiques : « L’histoire des bons ménages est comme celle des peuples heureux, elle s’écrit en deux lignes et n’a rien de littéraire... » Le comble de l’art, ce serait au contraire de dramatiser même l’histoire d’un calme bonheur, même la trame nue d’une destinée satisfaite et résignée — même la monotonie des coteaux modérés, en un mot ! Oui sait si, vue d’un certain angle, et comme une lutte entreprise par l’être contre les chances de destruction, les mauvais principes, les raisons de mort qui se cachent dans le jeu des forces sociales ou cosmiques, une telle idée ne serait pas, contre toute vrai¬ semblance, digne de la plume d’un Balzac ? CHAPITRE XII LA RÉPUDIATION DU HASARD. Je crois peu à ce qu’on nomme les hasards de la vie... Ecce homo (1836). Si le monde slave avait tardé à exercer son effet sur la destinée de Balzac et sur la formation de son génie et de son œuvre, le temps perdu fut vite rattrapé, et la revanche vigoureuse. Outre les dix- sept années de fièvre et d’excitation épistolaire, outre les rencontres improvisées et les aventureuses fiançailles avec Y étrangère, il est sensible que le slavisme, qui frappait à la porte, et depuis longtemps, a trouvé largement accès dans la Comédie humaine h Balzac débu¬ tant s’était risqué, dans son outrecuidance juvénile, à évoquer tout un monde ignoré dans le Tartare ou le retour de l’Exilé; Sibérie et mer Caspienne, vers 1821, n’avaient pas de secret pour M. de Viellerglé ! Le poème de Fœdora, aux alentours de la Peau de cha¬ grin, aurait fait un sort, qu’on imagine hasardeux, à une perverse héroïne où la Slavie, «ans doute, eût triomphé : et on aurait ajouté des noms à la liste de soixante-douze femmes qui avaient prétendu se reconnaître dans la Fœdora en prose... Par une préfiguration saisissante de ce qu’il ne devait observer sur place que plus tard, Balzac put indiquer, dès le Médecin de cam¬ pagne, un phénomène que les races slaves connaissent bien, que des populations françaises ne peuvent guère présenter que par accident. La Fosseuse a une figure « remarquable par un certain aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler à ces figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ont rendues si malheureusement populaires en France. » Une passivité qui surprend les paysans — « à certains jours, j’aime mieux manger un morceau de pain sec que de m’accommoder quelque chose pour mon dîner » — s’accom¬ pagne chez elle d’une extrême docilité à subir toutes les modifica- 1. Cf. H. Altszyler, Les Polonais dans l'œuvre de Balzac (Rev. d’hist. lût. de la France, 1918, p. 262) ; J. Topass, Les Polonais dans l’œuvre de Balzac (Monde slave, avril 1925). 236 LA RÉPUDIATION DU HASARD tions de l’atmosphère, à vivre, sentir et souffrir avec les choses. « Si l’atmosphère est lourde, électrisante, la Fosseuse a des vapeurs que rien ne peut calmer, elle se couche et se plaint de mille maux différents sans savoir ce qu’elle a ; si je la questionne, elle me répond que ses os s’amollissent, que sa chair se fond en eau. Pendant ces heures inanimées, elle ne sent la vie que par la souffrance ; son cœur est en dehors d’elle, pour dire un de ses mots. » Ainsi, la dis¬ position que des « confréries de rêveurs », en Russie, alléguaient comme un désirable état du coips et de l’âme, Y oblomovtchina, est attribuée par Balzac à un êtie qu’il semble rattacher, par un lien mystérieux, à la grande communauté slave. Mais quand il aura son « étoile polaire » au ciel boréal, des préci¬ sions diverses apparaîtront. Balzac ne cache pas, une fois épris de Mme Hanska, tout l’enfantin attrait qu’il éprouve pour les person¬ nages en ski, en ska, un peu moins aussi en off ou en eff, que les événements de la Moscovie font refluer sur Paris. « Honoreski » prend le goût du « front polonais, large et noble » (Envers de l’his¬ toire contemporaine) : « mon beau front », dit-il à la bien- aimée. Un de ses amis, Paul de julvécourt, « a le bonheur d’avoir épousé une Russe de Moscou » : car il lui semble que Y alliance russe, tant différée pour lui-même, soit la forme suprême du bonheur ! Il a ce¬ pendant des sautes d’humeur. Balzac sera souvent agacé (sauf le respect dû à son Ukrainienne ! ) par « cette infâme Pologne », et ira jusqu’à dire • — ô blasphème ! — qu’« un Silésien vaut mieux qu’un Polonais ». Il blâme «... cette insouciance particulière aux Slaves... mollesse morale dont les causes devraient occuper les physiolo¬ gistes. » Quand Balzac fait appel aux sciences de la matière, on peut être sûr que lui-même donne à un phénomène une attention qui dépasse le coup-d’œil amusé d’un observateur d’occasion. Aussi ne manque-t-il pas de revenir sur les causes qui laissent les races slaves comme hésitantes en face du type de civilisation où l’Occi¬ dent voit un incontestable progrès ( Cousine Bette, p. 256) : Il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuples pri¬ mitivement sauvages, et qui ont plutôt fait irruption chez les nations civilisées qu’ils ne se sont réellement civilisés. Ou encore, à propos de la partie de la Slavie qu’il préfère pour¬ tant et que l’Occident a le plus pénétrée : Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations imberbes. Il PERSONNAGES POLONAIS 237 possède le courage, l’esprit et la force ; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cette force, cet esprit n’ont ni méthode, ni esprit... Sans cesse en lutte avec les Turcs, les Polonais en ont reçu le goût des magni¬ ficences orientales ; ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller... Les personnages d’origine polonaise l’amusent et l’intéressent donc à plus d’un titre. 11 sait bien que « Pologne rime avec Gas¬ cogne » ; cela n’empêche pas les comtes Laginski et Paz, dans la Fausse Maîtresse, de représenter deux aspects complémentaires de 1a. psychologie et de la sensibilité polonaises. Le premier est poète dans l’âme, avec une gentilhommerie racée que dessert une certaine mollesse intérieure ; le second, « grand par le cœur », n’arrive guère à manifester au dehors une pensée magnifique, jusqu’au jour où l’amitié lui permettra de faire valoir ses qualités de fond. C’est sur¬ tout à lui que s’opposerait un autre Polonais. Wenceslas, comte Steinbock, dans la Cousine Bette, est, comme ses deux compatriotes, un réfugié : la malédiction des exils pèse sur cet homme, artiste désintéressé quand il est pauvre, égoïste et paresseux au premier appel de la fortune, personnalité désaxée et sans vertèbres, ne disciplinant pas le rêve qui fait de lui une sincère nature impression¬ nable, mais sans grand profit pour personne Cependant ce n’est pas tant, peut-on dire, par une présentation vivante de types slaves que par une dépendance curieuse à l’égard d’une extraordinaire émanation du slavisme, que la Comédie humaine et Balzac ont, en quelque sorte, « absorbé » des éléments de l’Est européen. * * * « Je dois voir ces jours-ci, écrit le Ier août 1834 Balzac à Mme Hanska, un illustre Polonais, Wronsky, grand mathématicien, grand mystique, grand mécanicien, mais dont la conduite a des irrégularités que les gens de justice nomment des friponneries et qui, vues de près, sont les effets d’une misère épouvantable et d’un génie si supérieur qu’on ne saurait lui en vouloir. C’est, dit-on, la plus forte tête de l’Europe. » De la part de l’auteur d 'Eugénie Grandet, qui écrit en ce moment le Père Goriot, l’éloge n’est pas mince, même s’il s’agit pour Balzac de faire plaisir à 1’ « étrangère » en louant un de ses compatriotes. Était-ce donc la première fois que Balzac approchait le singulier mathématicien, qui habitait Paris depuis 1810 et y avait souvent occupé l’attention 1 ? C’est peu probable, et on ne risque guère de 1. En particulier en 1817, quand se plaide, devant les tribunaux de Nice, 1 affaire 238 LA RÉPUDIATION DU HASARD se tromper, si l’on imagine des rencontres fugitives entre ces deux hommes, au temps où Balzac se donnait cette instruction person¬ nelle qui compte beaucoup plus que le dressage subi au collège ou à l’école — c’est-à-dire vers la vingt-cinquième année, et quand lui en laissaient le loisir les tâches déprimantes auxquelles a dû faire face Balzac romancier à la ligne, Balzac imprimeur et fondeur de caractères. Il n y aurait dès lors que véridique reconstruction dans Les Martyrs ignorés, entretien qui se place au Café Voltaire, en décembre 1827. S il est certain qu’il a connu vers cette époque un des autres interlocuteurs de cette conversation — l’une des clefs les plus révélatrices du Balzac en effervescente formation de ce mo¬ ment-là , rien n empêche d’admettre que Wronski, besogneux et génial, en lutte avec la science officielle, ait croisé la route encore obscure du romancier naissant : il était, à cette époque, à demi notoire pour ses hypothèses mal définies, ses inventions incom¬ plètes, ses propositions à demi-justifiées, tout ce qu’abomine 1 esprit bourgeois, mais qui ne saurait manquer d’exercer un attrait d autant plus fort sur un observateur passionné. Aussi, quand Balzac en 1834 voit 1 « illustre Polonais » (peut-être chez la prin¬ cesse Bagration, l’une des premières protectrices de Balzac dans 1 aristocratie slave, alors que Wronski a eu dans ses pires détresses 1 appui d un prince Bagration, beau-père, j’imagine, de celle-ci), le romancier pouvait-il sans doute retrouver, avec une sympathie aiguisée par son amour, les traits qu’il avait naguère observés chez ce Polonais : Lithuanien, lieu de naissance et âge inconnus. Mathématicien, chi¬ miste et inventeur, sans domicile connu, consommant beaucoup. Un air grave qui arrive au sournois, un front beau comme celui qu’on prête à Homère, à Hippocrate, à Rabelais, à Shakespeare, à tous les grands hommes desquels il n’existe pas de portrait authentique ; le teint bla¬ fard des hommes du Nord, corporence de taureau. Mise peu soignée, cravate noire légèrement huilée par un long usage, voire même écorchée par la barbe. Aspect grandiose, manières polies. Des yeux bleus où se qui devait susciter le copieux Document pour servir à l’histoire des grands fourbes qui ont figuré sur la terre, ou Mémoire d’Arson (de l’isle de Vaucluse ) contre Hoëné Wronski, auteur de divers ouvrages sur les mathématiques (Paris, 1817-18). Il serait peu admissible, d abord, que le famélique Balzac n’ait pas été fasciné par le stu¬ péfiant procès intenté, par un banquier enrichi, à un maître qui, lui ayant enseigné 1 absolu, réclamait deux cent mille francs pour prix de ses leçons ; ensuite que les articles de journaux de janvier 1819 lui aient échappé là-dessus, alors que le pro¬ cès Wronski- Arson voisine à l’ordinaire avec les débats sur la Charte et les consi¬ dérations sur l’affaire Fualdès (Débats, 28 janvier 1819). WRONSKI VU PAR BALZAC 239 peint la résignation de l’homme méconnu, persécuté. Très en guerre avec l’Institut, admirant Geoffroy Saint-Hilaire et le proclamant supérieur à Cuvier. Pris par les uns pour un grand génie, et par les autres pour un fin blagueur. Soupçonné d’avoir des fantaisies coûteuses. Respectueusement accueilli par Physidor et Phantasma, par le Libraire, par tutti quanti qui payent sa consommation sans qu’il s’en aperçoive. Espèce de Grand Lama, mais si véritablement philosophe, qu’il est au-dessjis des compliments vulgaires ; enfin un Socrate moderne qui n’aura pas de Platon. Belle voix de baryton. Pour peu qu’on ait pratiqué l’abondante littérature relative à Wronski, on reconnaît ici, parmi des traits de fantaisie, les linéa¬ ments essentiels d’une physionomie singulière1. Rappelons quelques détails, avérés ou invérifiables, de cette fantastique destinée : une grande part de légende s’est vite mêlée, sur ce sujet, à d’indis¬ cutables certitudes, et il est à souhaiter que les auteurs qui, depuis plusieurs années, se sont remis à l’exégèse de Wronski, fassent concourir une biographie plus assurée à l’étude de théories singu¬ lièrement prophétiques lorsqu’elles ne sont pas un pur déraisonne¬ ment d’« inspiré ». S’il est vrai que l’homme qui parlait, avant 1826, de la chimie atomique, des tanks et de la Société des Nations sous des noms qu’il suffit de transposer pour en avoir les équivalents actuels, est un jalon intermédiaire entre Copernic et Einstein, une génialité incontestable gît dans ses anticipations, bien faites pour intéresser un Balzac à tout âge. Slave, trois fois slave ! Notre auteur pouvait se dire que, vraiment, il était bien servi par ce hasard duquel il ne sait trop, d’abord, que croire : étant né en Posnanie (à Wolfenstein ?) d’une famille qui avait des ancêtres tchèques, et ayant fait du service militaire en Russie, Wronski a toujours tenu à marquer une providentielle com¬ binaison, dans son génie, des trois caractères primitifs des nations slaves, « tels que, d’après la légende de ce peuple prédestiné, ils dérivent respectivement des trois frères symboliques, fondateurs des susdites principales nations slaves 2... » 1 Cf. le Portrait de Wronski par Mme Wronska, née Sarrazin de Montferrier, à la suite de la Notice sur Hoené Wronski de L. Augé (Paris, 1865) : « Sa taille élevée était d’une perfection sculpturale ; ses gestes nobles, peu fréquents, et pleins d’une distinction ou dominait la grâce ». La tete grande et sans rides, les « grands et beaux yeux slaves », sont cités avec amour par la veuve du mathé¬ maticien. 2. Notice de Wronski en tête de la réédition de 1890 de la Loi téléologique du hasard (pièces de 1833), p. 2. La Pologne actuelle (voir en particulier les travaux de M. W. M. Kozlowski) s’efforce de situer Wronski à la place qui lui est due. Orientations étrangères 17 240 LA RÉPUDIATION DU HASARD Officier d’artillerie à seize ans, après avoir été élevé aux cadets de Varsovie, Wronski aurait été fait prisonnier par les Russes à l’affaire de Maciejowice le io octobre 1794, auprès de Ivosciusko : par une très singulière métamorphose, il aurait été, dès l’année suivante, major dans l’armée russe ; lieutenant-colonel de l’état- major de Souwarow, prisonnier cette fois des Allemands, il aurait profité de sa captivité, de 1798 à 1800, pour s’initier, dans les uni¬ versités germaniques, à cette mystérieuse philosophie de Kant où beaucoup voyaient moins un effort de construction et de système qu’une intuition quasi occulte. La France, cependant, l’attire, et il se rend dans le Midi, où s’organise une légion polonaise 1 qui lui permettra d’acquéiir la nationalité française. Après un séjour assez long à Marseille, où il imprime son Système de Kant et s’occupe d’astronomie à l’Observatoire, il quitte le service en 1804, vit misé¬ rablement à Paris de leçons particulières et de cours, publie un premier mémoire, en 1811, qui s’appelle Introduction à la philosophie des mathémathiques et sera suivi d’une infinité de travaux, réfutation de Lagrange, Philosophie de l’infini en 1814, « Loi suprême des mathé¬ matiques » dans une Philosophie de 1815, Sphinx fragmentaire, etc. En 1818, son procès avec le banquier Arson, à qui il avait donné des leçons jusqu’au 30 novembre 1814, pour lui enseigner l’« ab¬ solu » et non de pauvres sciences relatives, attire fortement sur lui une attention scandalisée que n’avaient pas suscitée les pu¬ blications techniques antérieures. Dès lors, les manifestations bizarres d’une pensée surchauffée se multiplient, même quand le malheureux quitte momentanément la France, boycotté par les professeurs de mathématiques et spécialement traité de haut par les membres de l’Académie des Sciences, qu’il attaque lui-même avec une virulence inconsidérée. Plusieurs points de la philosophie affichée en général par ce per¬ sonnage éminemment balzacien devaient ravir notre écrivain, par exemple sa conception de la Volonté, « connaissance avec causalité », ou ses attaques contre les Encyclopédistes, coupables d’avoir déclaré que « tout ce qui est inintelligible pour l’homme, incompré¬ hensible pour son bon sens, c’est-à-dire insaisissable par ses sens, est une absurdité, ou du moins une chimère qui n’a point de réa 1. Je dois dire que, dans les papiers officiels relatifs à l’organisation de ces trou¬ pes (Archives administratives du Ministère de la Guerre à Paris), rien ne semble garantir la présence de Hoëné Wronski — au moins sous ces noms — dans les rangs de la Légion. LES PARADOXES DE WRONSKI 241 lité » 1 ; et, en conséquence, inexcusables d’avoir aiguillé sur la voie de la simple tautologie l’étude des phénomènes de la vie et du Cosmos. Les machines à vapeur, en 1826, commençaient à intéresser cet homme qui ne cessera d’opposer, à la « barbare locomotion des che¬ mins de fer », une locomotion spontanée, et des dynames aux « che¬ vaux-vapeur ». En janvier 1827, Wronski datait de Paris un eÉpître au Pape, aussi peu favorable aux Jésuites qu’hostile aux protes¬ tants. Entre le 22 février et le 5 mars 1828, il lui fallait interrompre, faute de fonds, une démonstration pratique de sa loi du hasard, entreprise avec des billets choisis sur les listes des grandes loteries officielles du royaume. Malgré cette interruption, un mince écrit signalait une fois de plus, le 19 mars 1828, la découverte d’une loi et un commencement d’application. La loi, rattachée « immédiate¬ ment et exclusivement à ce que l’on nomme les causes finales de l’univers », devait avoir pour « conséquence morale et immédiate de rendre nuis les j eux du hasard, et spécialement les diverses loteries et autres jeux publics ». Le 13 avril de la même année, Wronski reprenait son exposé dans un second « aperçu », s’inscrivait en faux contre la Théorie des probabilités de Laplace et affirmait que seule sa « loi téléologique » permettait aux théories mathématiques des probabilités de subsister. Or, que fait dire le romancier français au métaphysicien polonais, libre de laisser, à 11 heures du soir, sa pensée extraordinaire s’épan¬ cher à son aise en petit comité ? Grodninsky, qui ne joue pas aux dominos, commence par prédire à Phantasma, qui remue l’ivoire, qu’il perdra sa partie ; il prononce bientôt que « le hasard est une puissance bien incomprise . il représente l’ensemble des mouvements d’une force qui nous est inconnue, et qui meut le monde. » Puis il reprend sensiblement la même idée quand, après une anecdote contée par un de ses interlocuteurs et humiliant l’Humanité de¬ vant l’Infini sidéral, il admet « tout au plus » que « nous sommes, comme toutes les espèces terrestres, les ouvriers d’une œuvre que nous ne connaissons pas bien ». Balzac, enfin, laisse encore le der¬ nier mot à ce mathématicien goguenard : déjà sur le pas de la porte, assez dédaigneux sans doute pour les historiettes contées par ses amis et par l’anthropocentrisme qui se cache communément dans toute discussion des mortels entre eux, il reprend à sa manière 1. Cf. Ursule Mirouët, p. 89 (Locke et Condillac et leur nocive influence). 242 LA RÉPUDIATION DU HASARD l'apologie de Montaigne pour Raymond Sebonde, et raille la niai¬ serie superbe qu’il y aurait à imaginer la Nature entière ayant à passer par l’intellect humain... « Le plus fort est encore le Russe », déclare l’un des étudiants français, seuls témoins imprévus de ce singulier symposium : et cet avis est vraisemblablement celui du jeune écrivain. Si Balzac a été attiré vraiment par Wronski, dès 1827, dans le champ hasardeux de la mathématique transcendante, ne faut-il pas croire que, dans la Peau de chagrin, c’est déjà un peu à son Mentor en logarithmes qu’il songe en évoquant Planchette, « perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, le mouvement » ? Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint. .. Un jour, après avoir longtemps mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa-Gg 1, ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des principes ; tout à coup la foule admire une nouvelle machine 2 ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond ! Le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs : « Qu’ai-je donc créé ? Rien. L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature. » Rien n’empêche d’admettre qu’après avoir renoué, en 1834, avec le mathématicien bohème, Balzac a mis sous l’égide de cette trans¬ cendance folle, mais logique, des hardiesses que seules, jusque-là, métapsychie ou mystique semblaient pouvoir accueillir. Son carnet favori accueille peut-être alors des notations comme celle-ci : Le mouvement, le r, le verbe.. Nous appelons le mouvement, pesanteur, mouvement arrêté dans sa marche par un obstacle... qui vont devenir, dans «La lettre inédite de Louis Lambert», publiée 1. Rappelons que la lex suprema promulguée par Wronski commençait ainsi (dès août 1819) : Fx = Ào o -f- Ai Qi... et qu’il suffisait à son gré de développer convenablement ces « fonctions » pour dérouler l’univers, ainsi contraint à se réduire à une formule intelligible. Si la Peau de chagrin imprime Aa-Gg, c’est peut-être par une erreur de lecture assez excusable du typographe. 2. Le traité de Wronski sur les Machines à vapeur, aperçu de leur état actuel..., rédigé en 1826, a été publié en 1829. (( LA RECHERCHE DE L’ABSOLU » 243 par la Revue de Paris le 23 août 1835, les premières réflexions du génial enfant s’acheminant vers la spiritualité : Le mouvement est en quelque sorte le nombre agissant. Le mouvement est le produit d’une force engendrée par la parole et par une résistance qui est la matière. Sans la résistance, le mouve¬ ment aurait été sans résultat, son action eût été infinie. L’attraction de Newton n’est pas une loi, mais un effet de la loi générale du mouve¬ ment universel. Le mouvement, en raison de la résistance, produit une combinaison qui est la vie : dès que l’un ou l’autre est plus fort, la vie cesse. * * * La Recherche de l’Absolu, datée de Paris, juin-septembre 1834, chevauche exactement, par sa composition, la nouvelle rencontre probable de Balzac avec Wronski. Si, dans le courant d’août, le grand romancier se trouvait en présence de ce fervent prodigieux du Nombre et du Mouvement, très disposé à exposer ses théories à un auditeur aussi puissant que réceptif, ne doit-on pas expliquer par cet événement l’allure prise par le roman qui était alors sur le métier, et qui tarde quelque peu à justifier son titre ? Le décor — cette admirable évocation d’un milieu flamand, confortable et un peu lourd, avec un clair-obscur traversé d’éclairs d’orfèvrerie, — la première présentation de Balthazar Claës, « qu’un enthousiaste eût pris pour un voyant de l’Église swedenborgienne », et de sa femme, qui aime son mari « avec cet instinct de la femme qui donne un avant-goût de l’intelligence des âmes » : cette préparation de la toile par le peintre, ces empâtements préalables pouvaient ser¬ vir, de préférence, à l’étude d’un tragique désaccord causé par une crise de mysticisme chez un chef de famille. Ne vient-elle pas un peu tard, la scène conjugale où Claës, déjà fort engagé dans des recherches qui intriguent fort la vaillante Joséphine, avoue à celle-ci le secret d’une terrible initiation ? — Te souviens-tu, Pépita, de l’officier polonais que nous avons logé chez nous, en 1809 ? — Si je m’en souviens ! dit-elle. Je me suis souvent impatientée de ce que ma mémoire me fît si souvent revoir ses deux yeux semblables à des langues de feu, les salières au-dessus de ses sourcils où se voyaient des charbons de l’enfer, son large crâne sans cheveux, ses moustaches relevées, sa figure anguleuse, dévastée ! . . Enfin quel calme effrayant dans sa démarche ! . . 244 LA REPUDIATION DU HASARD — Ce gentilhomme polonais se nommait M. Adam de Wierzchow- nia, reprit Balthazar. Quand le soir tu nous eus laissés seuls dans le parloir, nous nous sommes mis par hasard à causer chimie. Arraché par la misère à l’étude de cette science, il s’était fait soldat... La Pologne quasi morte, il s’était réfugié en Suède. Il avait cherché là des consolations dans l’étude de la chimie pour laquelle il s’était tou¬ jours senti une irrésistible vocation... Après m’avoir examiné d’un œil scrutateur, il me dit confidentiellement et à voix basse de solennelles paroles dont, aujourd’hui, le sens général est seul resté dans ma mé¬ moire ; mais il les accompagna d’une puissance de son, de chaudes inflexions et d’une force dans le geste qui me remuaient les entrailles et frappèrent mon entendement comme un marteau bat le fer sur une enclume... C’est désormais la Science — celle d’un élève de Lavoisier, dévoyé par cet étranger impressionnant, et non plus le Mysti¬ cisme, détesté et désavoué expressément par Wronski x, — dont l’effarant pouvoir va s’emparer jusqu’à la manie, la ruine et la tragédie, d’un brave homme de Douai. Science dévoratrice, hantise et idée fixe bien plus que sage expérimentation et prudente induc¬ tion, mais Science tout de même, et que le voisinage de l’Alchimie, le danger d’une terminologie périlleuse n’éloignent point, malgré tout, de la logique rationnelle de ses données. On a pu dire1 2 que Balzac avait tenu à transmuer les transcendances mathématiques de Wronski, auxquelles les initiés seuls comprennent quelque chose, en témérités chimiques, plus pittoresques et moins abstruses : et lui-même est obligé de pratiquer Berzelius pour se tirer d’affaire Mais le mathématicien polonais ne laissait pas la chimie en dehors de la furieuse curiosité qui l’animait : les « principes métaphysiques de la chimie » font partie de certaines vues qui annoncent, nous 1 avons dit, la notation atomique ; et d’ailleurs, pour un esprit comme 1. Dès 1818, Wronski déclarait la guerre à la fois à la philosophie française du XVIIIe siècle, et à la religion naturelle, et à la religion révélée. Ce qu’il veut, c’est une religion prouvée. En août 1811, il avait, dans une lettre à Napoléon, appelé de ses vœux « la fondation scientifique définitive de la morale ». Et sa Philosophie de l Histoire le montre parfaitement hostile aux mystiques. « Le mysticisme est une véritable paralysie de la raison », dit-il sans ambages. 2. Cf. Georges Thouvenin, La genèse d’un roman de Balzac : la Recherche de l'Ab¬ solu (Revue d'histoire littéraire de la France, 1911, p. 865). Il peut être intéressant, pour 1 étude des originaux de la Comédie humaine, de noter que le colonel d’artil¬ lerie A. E. Mallet, baron de Trumilly, dont Balzac avait songé à devenir le gendre, avait pratiqué à Douai, pendant les deux ans qui avaient précédé sa mise en ré¬ forme, des expériences auxquelles il attachait une grande importance. L’opuscule signalé par Sainte-Beuve comme une « source », l 'Hermès dévoilé, (1832), n’est guère qu une rêverie d’alchimiste, arrivant à faire de l’or le jeudi saint de 1831. WRONSKI ET CLAËS 245 celui-ci, le compartimentage de la Science serait une absurdité en soi. L’Absolu tel que ce cerveau bouillonnant l’apercevait, était une notion tellement centrale que toute discipline pratiquée avec profon¬ deur et désintéressement devait aboutir à sa recherche. « Les gens adonnés à la haute science pensaient, comme Claës, que la lumière, la chaleur, l’électricité, la galvanisme et le magnétisme étaient les différents effets d’une même cause, que la différence qui existait entre les corps jusque-là réputés simples devait être produite par les divers dosages d’un principe inconnu... » Seize ans seraient-ils trop pour la recherche de cette énergétique ? Balthazar Claës en passe vingt, il en passe vingt-cinq et presque trente à sa décevante poursuite. Avec une sorte de géniale intui¬ tion, Balzac a fait mourir son chercheur avec « le regret de n’avoir pu léguer à la science le mot d’une énigme dont le voile s’était tardivement déchiré sous les doigts décharnés de la Mort. » Quand Wronski mourra* 2, le 9 août 1853, son dernier cri sera : « Mon Dieu, j’avais encore tant de choses à dire ! » * * * La « conjonction » de leurs deux trajectoires n’aurait cependant qu’un intérêt secondaire, si Balzac ne devait à la singulière figure de l’audacieux Polonais qu’une aventure à raconter, une silhouette à esquisser, des bizarreries passionnées à mettre en action : combien d’autres rencontres, pour cette imagination dévorante et cette insatiable curiosité de la vie, vaudraient alors celle-ci ! Mais il se trouve que Wronski, logicien frénétique pour qui les actes de foi du mysticisme, les abandons intuitifs et les adorations dévotieuses ont toujours été de misérables, de coupables faiblesses 3, pouvait x. Le terme lui-même se trouvait dans une brochure publiée en mars 1818 par Wronski : Introduction à un ouvrage intitulé « le Sphinx », ou la Nomothétique séhé- lienne, p. n : « La recherche de la Vérité, ou de l’Absolu lui-même, deviendra natu¬ rellement le but suprême des actions humaines », et les équivalents de cette for¬ mule sont partout épars dans son œuvre. C’est le 9 octobre 1814, et à Saint-Cloud, que Wronski dévoila VA bsolu à Arson : date qui a son intérêt pour les balzaciens _ 2. Ses obsèques seront célébrées aux frais du prince Czartoryski. Il faut noter qu’au moment de la première entrée des Alliés à Paris, Wronski avait servi d’inter¬ médiaire entre les troupes russes et les Français. Toute une chapelle plus ou moins secrète, dont fit partie Ch. Gounod, est restée fidèle au souvenir du mathémati¬ cien. Le père de M. Paul Bourget l’admirait beaucoup, et Baudelaire ne l’a pas ignoré. 3. Cf. Cinq lettres concernant Ho'èné Wronski (19 octobre 1854), p. 6, oh la veuve 246 LA RÉPUDIATION DU HASARD affermir en Balzac ■ — à mesure que s’atténuait en celui-ci son extase complaisante de swedenborgien par amour — une téméraire con¬ fiance dans sa propre audace. « L’absolu, ce principe purement rationnel », était pour Wronski l’objet d’une connaissance positive; les équations folles où se cache pour le profane une pensée décevante restaient à son gré la preuve et l’expression d’une pure logique, maîtresse d’elle-même, capable de « déchirer le voile d’Isis » sans défaillir d’un vertige fort excusable. Comme chez la plupart des calculateurs transcendants, c’est la règle mathématique des combinaisons sous sa forme la plus usitée, le jeu h qui, on l’a vu, recevait l’attention passionnée de ce kantien de la première heure * 1. Balzac, qui ne jouait pas, doit peut-être à Wronski de s’être intéressé au jeu et à sa pratique, non plus comme à la vivante manifestation d’une passion humaine, mais comme à l’expression numérique de la mystérieuse Fortune. Son père se flattait de faire sauter la tontine Lafarge : présomption biscornue d’un original. Ici, la maîtrise de l’esprit sur les plus folles rencontres, sur les plus déconcertantes dispersions des chiffres, prenait une autre assurance. Avec une belle certitude, le mathématicien polo¬ nais terminait son second aperçu par des considérations impression¬ nantes : En se rappelant que nos six tirages devaient commencer à l’époque fixe du 15 février, à laquelle se rapportaient nos observations anté¬ rieures, et en considérant que la probabilité du résultat que nous avons obtenu, équivaut ainsi à celle de tirer, au premier coup, une boule blanche d’une urne où il n’y aurait que cette unique boule blanche et 1487 boules noires, on concevra qu’il serait peu raisonnable d’attribuer un tel résultat à rien autre qu’à la science qui a présidé à son obtention. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que la preuve de fait dont nous venons d’apprécier la validité, n’a nullement été donnée pour établir la vérité de la loi dont il s’agit ; à proprement parler, cette preuve n’a été alléguée que comme simple exemple de l’application pratique de cette nouvelle théorie. Les vérités mathématiques, auxquelles appar¬ tient la présente loi téléologique du hasard, portent en elles-mêmes leur démonstration ; et par conséquent, elles n’ont pas besoin d’être constatées par le fait pour être reconnues infaillibles. du mathématicien gourmande sans retard un contradicteur, A. Erdan : « Wronski... dont vous aviez la plus fausse idée en le rangeant parmi les mystiques, lui qui toute sa vie a été leur plus grand ennemi... » 1. Parmi les manuscrits énumérés p. 51 de la réédition de la Loi téléologique du hasard , Paris, 1890, les nos 2, 9, iv sont groupés sous ce titre : Probabilités. Calculs et texte sur les Loteries, Rentes, Jeux de hasard, etc. Banque et Calculs ; en tout 16 cahiers. CURIOSITÉ TARDIVE POUR LE JEU 247 Il faut noter que, dès que la Recherche de l'Absolu devient pour le dévoué Lemulquinier une raison d’expectation superstitieuse, « le laboratoire était pour lui ce qu’est pour le peuple un bureau de lote¬ rie, l’espoir organisé » : ne serait-ce pas l’indice d’un rattachement organique, pourrait-on dire, de la folie de Claës et de son dévot à la présomption forcenée d’un vrai violateur du Hasard ? Rappelons quelques détails au sujet de cette question du jeu, si importante pour un romancier. Le jeune Balzac se garde bien, semble-t-il, de pratiquer les infail¬ libles martingales qui permettent de faire sauter la banque. Son Petit Dictionnaire... des enseignes de Paris, en 1826, nous fait connaître les adresses des maisons de jeu à la porte desquelles le jeune impri¬ meur a vu s’allumer les « fanaux rouges et lugubres », et le Palais- Royal ouvre la marche : « Passons rapidement ! » Il sait, en écri¬ vant la Physiologie du mariage, que « l’addition d’un chiffre dans les mises de la loterie centuple les chances » ; la Peau de chagrin commençait par la description d’un tripot. Mais croirait-on que c’est le 8 mars 1836 seulement que Balzac, dans sa correspondance, déclare avoir été enfin « voir une maison de jeu » ? C’est Frascati, déjà signalé dans le Dictionnaire des enseignes, qui a les honneurs de ce maiden game tardif — et plus expérimental que passionné. Les allusions, dès lors, se multiplient. Du 20-22 janvier 1838 : « Quand un homme arrive à être de pre¬ mière force au whist, qu’il sait, la cinquième carte jouée, où sont toutes les autres, croyez-vous qu’il n’aime pas à laisser sa science de côté pour savoir comment ira le jeu par les lois du hasard ? » En d’autres termes, un désarroi apparent, un jaillissement désor¬ donné de nombres, de combinaisons de l’unité, sera contemplé par un esprit que ne satisfont plus — comme le disait Wronski et ses amis au café Voltaire — les variantes trop prévues et les iden¬ tités répétées des jeux dits de calcul. Nous sommes loin du Balzac craintif devant la Dame de Pique ou le Double Six ; et, si l’on y fait attention, la question du jeu tend à acquérir une importance ac¬ crue dans l’œuvre de Balzac et dans sa pensée. Ses héros se permet¬ tront, pour le bon motif ou pour des raisons moins avouables, la même émancipation : ils ne laisseront plus le tapis vert aux « cor¬ morans de la société ». Dans Z. Marcas, Balzac le sociologue juge en 1840 que la société et le gouvernement ont, vis-à-vis du jeu, des responsabilités que l’interdiction pure et simple ne résout pas : 248 LA RÉPUDIATION DU HASARD On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; mais les niais mora listes qui ont fait supprimer le jeu sont des calculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaire que quand il sera prouvé que la France laisse des millions en Allemaghe. Laginski de la Fausse maîtresse joue, comme de juste, autant qu’un Polonais : ce qui n’empêche pas Balzac de pouvoir affirmer pour son compte, le 7 juin 1842, qu’il n’a « rien perdu de toute sa vie » sur un tapis vert. La Descoings est experte au jeu officiel : « la loterie avait un tirage de cinq en cinq jours, aux roues de Bor¬ deaux, de Lyon, de Lille, de Strasbourg et de Paris. La loterie de Paris se tirait le 25 de chaque mois, et les listes se fermaient le 24 à minuit : » cette vieille actionnaire de la loterie connaît-elle les démonstrations désespérées du mathématicien prenant, en 1828, des billets aux loteries officielles du royaume ? * * * Pour un esprit à la Wronski, la loterie, le jeu, ne sont que des aspects plus concrets et plus resserrés, les indices chiffrés du vaste problème des probabilités, qui est une des façons de se poser la question de la destinée. Si l’admiration déclarée de Balzac pour le prestigieux Polonais comporte — c’est l’ordinaire chez l’auteur de la Comédie humaine — un autre enrichissement encore que des détails documentaires l, il est légitime de lui rapporter pour une part ce qu’on pourrait appeler la répudiation du hasard par le grand romancier. Nous sommes ici, pourrait-on dire, au cœur même de la place. Le XVIIe siècle, sagement, avait admis datis ses créations les plus hautes que « le vrai peut quelquefois n’être pas vraisem¬ blable » : il était bon de se tenir à celui-ci. Au XVIIIe, ce qui survi¬ vait, en marge du classicisme, de fiction plus aventureuse avait aisément rejoint par delà les récits un peu grêles où l’ironie intellec¬ tualiste se donnait carrière, le courant assez trouble des « contes orientaux », des romans d’aventures, des outrances même auxquelles 1. Une étude biographique des relations de Balzac avec Wronski pourra sans doute être faite, le moment venu, grâce à des documents ou des témoignages encore inconnus. Elle devra tenir compte de particularités comme celle-ci : en 1834 le beau-frère du romancier se préoccupe des plans inclinés et de leurs rapports avec la locomotion par chemin de fer ; un Essai sur les forces humaines, dans le même temps, semble solliciter 1 attention du romancier. Ce sont là deux problèmes « wronskiens ». Enfin, ce qu’il faudrait posséder dans un certain détail anecdotique, ce serait un tableau du Refuge polonais à Paris au XIXe siècle. LES COUPS DU HASARD 249 se complaît un Restif de La Bretonne : le Balzac « frénétique » de la vingt-troisième année, c’est entendu, s’ébat en toute liberté dans ce champ mal hanté et parmi de fâcheuses fréquentations. Va-t-il, par un détour qui serait l’aveu de son vrai naturel, revenir à foutes ces improbabilités selon l’art et, désormais au nom de son bon plai¬ sir de romancier impérieux, les imposer à sa guise ? Suivons-le. Une pluie de mars, en forçant le baron de Maulincourt à se réfu¬ gier sous l’auvent d’une vieille maison, l’amène à ramasser un billet tombé à terre et à découvrir Ferragut dans l’immeuble même où il a trouvé un abri très peu prémédisé (Ferragus 1). Lucien de Rubempré, décidé à se jeter à l’eau pour en finir avec les lâchetés déshonorantes dont il s’est rendu coupable, erre sur la route de Poitiers, mais se défile dans un chemin creux pour laisser passer la diligence. Il débouche précisément derrière un voyageur, de tour¬ nure ecclésiastique et d’allure espagnole : c’est le faux prêtre Carlos Herrera, qui est descendu de sa voiture juste à point pour sermonner le jeune homme et l’emmener avec lui ; par surcroît de coïncidence, il s’est trouvé, à la pension Vauquer, le commensal du jeune Ras- tignac dont Lucien est l’ami. Mme de Langeais est en visite chez une amie qu’elle déteste quand Armand de Montiveau, qui a le monde en horreur, lui est présenté : toute une affaire se noue, que nulle nécessité autre que le hasard ne commandait. Balzac lui-même, dans la Vieille Fille, a rattaché ses propres inventions, dans cet ordre d’affaires, à celles dont la Destinée historique est si riche. Ce sont ces petites choses qui décident de la fortune des hommes, comme de celle des empires. La charge de Kellermann à Marengo, l’arrivée de Blücher à Waterloo, le dédain de Louis XIV pour le prince Eugène, le curé de Denain, toutes ces grandes causes de fortune ou de catastrophes, l’histoire les enregistre ; mais personne n’en profite pour ne rien négliger dans les petits faits de sa vie. Aussi, voyez ce qui arrive ! La duchesse de Langeais se fait religieuse pour n’avoir pas eu dix minutes de patience ; le juge Popinot remet au lendemain pour aller interroger le marquis d’Espard ; Charles Grandet vient par Bor¬ deaux au lieu de revenir par Nantes, et l’on appelle ces événements i. C’est, peut-être, de tous les récits de Balzac, celui qui abuse le plus inconsi¬ dérément des hasards ,et qui d’ailleurs multiplie de la manière la plus inquiétante les allusions à « une de ces fatalités inexplicables », « un même sentiment de la fatalité ». Notez que l’un des o nœuds » de l'Appel de la route, chef-d’œuvre d'un des grands disciples de Balzac, M. Éd. Estaunié, est l’épisode d’un parapluie oflert sous l’averse : l’auteur, ne l’oublions pas, est un mathématicien de première force pour qui les faits de la vie se présentent sans doute sous l’angle des probabilités. 250 LA RÉPUDIATION DU HASARD des hasards, des fatalités. Un soupçon de rouge à mettre tua les espé¬ rances du chevalier de Valois... Résultat pour ce dernier : le grossier et médiocre Du Bousquier enlèvera à sa barbe un beau parti, Mlle Cormon, qu'ils sont plu¬ sieurs, à Alençon, à guigner, et que nulle raison plus grave n’attri¬ buerait à un vainqueur plutôt qu’à un autre. Eh bien ! ces apparentes invraisemblances, Balzac se sent assez fort, soit pour en faire des séries de faits parfaitement accep¬ tables, soit pour les donner, dans la trame de son récit, comme des effets à peu près assurés d’une volonté ou d’une pensée — et l’on sait combien, à son gré, loin de la simple clairvoyance critique, volonté et pensée se confondent. Il lui plaît de puiser dans des réser¬ voirs inépuisables de possibilités, quitte à justifier les plus folles en les accrochant à une chaîne causale, et à les faire toutes émaner, ou de la série normale des probabilités, ou de la mainmise d’une volonté sur les événements. Hasard signifie, dès lors, nécessité ou liberté insuffisamment connues. Sui le premier point, le voici absolument sûr de lui dans le Cousin Pons : Tout est fatal dans la vie humaine comme dans la vie de notre pla¬ nète. Les moindres accidents, les plus futiles, y sont subordonnés. Donc les grandes choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent nécessairement dans les plus petites actions, et avec tant de fidélité que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y écrira le secret de sa conspiration pour le Voyant. . L Il est heureux, en 1838, de se trouver tellement d’accord avec Napoléon qu’il n’a qu’à transcrire, dans les Maximes et Pensées, des aphorismes comme ceux-ci : « La fatalité est le résultat d’un calcul dont nous ne connaissons pas toutes les données... Le hasard rend compte de toutes nos sottises... Le coup du sort est comme 1. Ce sont à peu près les termes par lesquels Conan Doyle justifie la méthode de son fameux héros (Slories oj Sherlock Holmes : A study in scarlet) : « ..Toute existence est une vaste chaîne, dont la nature est connue sitôt qu’un de ses chaînons nous est montré ». On encore : « La plupart des hommes, si vous leur décrivez une série d'événements, vous diront leur résultat probable : ils peuvent ajuster ces évé¬ nements dans leur esprit et en conclure qu’il se passera quelque chose. Mais il y a peu de gens qui, mis au courant d’un résultat, seraient capables de reconstruire par un effort de conscience intérieure quels échelons conduisirent à tel résultat. Cette faculté est ce que j’entends désigner par t< raisonnement à rebours, ou ana¬ lytique ». « INCONNUES » A RENDRE APPARENTES 251 celui du balancier à la Monnaie, il marque un homme à sa valeur. » Sous une apparente contradiction, ces vues sont exactement d’ac¬ cord avec les siennes : une nature morale, au fond, rend hommage à une causalité supérieure. Seulement il s’agit, ou de débrouiller la réalité des causes, ou de mesurer l’action des volontés qui en créent de nouvelles. Même s’il n’eût pas été attaché à son inexorable labeur, Balzac en sa maturité aurait sans doute tenu à se donner des énigmes à résoudre, ou des complications à tirer au clair, ou des «inconnues» à déterminer. C’est en 1839 qu’il écrit un mémoire pour une mys¬ térieuse affaire d’assises qui mettait en cause le notaire Peytel, de Belley. C’est vers la même date que Gozlan l’écoute qui mori¬ gène Vidocq, médiocre rapporteur de faits-divers policiers, simple chroniqueur de crimes, de mystères faciles et d’interventions de « limiers » : commode pro vende à quoi il semble nécessaire à Balzac, « pour créer de la vérité », de surajouter l’ingérence de la littérature comme il l’entend. Si l’on excepte Gaudissart II, les derniers écrits de Balzac sont-ils autre chose que des tentatives de plus en plus anxieuses pour nous donner la sensation de la doublure de la vie apparente, pour nous laisser entrevoir ces coudes dont nous apercevons les mains dans les gestes quotidiens de l’existence ? Au temps des Treize et de Ferragus, la farouche invraisemblance d’une camarilla, secrète et décidée, pouvait suffire à la hantise balzacienne des dessous et de Vautre chose. Avec une vue plus ample, une acceptation plus apaisée à la fois et plus assurée des réalités totales, ne dirait-on pas que le génie de Balzac se proposera surtout de rattacher les fils visibles de la tapisserie à d’autres, cachés et secrets ? Les Comédiens sans le savoir, en 1845, laissent transparaître un dessein de ce genre sous un récit plutôt diffus ; et les Paysans, la même année, sont le récit poussé au noir de cette conjuration de fait, la reprise de la terre par le rural : Qui terre a, guerre a. La Cousine Bette, en 1846, fait surgir de la paix domestique apparente les noires horreurs d’une vengeance de « parente pauvre » : la Marâtre, en 1848, est la drama¬ tisation proclamée d’un drame invisible qui secoue de même une placide famille bourgeoise ; la même année, Une ténébreuse Affaire entre à son tour dans l’œuvre balzacienne, multipliant les incon¬ nues d’un complexe problème, l’historique enlèvement du sénateur Clément de Ris dans un jeu où la police de Fouché et la chouannerie semblent se disputer les « chances » et se répartir les probabilités ; 252 LA RÉPUDIATION DU HASARD l’Envers de l’Histoire contemporaine, enfin, fait triompher à la fois la notion du bien, aussi romanesque et « sensationnel » que le vice, et cette singularité des sociétés secrètes appliquées à la charité. Enfin, une sorte de hantise — celle du joueur supérieur devant des coups de dés ou des passages de rouges et de noires — fait jeter à Balzac, même dans ses lettres, des remarques incidentes comme celle ci (17 août 1847) : <( Si vous cherchez la raison des petits faits, et que vous preniez, par exemple, l’intelligence, il ne faut pas vous étonner de rencontrer de grandes difficultés dans l’appréciation philosophique de cette faculté... » Ou encore : « Aucun homme n’a une vie aussi simple que les curieux la lui font» ; une telle remarque, incidemment jetée dans la Vieille Fille, Balzac aurait pu la hasarder assurément à d’autres moments de sa carrière, et il ne s’est pas privé de jouer en effet avec le mystère des « vies secrètes », à en meubler plusieurs étages de la pension Vauquer. Mais il semble que sa virtuosité croissante, et de plus en plus sûre d’elle-même, l’enhardisse à j ouer la difficulté — comme un Beethoven des derniers quatuors à multiplier les disso¬ nances — simplement parce qu’il se sent plus fort pour faire accepter les fils invisibles qui unissent l’envers à l’endroit de la trame so¬ ciale. Même l’action anormale, génératrice de contre-courants, de remous, entre à son gré dans la texture nécessaire et courante de la vie sociale. Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. L’eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide ; il n’est pas de flot, si mutiné qu’il soit, à quelque hauteur qu’il s’élève, dont la puissante gerbe ne s’efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu’on regarde l’eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin ? (Dernière Incarnation) L A quoi correspond, presque mot pour mot, un développement du Cousin Pons: ...lout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y corres- 1. L'antinomie sociale est, pour Wronski, le vrai caractère distinctif de la société moderne dans l’Occident : il en revendiquait la découverte, formulée en 1831 dans son Prodrome du Messianisme. LE HASARD, OU RÉPUDIÉ, OU SOUMIS 253 pond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble, et, conséquem¬ ment, 1 ensemble se représente dans le moindre mouvement... C est simplement affaire à l’écrivain d’articuler d’une façon assez plausible les quelques faits indispensables à la crédibilité, à cette soudaine apparition d’une causalité voilée. « L’invraisem¬ blable étant aussi vrai que le vraisemblable, il faut, pour le faire accepter comme vrai, employer les moyens appropriés » : cette for¬ mule à laquelle aboutirait Balzac est moins commode que celle de Boileau et de la généralisation classique, mais plus riche d’appli¬ cations. plus ouverte à la création imaginative, à la rêverie devant la vie. Et c’est, peut-on dire, le premier point de la répudiation du hasard. Voici le second point. Si déférent que paraisse Balzac à un déter¬ minisme rigoureux, il attribue à la volonté un rôle qui ne va pas en diminuant à mesure qu’il connaît la vie. Seulement la volonté, « jet de pensée », est le privilège des individualités les plus rares ; des peuples entiers risquent très bien, par une fausse entente de l’éducation et des valeurs sociales, de la tarir ou de l’assoupir, et l’usure de la vie est là qui opère, même chez les grands volontaires. Pour les natures moins fortes, c’est Y association qui peut aider à dominer le hasard : encore faut -il, au gré du profond observateur, que les « associés » possèdent assez d’abnégation individuelle pour se soumettre à l’exigence commandée par le but à atteindre. Sinon, il est évident que la force disruptive des grands nombres empêche une association de maîtriser le simple « cours des choses ». La Grande Armée sous Napoléon a été une sorte de stupéfiante asso¬ ciation, et il n’est pas surprenant que le peuple français lui attribue une valeur unique dans l’histoire... Hasard aussi, le phénomène qui préside à l’amitié, puisque, là encore, on peut supposer que, parmi des millions d’êtres, un heureux tirage permettra à des affinités, que rien ne signale au dehors, de s’accrocher vraiment ? Wronski avait là-dessus sa théorie, que nous ne connaissons pas, et que Balzac invoque. Il se contentait en général, quand il faisait à la passion de l’amitié une allusion un peu poussée, de citer les Deux Amis du Monomotapa de La Fontaine ; ou bien il remontait à un souvenir qui a été presque une hantise chez lui, cette intimité parfaitement dévouée de Jaffier et de Pierre, dans la Venise sauvée d’Otway : il l’aura lue, jeune homme, 254 LA RÉPUDIATION DU HASARD dans l’une des nombreuses traductions françaises de cette pièce jadis célèbre (qui lui a fourni aussi la courtisane Aqulina, réveillant à coup de fouet l’ardeur du Sénateur, recevant ainsi sa place dans la Physiologie, une allusion au « magnifique dans l’horrible », dans la Rabouilleuse, et une part dans la pathologie d’un baron Hulot). « L’union sublime de Pierre et de Jaffier », pour son compte, était restée une des idées les plus chères : Th. Gautier, dans Y Artiste, insiste sur son importance et lui attribue avec raison YHistoire des Treize, qui agrandit et complique cette fusion, dans la même volonté, de « deux âmes, deux courages, deux intelligences ». Quelle révélation nouvelle se produit ? « Votre passage sur la fidélité, entendue, à la manière de Wronski, comme une vérité intuitive, m’a fait bondir le cœur de joie. Nous aimons tant à retrouver nos idées exprimées par nos amis et à savoir que les sensations morales sont d’une égale pureté ! » Ce passage d’une lettre à Mme Hanska, le 27 mars 1836, fait particulièrement regretter la destruction des épîtres de l’Étrangère. D’autant plus que dans la même lettre, un peu plus loin, Balzac fait encore allusion au mathématicien polonais, à propos des prescriptions du Dr Nacquart, « voulant des choses auxquelles je me refusais, comme de ne pas travailler et de me distraire beaucoup, ce que la théorie de Wronski défend. Moi, j’aime le beau absolu ». A peine an courant de cette mystérieuse doctrine particulière sur l’amitié, Balzac ne l’ utiliserait-il pas ? Paz, dans la Fausse maîtresse, est un ami incomparable ; incomparable aussi, le lien qui lie Schmucke et Pons, deux êtres médiocres à le bien prendre, et qu’une chance qu’on dirait analogue à une qmne de loterie a seule pu j eter aux bras l’un de l’autre, malgré des différences de nationalité, de profession, d’éducation et de fortune. Enfin, un sujet qui avait fourni à Sterne dans Tristram Shandy, à M. Balzac le père dans ses rêvasseries sur V eugénique, et à Honoré dans ses vues sur le monde des réalités et des forces, un inépuisable sujet de réflexions goguenardes, en vient presque à se trouver, lui aussi, soumis à la discipline des Séquences logiques : c’est le caprice incompréhensible des naissances humaines, ces absurdes coq-à- l’âne dont il semblait à Balzac qu’il eût souffert lui-même, « œuf d’aigle couvé chez des oies ». Un sens plus aigu de la causalité lui fait comprendre des jeux cachés d’agencements ; et, par exemple, la faiblesse de constitution des enfants des riches ne le prend plus au dépourvu. Ni d’autres singularités, sans doute, puisqu’il écrit : RECHERCHE DES CAUSES ET PRESCIENCE DES EFFETS 255 Il n’existe pas le moindre hasard pour les naissances. Dans le monde tout effet a une cause, et toute cause a un principe, tout principe vient d’une loi... * * * La grande affaire, en ces matières, c’est donc l’interprétation, le « feutrage », la présentation des coïncidences, incroyables et fan- tastiqués aussi bien que plausibles et courantes, que tout romancier imaginatif ne manque point de mettre en œuvre. « Le génie, a dit Balzac, a pour mission de chercher à travers les hasards du vrai ce qui doit sembler probable à tout le monde. » A la pension Vau- quer, des étudiants sont les commensaux de toutes sortes d’autres pensionnaires ; le plus médiocre retour quotidien d’habitudes, de plaisanteries, de scies et de queues de mots, les soucis personnels de chacun abdiquant, à l’heure des repas ou de la causerie, devant une nécessité collective qui est, à peu près, la mentalité moyenne des pensionnaires associés : il s’agira évidemment d’isoler peu à peu, dans cette trame qu’un écrivain naturaliste laisserait dans sa banalité journalière, les fils qui permettent de nouer une intrigue où apparaissent d’autres particularités, la manie canine du dévoue¬ ment paternel chez Goriot, le contraste entre des filles richement mariées et un père tombé dans la gêne, l’initiation d’un jeune homme à l’immoralité du monde dans ses spectacles les plus fréquents. Faire saillir, sur la toile quelconque, des effets dont la série de causes proposée apparaisse convainquante, tout l’art est là. C’est dans Louis Lambert que Balzac fait honneur à son héros de prédilec¬ tion de la « maxime psychologique » dont pourrait s’enorgueillir à son gré un Pascal, un Lavoisier, un Laplace : « Les événements qui attestent l’action de l’humanité, et qui sont le produit de son intelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de se reproduire au dehors... ». Puis aussitôt, et parce que cette conséquence (où ne l’aurait pas suivi Wronski) flatte sa théorie particulière de la volonté en même temps que sa foi dans les pressentiments, et qu’il voit ici une façon presque scientifique de concilier sa mystique de la volonté avec sa déférence à la causalité : Les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes. Pressentiments, pour les propres « agents » d’une action dont Orientations étrangères* iS 256 LA RÉPUDIATION DU HASARD ils sont les dépositaires, peut-être à leur insu ; prophéties pour les puissants observateurs — à la Balzac — de la comédie du monde. Sont-ils des contemplateurs altruistes comme Bianchon ou comme Marcas ? Ils engrèneront leur action sur l’ordre du monde ainsi discerné. Sont-ils des pensetirs comme d’Arthez ? Ils réduiront à l’essentiel, pour l’intelligence, cet apparent désordre. Sont-ils des forbans ? Ils feront servir à leurs fins criminelles la connaissance des causes. Aucune de ces catégories, selon Balzac, ne peut d’ailleurs désavouer, comme procédé de connaissance, ces « pressentiments » qui font partie d’une aperception de causalité. Henri de Marsay, homme « fort » s’il en fut, et qui le montre, est impressionné par ce qui semblerait un vain présage à d’autres qu’à lui — et qu’à Balzac (la Ftlle aux yeux d’or) : D’ailleurs les hommes les plus forts sont naturellement les plus im¬ pressionnés, et conséquemment les plus superstitieux, si toutefois l’on peut appeler superstitieux le préjugé du premier mouvement, qui sans doute est l’aperçu du résultat dàns les causes cachées à d’autres yeux, mais perceptibles aux leurs. Flaubert reprochera à Balzac d’avoir cru, entre autres formules trop faciles, « aux docilités du hasard sous la main des forts » : il a certainement senti que c’était là, en dehors des parfaites diver¬ gences concernant la forme, chez son prédécesseur et chez lui-même, une différence capitale entre deux conceptions de la vie. Les idées de spontanéité créatrice, de virtualité créatrice, sont si expressives chez Wronski qu’on ne peut s’empêcher de voir, dans certains contacts entre des génies tumultueux et grondeurs, la raison d’un raffermissement balzacien de très salubres hypothèses. Ces théories n’aident-elles point Balzac à franchir même, sur bien des points, la pauvre frontière tracée autour des passions humaines par certains de ses premiers maîtres ? Avec Michel Chrestien dans les Secrets de la princesse de Cadignan, comme nous sommes loin de Gall et de sa simple bosse de la faculté génétique, de Stendhal et de sa passive « cristallisation » ! « Selon lui, l’amour, simple besoin des sens pour les êtres inférieurs, était, pour les êtres supérieurs, la création morale la plus immense et la plus attachante. » Dans Ursule Mirouët, c’est lui-même qui l’affirme, en s’éloignant de plus en plus des simples données mécanistes de Gall avec son cervelet : « l’amour, en trahissant une riche organisation, est chez l’homme une promesse des plus grandes choses. » Énergétique d’un ordre particulier, obscur pressentiment de création, c’est ainsi que, LES DÉNOUEMENTS SONT-ILS DES CONCLUSIONS ? 257 désormais, Balzac verrait cette activité, classée jadis très bas avec Panurge, dans le vide et en l’air avec Mme de Berny. Le vouloir vivre schopenhauerien du monde, raison de passivité chez le fakir de Francfort, serait, pour le romancier de la Comédie humaine , une puissance accrue des êtres qui l’éprouvent. Et, sur ce point encore, la plate monotonie quotidienne recevrait un démenti, la répudia¬ tion du hasard se trouverait d’accord avec la plus haute moralité. ♦ * * Évidemment, ce hasard maîtrisé en vient un peu trop à se con¬ fondre — Balzac le dit expressément lui-même dans la dédicace de la Rabouilleuse — avec le « doigt de Dieu », à mesure que l’écrivain traditionaliste s’irrite davantage de toutes les rébellions individuelles et collectives contre la loi qui régit les sociétés. « J’ai vu depuis vingt ans, dit Vautrin dans Splendeurs et misères des Courtisanes, le monde par son envers, dans ses caves, et j’ai reconnu qu’il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j’appelais le hasard, que mes compagnons ap¬ pellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une ven¬ geance quelconque, avec quelque rapidité qu’elle s’y dérobe... » Balzac romancier ne saurait se dispenser, dans la pratique, de donner raison à ce rude raisonneur, puisqu’enfin il faut « finir » une histoire, et que la justice immanente, si elle est manœuvrée sagement, est un des attributs par lesquels un narrateur se confond avec le bon Dieu. Mais Balzac méditateur est-il pleinement d’ac¬ cord avec le narrateur ? Les dénouements, n’est-il pas le premier à savoir ce qu’ils valent, lui qui, dans Un Prince de la Bohême, faisait répondre en 1840 à Nathan réclamant précisément une conclusion : « Je ne crois pas aux dénouements ; il faut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l’on est aussi fort que le hasard . . ? » Renversez la proposition, et vous aurez : « le hasard n’est pas plus fort que l’art » ; la vie ne s’achève pas ; certaines crises précipitent des conclusions, qui sont les commencements d’autres affaires, et l’on croit qu’une moralité gît dans la ruine du malhonnête homme, dans la maladie du vicieux, dans le suicide du méchant, alors que rien ne s’achève, sauf pour l’artiste qui n’est pas beaucoup mieux venu que le hasard à susciter des dénouements apparents. Il est peut-être heureux que Balzac ait mis, prématurément, un point 258 LA RÉPUDIATION DU HASARD final involontaire à une œuvre qu’il aurait continuée — • et continuée, qui sait ? dans un sens qui eût assurément dominé le hasard dans la présentation des causes, mais déféré au hasard en précisant de moins en moins ses conclusions. Surtout avec l’orgueil qu’il tirait de Y intrication croissante de la Comédie, le risque était 1?, dans une prétention à faire coïncider cet ensemble romanesque avec la vie elle-même, et à laisser simplement des pierres d’attache à cha¬ cune de ses structures en attendant la liaison avec la prochaine. Quand Balzac disait que la vie d’une société était, après tout, un drame joué entre quelques milliers d’individus qu’il restait possible d’isoler et d’identifier, son optimisme d’architecte littéraire était intact ; lorsque, vers la fin d’une carrière que l’âge lui eût permis de continuer longtemps, on le voit moins préoccupé des agence¬ ments individuels que des enchevêtrements de l’apparent avec l’invisible, des continuités par quoi les dessous et les surfaces sont liés, on songe au Rodin de la dernière manière, se refusant à ache¬ ver la ronde bosse et le plein relief de ses masses, ou à l’indétermi¬ nation de certains écrivains russes : et nous nous demandons si ce grand Occidental, qui avait commencé par rêver de l'Asie, ne risquait pas de trouver, comme son héros Napoléon, sa vraie défaite à la Bérésina. * * * En tout cas, Balzac était presque au bout de sa destinée, méditant pour le théâtre un drame de Pierre et Catherine qui aurait pris l’un des grands problèmes slaves par un de ses aspects essentiels (été de 1847), lorsqu’il exprimait cette idée que la Russie était, littérai¬ rement, une « mine à exploiter » : c’eût été un pas de plus dans le sens de la profonde et mystérieuse Asie. Qui sait si le mari de Mme Hanska aurait été aidé par celle-ci — après l’installation du couple enfin nuptial à Paris — dans cette interprétation nouvelle, prématurée peut-être ? Car il n’a pas été inutile, pour l’âme slave, d’avoir ses truchements polonais, de s’exprimer par une littérature russe nationale, avant que les chercheurs de trésors vinssent de l’Occident pour faire sortir, des limbes semi-asiatiques et des rêve¬ ries indéterminées, cette nouvelle venue parmi les peuples. Et l’attrait de l’Ouest sur Mme Hanska, sa fille, sa gouvernante fami¬ lière, semble s’être, d’autre part, exercé en sens inverse de la marche à l’Orient qui est assez caractéristique de Balzac. Si le romancier n’a pas réalisé à fond des vues qui s’ajoutent finalement à tant de ADIEUX A WRONSKI 259 curiosités satisfaites, à tant de volontés, de velléités, de décou¬ vertes animatrices, du moins ne s’est-il pas penché sans profit sur des âmes bien différentes des organismes ultra-civilisés qui furent son domaine normal. Sans en être dupe le moins du monde, il a goûté la saveur inaccoutumée de cette psychologie moins consistante et moins fermée, de cette soumission au momentané qui sera l’un des prestiges du slavisme. C’est fort tard, et dans un livre daté de Wierschownia même, que Balzac prend congé de Wronski : il le place dans la plus glorieuse compagnie. L’Envers de l’histoire contemporaine lui ayant permis de faire paraître un Juif polonais bizarre, le docteur Halpersohn, M. Bernard, ancien magistrat, clairvoyant et sage, définit ainsi d’autres Slaves en même temps que ce Sémite « slavisé » : — La Pologne a souvent fourni de ces êtres singuliers, mystérieux... Aujourd’hui, par exemple, outre ce médecin, nous avons Hoëné Wronski, le mathématicien illuminé, le poète Mickiewicz, Tawianski l’inspiré, Chopin au talent surnaturel. Les grandes commotions natio¬ nales produisent toujours des espèces de géants tronqués... Et comme si l’imprévisible, l’indicible tréfonds de la race même ne pouvait se libérer que par la musique, et par l’étrange musique popu¬ laire, Balzac a rencontré, non plus dans la réalisation splendide des virtuoses, avec leur individualisme exaspéré, mais dans l’anonyme chant populaire aux mélopées sans conclusion, un dernier symbole de cet Orient-là : Vanda se mit à chanter d’un ton bas et doux une chanson en langue polonaise qui fit rester Godefroid stupide d’admiration et saisi de tris¬ tesse. Cette mélodie, assez semblable aux airs traînants et mélancoliques de la Bretagne, est une de ces poésies qui vibrent dans le cœur long¬ temps après qu’on les a entendues... Regretterons-nous que Balzac mélomane se soit borné à cette rapide évocation du génie ethnique subconscient, et qu’il n’ait pas été tenté de faire un sort aux plus riches singularités, tenté d’achever aussi Y Etude sur la Russie qu’il a laissée inédite, ou son Moscou projeté ? A quoi bon ? Tous ceux qui, férus d’exotisme, ont heurté du cœur les barrières placées, entre âmes différentes, par des divergences séculaires, comprennent à demi-mot ce voyageur impa¬ tient qui a senti dans la musique le legs indicible et incommuni¬ cable des races longtemps repliées sur leurs propres traditions. ÉPILOGUE La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plus que le talent. Passim dans l’œuvre de Balzac. La France ne mourra que de Paris. Réflexion de Napoléon, recueillie par Balzac dans les Maximes et Pensées de Napoléon. Soit instinct profond de ce qui pouvait servir son impérieux dessein, soit volonté constante de s'informer de ce qui l’aiderait à maîtriser la fugacité des phénomènes humains, l’avide Balzac a donc su maintenir, entre toute la pensée européenne et les régions effervescentes où s’élaboraient ses propres idées, des rapports vi¬ vants que nul ne saurait contester : les ignorer serait déformer le sens de son œuvre et les raisons de son succès. Et l’on ne prétend pas avoir épuisé ici ce que la Comédie humaine peut devoir à des in¬ fluences extérieures. Faire une part médiocre à ces éléments, au nom de son génie ou de la « vérité » qui le pressait de toutes parts, c’est à la fois s’inscrire en faux contre la hiérarchie balzacienne des facultés, où toujours la première place est tenue par la volonté, créatrice de temps, de force, pourvoyeuse d’expériences intellec¬ tuelles ou pratiques, de lectures et de conversations 1 ; c’est aussi mé¬ connaître la raison principale de son succès européen, cet accord implicite, sur des points essentiels, entre l’univers par lui créé et les lecteurs épars dans le monde, satisfaits une fois encore — faut-il dire une dernière fois à fond ? — par des créations littéraires issues de France. Après la Comédie humaine, en effet, on ne saurait dire que l’una- i , Grâce à sa faculté bien connue de lire avec une rapidité dé 'oncertante, et de pratiquer sur une page une sorte de sténographie à rebours, Balzac a pu « absor¬ ber » beaucoup plus d’ouvrages, d’articles, de monographies ou de colonnes de dic¬ tionnaires qu’on ne serait tenté de l’imaginer. Il faut toujours se souvenir de la réflexion qu’en 1835 il prêtait sur lui-même aux envieux : « Le talent, le génie, son incroyable puissance de volonté, je le conçois, j y crois. Mais où et comment se fabrique-t-il du temps ? » 262 ÉPILOGUE nimité se soit j amais faite entre des « moyennes » étrangères et les réalisations de l’esprit français : des adhésions limitées ont pu être plus intenses, assurément, ou plus hautes — elles ne repré¬ sentent qu’un découpage fort partiel de la carte. Victor Hugo sou¬ levant des espoirs illimités de démocratie irréligieuse, Zola offrant 1 explication des sociétés par la névrose et Maupassant une forme brève et significative d évocations, Vigny proclamé par Benedetto Croce le plus grand poète français du XIXe siècle, le Cyrano de Rostand triomphant sur toutes les scènes, le J e an-Christophe de R. Rolland accueilli avec reconnaissance par des bonnes volontés peu clairvoyantes, Anatole France faisant quelque temps figure de Voltaire contemporain : ces influences françaises ont eu leur heure éclatante ou leur public particulier. Il en fut de même de certaines variétés, plus communes, de litté¬ rature romanesque ou théâtrale : le succès apparent d’un vaudeville ou d un volume à couverture jaune a pu souvent faire croire que c était là une action profonde qui s’exerçait. Il n’en était rien, et 1 expérience a démonti é que « tout se passait » ensuite, comme disent les hommes de science, de la même façon que si ces triomphes ne s étaient point produits. Pourquoi ? Parce que nulle base de réson¬ nance durable ne s était établie entre le sujet et l’objet ; parce que, passée 1 heure de la surprise, de l’agrément, du scandale même, nulle fibre sympathique n’était mise en l’action permanente qu’il faudrait, pour susciter une activité qui s' exerce dans le même sens d’une façon continue. C est surtout dans 1 ordre du mouvement naturaliste que des mécomptes de ce genre ont pu être signalés : au lieu d’offrir une base acceptée sur laquelle construire, en Amérique ou en Scandi¬ navie, en Italie ou en Russie, des monuments analogues aux Rou- gon-Macquart, l’étranger a le plus souvent inscrit cette synthèse aux profits et pertes de la littérature française ; après quoi — abstraction faite d œuvres exceptionnelles et faiblement intégrées dans un ensemble national, celles d'un G. Moore, d’unH.Mann — ona passé à 1 ordre du jour. Combien plus sage était le programme avoué de la Comédie humaine, qu’on ne donnait point pour une vérité scientifique absolue, établie selon les règles de l’expérimentation des naturalistes ! La fameuse Introduction, écrite en 1835 sous l’inspiration de Balzac par Félix Davin, pour les Études de mœurs au XIX* siècle, caractérisait fort discrètement le mérite de l’écrivain à cet égard : ÉPILOGUE 263 Au lieu de crier sur les toits : « Ramenons l’art à la nature ! » il accom¬ plissait laborieusement dans sa solitude sa part de révolution littéraire, tandis que la plupart de nos écrivains se perdaient en des efforts infruc¬ tueux, sans suite, ni portée. Chez beaucoup, en effet, une nature de convention succédait au faux convenu des classiques... Ou bien, pour arriver au nouveau, d’autres faisaient des passions à leur usage, ils les arrangeaient et les développaient selon les caprices de leur poétique; s’ils évitaient le connu, ils rencontraient l’impossible. « La matérialité d’un fait n’en constitue pas la vérité » : cette phrase d’un ancien inspecteur des prisons au sujet du procès Peytel n’était point non plus pour déplaire à Balzac, qui peut-être l’inspira, et qui, durant toute sa carrière, resta là-dessus d’accord avec lui- même. Dès la première Préface des Chouans, il protestait contre la prétendue exactitude à laquelle il se proposait de toujours pré¬ férer la présentation artistique des choses et, sinon des certitudes, du moins des vraisemblances choisies propros à susciter chez le lec¬ teur l’impression de la vérité. Et, de même, la moralité profonde qui se dégageait d’une oeuvre singulièrement cordiale, ne refusant son intérêt et sa sympathie à aucune des formes de l’humanité, c’était bien celle-ci : « L’homme n’est ni bon ni méchant ; il naît avec des instincts et des aptitudes ; la société, loin de le dépraver, comme l’a prétendu Rousseau, le perfectionne, le rend meilleur : mais l’intérêt développe aussi ses penchants mauvais. » Avec la séculaire France comme parfait ter¬ rain de démonstration, avec le christianisme, surtout sous sa forme catholique, pour cadre moral des existences, mais avec des échap¬ pées audacieuses vers d’autres formes de religion ou d’incrédulité, c’était bien la majorité des lecteurs occidentaux que la Comédie avait chance de toucher. Elle n’y manqua guère... * * * Après sa mort, il se produit ceci. Tandis que, par sa philosophie, ses méthodes historiques, la France reste largement au contact des idées occidentales, une partie de la littérature — celle des exilés du 2 Décembre, Victor Hugo à leur tête — perd à la lois le contact avec les choses étrangères de l’espiit et avec les réalités françaises, Révolution à part. Une autre région, dans le clair-obscur de Baudelaire, la musicalité des premiers wagnériens, la crispation 264 ÉPILOGUE de Barbey d’Aurevilly, se tient en sympathie avec des tentatives fécondes du passé ou du présent, mais pour en faire des objets de dandysme, du bibelot contourné ou des délices de chapelle. Une zone plus ample prétend rester indemne d’importations, que le boulevard traite par l’ignorance, les cercles distingués par le persi¬ flage, les augures de l’époque par une déconcertante supériorité d’ironie ou de raillerie dédaigneuse. Est-il nécessaire d’insister sur le tort que la littérature française s’est fait à elle-même en ignorant, soit par orgueil, soit par timidité, une partie du mouvement des idées qui s’opérait, au dehors, entre 1850 et 1890 environ ? A la réserve des spécialistes, de quelques initiés, des originaux qui vont faire au dehors leurs remontes de formes et d’impressions, l’esprit parisien se déclare supérieur à tout. Saura- t-on jamais de quels chefs-d’œuvre cette ignorance aura privé la France ? Celle -ci regagne parfois, d’un bond, le terrain perdu et se met au courant , en un tournemain, de ce qui peut servir à ses propres élaborations : témoins Edgar Poe et Dickens, dont on a tardé à s’informer, mais que Baudelaire ou Daudet ont vite rattrapés. C’est qu’en se raidissant contre des nouveautés contraires à ses propres décrets, un esprit de chauvinisme se prive de raisons supé¬ rieures d’enrichissement : siffler Wagner en 1867, c’est perpétuer le rôle d’Offenbach ; ricaner devant Ibsen, ce sera prolonger le règne de Gondinet ; déprécier George Eliot ou d’Annunzio, ce sera laisser le champ libre à George Ohnet ou à Rocambole : et ainsi s'ajoute, au retard des satisfactions artistiques, le pullullement du faux art qui continue. La vraie riposte, en réalité, la réplique éternellement souhaitable des génies nationaux qui s’inquiètent, c’est la création qui s’oppose à d’autres créations par un effort d'opposition qui est à la fois un effet et un contre-coup de la chose étrangère : par là, si la ré¬ sistance est positive et salubre, le refus de suivre devient créa¬ teur et révélateur à son tour. La partition de Pelléas et Méli- sande de Debussy fait opposition à la Tétralogie de Wagner avec bien plus d’efficacité que les sifflets à roulette de l’Opéra ne bar¬ raient la route à Tannhaeuser . . . Or c’est là, parmi d’autres raisons d’éminence, que réside la grandeur de Balzac. Il n’a été tout à fait content, ni de Scott, ni de Hoffmann, ni de Gœthe, ni de Swedenborg ; même s’il les avait accueillis avec une entière dévotion, il eût brûlé du désir de les égaler ou de les dépasser : mais, connaissant leur valeur, conscient ÉPILOGUE 265 des enrichissements que leur devait son propre génie, il a créé des oeuvres où le commun des lecteurs ne soupçonne pas toujours l’alliage composite, où le badaud prétendra ne trouver que le verbe facile du génie — et où la tâche de ceux qui admirent Balzac, sans cesser de vouloir le comprendre, est de démêler la riche substance variée, semblable ail bronze de Corinthe des anciens, où l’alchimie de l’esprit a fondu pêle-mêle, à la flamme qui amalgame autant qu’elle purifie, des lingots de toute provenance. INDEX DES TITRES DES ŒUVRES DE BAEZAC CITÉES DANS L’OUVRAGE. On a suivi ci-dessous la disposition adoptée, pour «les œuvres ayant paru», par Spœlberch de Lovenjoul dans son Histoire des œuvres de Balzac, Comme le dessein du présent ouvrage est de ramener en quelque sorte à leur plan les conceptions artistiques, les idées et les per¬ sonnages du grand romancier, on a multiplié les indications, même si un renvoi ne devait signifier qu’une brève mention. Adieu, 105, 190. Amours de deux Bêtes, 76. Annette et le Criminel, 32. Auberge (V) rouge, 106. Automate (l’), 106. Autre Étude de femme, 85, 152. Avant-propos et Introduction, 14, 37. Aventures administratives d’une idée heureuse, 165, 21 1. Bal (le) de Sceaux, 13, 19, 57, 147. Béatrix, 19, 73, 86, 88, 136, 142, 192, 202, 227. ■Cabinet des Antiques (le), 13, 28, 44, 114, 222. Catherine de Médicis, 63, 164. Centenaire (le), 25, 94. César Birotteau, 18, 76, 116, 182, 224-5. Chef-d’œuvre (le) inconnu, 108. Chine (la) et les Chinois, 15. Chouans (les), 8, 60-2, 69. Clotilde de Lusignan, 25. Code des gens honnêtes, 42. Comédie (la) du diable, 44, 130-13 1. Comédiens (les) sans le savoir, 150. Contes bruns, 109. Contes (les) drôlatiques, 5, 38-40, 132, 213. Contrat (le) de mariage, 33, 85-86, 151. Conversation (une) entre onze heures et minuit, 109. Corsaire (le), 29. Cousine Bette (la), 27, 95, 128, 136, 206, 212, 236-7. Cousin Pons (le), 57, 89-90, 110, 122, 136, 176, 212, 227. Curé (le) de Tours, 45, 130, 199. Curé (le) de village, 4, 6, 167, 229-23O: Député (le) d'Arcis, 114, 176, 178, 185. Dernière (la) Fée, 9, 16. Dernière (la) Incarnation de Vautrin, 20, 128, 137, 139, 151, 192. Dôme (le) des Invalides, 108, 122. Duchesse de Langeais (la), 27, 143, 15 1, 220, 221. Échantillon de causeries françaises, 44, 148, 230. École (l’ ) des ménages, 115. Elixir (l' ) de longue vie, 27, 106, 148. El Verdugo, 149. Employés (les), 94, 115, 154-5, 183, 228-9. Enfant (l’ ) maudit, 6, 20, 136, 202. Envers (V ) de l’histoire contemporaine, 18, 29, 44, 89, 183, 233, 236. Essais analytiques, 84. Étude de mœurs par les gants, 84. Eugénie Grandet, 90, 183, 192, 214, 228. Facino Cane, 1, 13, no, 148, 166. Fantaisies de la Gina (les), 162, 212. Fausse (la) Maîtresse, 236, 254. Femme (la) abandonnée, 13, 57, 76, 156. Femme (la) de trente ans, 152, 159, 165 190, 206. Ferragus, 27, 57, 135-6, 151. Fille (la) aux yeux d'or, 10, 17, 95, 142, 150- 268 INDEX DES TITRES Fille (une) d’Ève, il, no, 159, 234. France (la) et l’Étranger, 202. Gambara, 13, 110, 129-130, 219, 222-4. Gobseck, 21, 87-8, 90, 200. Grande Bretèche (la), 27. Grand Homme (un) de province à Paris, 30. 96. Guide-âne, 76, 92, 97. Héritier (V ) du diable, 133. Héritière (T ) de Birague, 25. Histoire de V Empereur racontée dans une grange, 199. Histoire des Treize, 27, 30, 135-6. Homme (TJn) d’affaires, 202. Honorine, 10. Illusions perdues, 62-3, 83, 112, 115, 182. Illustre (l’ ) Gaudissart, 149. Incube (l’), 134. Interdiction (l’), 87. Israélite (V), 144, 165. Jane-la-Pâle, 144. Jean-Louis, 25. Jésus-Christ en Flandre, 122. Lettre à Charles Nodier, 170-2. Lettre à Hippolyte Castille, 38. Lettre aux écrivains français du XIXe siècle, 201. Lettre sur le procès de Peytel, 251. Louis Lambert, 6, 8, 56, 81, 177, 186- 7, 193-8, 205, 220. Lys (le) dans la vallée, 13, 18, 27, 70, 81, 86-9, 135, 180-3, 214. Maison (la) du chat-qui-pelote, 91. Maison (la) Nucingen, 11, 36. Maîtresse de notre Colonel (la), 150. Maître Cornélius, 67, 108, 149. Marana (les), 149. Martyrs (les) ignorés, 33, 103, 136, 238. Massimilla Doni, 20, 11, 94, 147-8, 157, 162, 219, 223. Médecin (le) de campagne, 2, 92, 163, 182, 230-2, 234-5. Melmoth réconcilié, 28, 138. Mémoires de Deux Jeunes Mariées, 15, 152. Mémoires d'un Paria, 147. Modeste Mignon, 205, 228. Mort (la) de ma tante, 141, 160. Muse (la) du département, 23, 27, 89, 114, 150, 157, 171. Nouvelle Théorie du déjeuner, 95. Paris en 1831, 43. Passion (Une) dans le désert, 95. Paysans (les), 69. Peau (la) de chagrin, 2, 11, 17, 28, 41, 43. 57. 92-3, 100, 106-8, 1x9, 122, 126, 128, 131, 147, 192, 218, 220, 242. Peines de cœur d’une chatte anglaise, 94. Père (le) Goriot, 70, 76, 80, 93-4, 213. Petit Dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris, ir. Petites Misères de la vie conjugale, 35, 54, 56, 142, 154. Physiologie du Mariage, 10, 17, 21-2, 4°-2, 53-4. 57. 84. 120, 126, 128, 135, 147, 191, 210, 218, 228. Physiologies, 75, 84, 85, 92. Pierre et Catherine, 258. Pierrette, 13, 69, 93, 158. Prince (un) de la Bohême, 190, 257. Proscrits (les), 166, 187. Rabouilleuse (la), 13, 32, 69, 136, 151, 167. Recherche (la) de l’Absolu, 10, 72, 81, II4-5, 135. 243-5. Ressources (les) de Quinola, 151. Revue parisienne, 2, 13, 66, 68, 156, 214. Rue (une) de Paris et son habitant, 90. Sarrasine, 17, 105, 126, 141, 148. Secrets (les) de la princesse de Cadi- gnan, 85. Séraphita, 88, 132, 168, 177-9, 185-7, 198, 213, 221. Sorcier (le), 82. Souvenirs d’un paria, 79, 80. Succube (le), 133-4. INDEX DES TITRES 269 Splendeurs et Misères des Courtisanes, 13, 18, 114, 135, 163, 183. Ténébreuse affaire (une), 96. Théorie de la Démarche, 126, 199. Ursule Miroult, 45, 93, 115-6, 184, 192, 226, 240-1. Vautrin, 151. Vendetta (la), 148, 164. Vicaire (le) des Ardennes, 5, 25, 35, 41, 120. Vieille Fille (la), 30, 42, 57, 67, 94, 136, 163, 229. Voyage de Paris à Java, 12, 44. Z. Marcas, 46, 81, 95. INDEX DES NOMS PROPRES ÉTRANGERS ET DE QUELQUES NOMS FRANÇAIS QUI IMPORTENT, DU POINT DE VUE CHOISI ICI : Addison, 30. Agoult (Mme d’), 202. Andersen, 108. Arioste, 13 1. Arnim (Bettina d’), 205-208. Ballanche, 200. Bandello, 154. Barchou de Penhoën, 194, 200. Beckford, 29. Beethoven, 166, 220-6. Bettelheim, xiv. Bettina Brentano : voir Mme d’ Arnim. Bible, 8. Boccace, 131, 134-5, I53-I55- Boehme, 139, 170, 173, 181. Brandes (G), xii. Browning (R.), et Barett (El.), ix, 136. Byron, 10, 28-9, 33, 127-9, 137, 144, 161, 204, 218, 221, 229. Cabinet des Fées, 9. Cervantes, 41, 152. Chopin, 226-7. Cintio (Giraldi), 154. Cooper, 59, 68-73, 204. Crabbe, 228. Curtius, xiv. Custine (A, de), 21 1, 214. Dante, vu, 14, 141, 149, 165-7, 176, I9I» 221. Defoe, 9. Dickens, 31. Dostojevski, v, 214. Eckstein (d’), 190. Fazli, 16. Orientations étrangères Fiehte, 194, 200. Forster, 204. Gall, 76-81, 91. Gestefeld (U.), xn. Godwin, 31-33. Gœthe, vi, 28, 49-58, 125-7, 132, 138, 143, 186, 189-209, 215-6. Goldsmith, 230-1, 233. Gontcharov, xm. Gorki (M.). xm. Grazzini, 154. Gutzkow, 204, 214. Hafiz, 9. Hammer-Purgstall, 16. Heine, xvm, 190, 200. Herbelot, 13. Hippel, 53. Hoffmann, 28, 99-118, 147-8, 201, 214. Hofmannsthal, xiv. Horst, 134. Huber, 146. Humboldt (Al. de), 200. Jacquemont, 16. James (H.), xi, xm. Koreff, 101-118, 134, 190. Krasinski, 21 1. Lafontaine, 228. Lavater, 75, 81-95, 166. Lewis, 26-7, 34, 144. Lie (E.), xii. Liszt, 129, 203, 222, 225, 227. Locke, 184. Loève-Veimars, 103-4, 108, 190. xo 272 INDEX DES NOMS PROPRES ÉTRANGERS Luther, 16 Maffei (A.), 162, 192, 212. Manzoni, 68, 162^ Marx (K.), xi. Maturin, 27, 128, 138-9, 144. Mazzini, 144. Meyeerbeer, 129. Metternick, 115. Mickiewicz, 144. Mille et Une Nuits, 8-20, 154, 211. Milton, 71, 137. Moore, 128, 137. Mozart, 220-2. Newton, 243. Nordau, xm. Ortega y Gasset, xvn. Otway, 30, 253-4. Paganini, 225, 227. Pirandello, xvii. Poe, 31. Poggio, 153. Puckler-Muskau, 131, 191, 201. Radcliffe (A.), 24, 26, 144. Reeve, 135. Richardson, 41, 67, 141, 167, 228. Richter (Jean-Paul-Frédéric) 23 s s ni, 121-3 191 Rossini, 220. Rothschild, 202. Saltus, xii. Schelling, 195. Schiller, 29, 191-2. Scott, 59-68, 125, 129, 154, 184, 204, 210, 218. Shakespeare, vi, 137, 191, 212-3. Shelley, 159. Shelley (Mrs.). 27. Spindler, 106. Staël (Mme de), 186, 194. Stendhal interprète de l'Italie, 147, 156-159. Stem (Daniel), 144. Sterne, 1, 41-47. Swedenborg, 166, 169-187, 194-5, 197, 222. Swift, 33, 42. Symons, xm. Tasso (T.), 148. Tieck, 110, 200. Tolstoï, xm. Tôpffer, 228. Tourgueniev, xn. Wagner, xvii, 13. Walpole, 25. Wier (T.), 132-3. Wilde (O.), xii. Wronski, 195, 237-256, 259. | Zschokke, 28, 34. TABLE DES MATIÈRES Avant-Propos CHAPITRE I. Les émerveillements orientaux . CHAPITRE II. Quelques maîtres de frénésie et d’horreur . CHAPITRE III. Entre Panurge, Yorick et Werther . . CHAPITRE IV. Sous le signe de Walter Scott . CHAPITRE V. Pour un « Muséum » de l’espèce humaine . . CHAPITRE VI. Dans la quatrième dimension . CHAPITRE VII. Du CÔTÉ DE CHEZ MESSIRE SATANAS . CHAPITRE VIII. Vers les péninsules de la passion . CHAPITRE IX. En marge du « Livre mystique » . CHAPITRE X. Sur les pas de Gœthe 274 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE XI. Sommets romantiques ou coteaux modérés . 129 CHAPITRE XII. La répudiation du hasard . 235 Épilogue . 261 Index des titres d’œuvres de Balzac citées dans l’ouvrage . 267 Index des noms propres étrangers et de quelques noms français oui IMPORTENT, DU POINT DE VUE CHOISI ICI . 271 lmp. Desclée, De Brouwer et Cle, 41, rue du Metz, Lille. — 3.94t. Date Due PQ 2183 . B29 Baldensperger, Fernand, 1 Orientations étrangères chez H 010101 000 0 1163 0239932 TRENT UNIVERSITY PQ2183 .B29 Baldensperger, Fernand Orientations étrangères chez / - ~ i _ Honoré de Balzac. CT j» v * ^ ^ DO DATE ISSUED TO PQ 2183 B29 5 Baldensperger, Fernand Orientations étrangères chez Honoré de Balzac Treftt TJniversity